Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Joanna Rajkumar

Onirocosmos ou la vie dans les plis du rêve

Romain Verger, Onirocosmos, Henri Michaux et le rêve, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, 336 p.

1Un ouvrage entièrement consacré à la place du rêve dans l’univers d’Henri Michaux manquait. L’intérêt de la démarche est d’aborder directement cette question importante en rassemblant les différents niveaux de l’œuvre qui s’y rattachent, sans pour autant s’attarder sur des questions déjà traitées dans l’importante bibliographie du poète. L’auteur propose un itinéraire allant du récit de rêve à l’élaboration progressive d’une écriture onirique, dont l’étude est développée selon un triple enjeu, esthétique, poétique et existentiel. Il s’agit de montrer comment dès les premiers écritsi se met en place une singulière poétique du rêve, qui trace une continuité beaucoup plus présente qu’il n’y paraît à première vue, et œuvre par prolongement entre les différents textes tout en ne se donnant pas explicitement comme art poétique. Ce fil directeur permet d’explorer « l’espace du dedans » de l’écriture poétique de Michaux en montrant que les expériences d’écriture, particulièrement diversifiées, et le travail pictural se nourrissent et se renouvellent à une source commune, qui naît d’un rapport paradoxal à la matière du rêve. En effet, le poète ne cesse d’incriminer la pauvreté et le prosaïsme de ses rêves nocturnes, mais ce discrédit et de cette misère onirique, qui s’inscrit dans l’importance du peu et de la pauvreté chez Michauxii, aboutit à une extension du domaine du rêve dans un onirisme dilaté.

2Des années 1930 à 1950, le travail du texte se mêle à celui du rêve dont il fait son objet, avec une « apothéose onirique » en 1935 dans La Nuit remue. La suite de l’œuvre est moins marquée par les récits de rêves mais on retrouve cette écriture onirique recherchant une magie du rêve dans les textes de jusqu’à l’écriture de l’exorcisme et les essais sur les drogues, en passant par les récits de voyages, réels ou imaginaires, et les peintures. Avec Façons d’endormi, façons d’éveillé en 1969 l’essai sur le rêve fait retour, mais c’est désormais moins pour créer un effet de rêve chez le lecteur que pour analyser le rêve comme un objet pensable. Ce faisant, l’essai s’écarte finalement de l’écriture onirique telle qu’elle est définie. Le critique choisit de laisser en marge la poésie plus tardive de la sérénité, délibérément exclue du corpus, en précisant toutefois qu’il est intéressant de l’envisager comme une dernière métamorphose de l’onirisme, dans une forme où le rêve se dégrade en spiritualité et trouve une expression extatique dans un cadre plus versifié.

3Ces contradictions de l’œuvre, entre coulées et brisements, permettent au critique d’analyser les stratégies défensives à l’œuvre dans les différents traitements du rêve, qu’il soit thème du texte, objet explicite ou non, qu’il remplisse une fonction de dramatisation ou de figuration ou qu’il soit constitué en modèle et moteur de l’écriture au sens où celle-ci cherche à « créer du rêve »iii. Il y a donc un double rapport au rêve selon que les textes le dénient ou en exploitent la matière et un dédoublement du rêve lui-même, qu’il soit rêve nocturne ou rêve vigile. La mise en œuvre et la mise à distance de cette matière onirique invite à interroger le « bain onirique » de l’époque et les rapports avec le contexte surréaliste, la perspective psychanalytique ou les réflexions d’autres écrivains comme Hellens ou Valéryiv. Les principes du rêve et de la rêverie renvoient ainsi à un mélange de sources hétéroclites et à une dialectique entre passivité et activité qui montre comment, à partir d’un noyau premier, le poète en a d’une part sublimé la matière, d’autre part diversifié les modalités pour tracer des lignes multiples et ondulatoires.

4La première partie de l’ouvrage montre l’affirmation d’une singularité dissidente renvoyant à un besoin d’originalité qui s’appui sur des acquis niés pour mieux instaurer un autoengendrement rêvé. La naissance en littérature de Michaux coïncide avec l’intérêt du surréalisme pour le rêve et s’y intéresse tout en développant la revue belge Le Disque vert en marge du mouvement. La mythologie poétique se substitue à la préhistoire du sujet dans la création d’une « fable des origines » qui permet la mise en scène de l’originalité à tous les niveaux, familial, culturel, littéraire. La multiplicité des sources va de pair avec un évidement de l’hypotexte qui vise à l’élaboration d’un nouveau style associant immédiatement insubordination et innovation linguistique et expression onirique dans un « style morceau d’homme » ou « style rêve »v. Il s’instaure donc un « dialogue à distance » avec les pères et les frères de ce contexte onirique, Breton, Hellens et bien sûr Freud. Michaux développe des affinités et des rivalités par le rêve dans un Œdipe culturel aboutissant à une synthèse inédite. Le goût du « fantastique continu » inscrit Michaux dans une filiation avec l’œuvre d’Hellens, par son intérêt pour les périodes hypnagogiques, la fragilité de la perception et la dimension profondément fantasmagorique de la réalité jouant sur une inversion des polarités et la désorientation du lecteur. Mais cette filiation aboutit à une émancipation qui rejoint l’expatriation généralisée sur laquelle se construisent la vie et l’œuvre du poète. C’est en opposition par rapport à Breton, l’écriture automatique étant considérée comme « incontinence » en littérature alors qu’il la privilégie en peinture, et en remaniant la théorie freudienne vers une revalorisation de la théorie psychosensoriellevi, un refus d’une limitation sexuelle du symbole et un élargissement du postulat de la libido aux autres affects, que Michaux dessine les contours de sa propre conception du rêvevii. Le symbole tisse les fils du psychanalytique, de l’onirique et du poétique et Michaux entend l’utiliser pour renforcer la connotation et exténuer la dénotation. Le terme « subconscient » est préféré à l’inconscient freudien parce qu’il met en évidence une spatialisation du sujet et une opposition entre surface et profondeur, qui joue à de nombreux niveaux de l’œuvre tant poétique que picturale.

5Le mouvement qui remonte du signifié au signifiant est lié à la nature profonde du rêve comme principe de mouvement et emblème de la motricité corporelle. L’intime, le corps et la poésie se rejoignent à travers le prisme onirique pour désigner l’impulsion vitale et créatrice comme leur cœur palpitant, la source de leur élan. L’utopie linguistique et le rêve d’une langue directe vont de pair avec cette quête d’une immédiateté impossible. « La langue du rêve est d’abord celle du corps », et c’est par sa nature protéiforme, préverbale et visuelle que le rêve a partie liée avec les origines. Le poète devient plaque sensible, sismographe inconscient pour enregistrer les lignes somnambules et « participer au monde par des lignes », qui sont d’abord reliées à celles du corps. Le mot, l’homme et le signe correspondent à travers la jambe comme emblème de la mobilité vitale et idéogramme de l’être, « épure d’une genèse des choses »viii. Le travail d’écriture poétique procède lui-même d’un processus onirique de déformation et de reformation dans une logique d’engendrement qui allie le mouvement et la juxtaposition d’instants fixés.

6Dans une deuxième partie, l’auteur s’attache au mélange entre fabrique du rêve et fabrique du texte. Le développement de la place du rêve dans la littérature s’accompagne dans les années trente de l’émergence d’une nouvelle catégorie de peintres, les oniriques, auxquels s’intéresse Michaux. C’est aussi l’occasion pour lui de caractériser les textes oniriques, non pas comme des stricts récits de rêve, mais comme des textes « possédant l’allure » du rêve. Pour définir la place et le sens de l’adjectif « onirique » dans l’œuvre de Michaux, il faut remarquer que les quelques occurrences du terme renvoient toujours à un onirisme entendu comme effet de rêve qui est le fruit d’une conjonction de procédés les plus disparates et illusionnistes. L’effet de rêve de l’écriture onirique est du même ordre que « l’état poétique » que la poésie doit susciter selon Valéry. Le travail de déformation s’éloigne de la fonction référentielle et fait de l’écriture onirique un espace de création où de multiples dimensions se croisent, au-delà du clivage entre prose et poésie, dont toute l’œuvre de Michaux s’attache à montrer l’inadéquationix. Si la question générique est au centre du dispositif onirique, c’est pour montrer le glissement du récit de rêve, rattaché au discours courant, vers une écriture onirique qui est un discours littéraire mêlant ressources prosaïques ou poétiques dans un mouvement d’effacement des frontières.

7Les logiques oniriques se déploient selon un « coefficient de déformation » en entrelaçant fantasmatique et métaphorique, en privilégiant le décalage et l’incongruité. La dimension langagière du rêve est l’occasion d’un détournement de la fonction linguistique au profit de jeux de mots qui exploitent cette manière dont le rêve remonte au langage figuré pour constituer une expression archaïque. Le « style rêve » de Michaux, comme le « langage-rêve de Valéry »x, offre un espoir de réconciliation par delà la division babélienne des langues et l’opposition entre discours populaire et savant. L’intérêt, permanent chez Michaux, pour un « langage viscéral » et animal dans une « poétique des entrailles »xi, lie la question du rêve et la quête d’un langage transparent et sensible. Michaux s’approprie la théorie linguistique de l’inconscient pour montre à la fois le prosaïsme élémentaire du rêveur, le caractère littéral de certaines visions et paradoxalement le travail poétique de métamorphose qui s’y accomplit. Le rêveur est un metteur en scène qui se fait du cinéma sur la toile noire de son imagination et parle un langage multiple redonnant sa toute-puissance à la dimension concrète et expressive et traitant les mots comme des choses. Le corps s’offre comme « réservoir kinesthésique d’images », véritable générateur d’images et de mots en imbrication ou superposition. Le mouvement lie Soma et Psyché dans un élan-désir qui lie aussi réaction somatique et émotion dans une logique de l’absurde où l’irrationnel a force de réalité, pouvant tout autant être source de scénarios de cauchemar. Selon le poète « toute analogie est une amorce de rêve », l’originalité de la dimension onirique chez Michaux vient paradoxalement du caractère extra-onirique et de la modalité hypothétique des textes, où le rêve est présenté comme actualisé, dissolvant ainsi la limite entre rêve et réalité.

8Le récit de rêve est donc finalement constitué en repoussoir ou modèle inversé pour mieux en subvertir les règles, illimiter la notion de rêve en la rendant inassignable et irréductible au sommeil. Le critique analyse La Nuit remue comme avènement du récit onirique qui transfigure, désoriente et réoriente la matière du rêve au profit d’effets d’incertitude et d’une esthétique du surgissement fondée sur l’écriture comme court-circuit. Cette écriture du court-circuit qui rejoint le coq-à-l’âne du rêve remplit une fonction de préservation pour substituer au débordement du sujet par les profondeurs la concentration d’une énergie délibérément orientée et donc libératrice et active. L’indifférence morale et l’humour noir de Michaux fonctionnent comme mécanismes défensifs tout en permettant d’authentifier l’étrange et d’établir une connivence avec le lecteur. L’ouverture d’un champ hypothétique à même le rêve entraîne l’infléchissement du rêve en rêverie compensatoire, jouant aussi sur des effets de magie et crée des zones de flottement où les mondes opposés se confondent.

9Après avoir tracé la ligne qui va des récits de rêve aux récits oniriques, l’ouvrage montre la continuité qui va d’Ecuador aux peintures sur fond noir, des textes aux dessins, continuité thématisée par le poète lui-même mais qui mérite de s’y attarder. La ressaisie des dessins par l’écriture poursuit le traitement onirique et la projection directe sur la toile des affects intériorisés est l’occasion de se dégager des mécanismes répétitifs avec lesquels l’écriture est liée. Les oppositions surface-profondeur, forme-informe et lumière-obscurité trouvent ici une expression privilégiée, notamment avec les visages qui participent à la fois du gouffre onirique et de son aspiration lumineuse. Le texte devient lui-même dessin, mais dessin dessin animé qui met en mouvement tous les affects et les processus figés. Au-delà du langage, l’image fournit une écriture é-motionnelle, l’inscription en signe visible d’un mouvement pulsionnelxii. La peinture s’impose comme un « déplacement » vital et une expression à même la matière, ce fond noir de la vision, « ce sans quoi la lumière n’a pas de vie intéressante ». Les couleurs du double intérieur et le fantômisme de Michaux font de la toile un écran du rêve et le lieu d’un jeu optique à partir de l’inexpliqué, de l’obscurité essentielle. Cette « fabrique onirique » était mentionnée dès Ecuador avec l’intérêt pour l’illimitation de la ligne visuelle à l’horizon des grands espaces, la pratique de la rêverie comme représentation sublimée des choses décrites et agissement plastique sur le réel.

10La troisième partie est consacrée au franchissement des portes du réel et au choix privilégié des zones de flottement et de confusion. L’auteur rappelle que le terme « onirisme », d’abord forgé en contexte médical et psychiatrique, renvoie à l’hallucination et la confusion mentale, et met en évidence un lien archaïque entre rêve et folie. Ce lien permet de rendre compte de l’esthétique de la confusion que développe l’écriture de Michaux. L’onirisme est ici lié au dérèglement des sens et de la perception, fondée sur une appréhension pathologique des données du mondexiii. L’expérience onirique présente des points communs indéniables avec l’expérience confusionnellexiv et les désorientations spatiales et temporelles. Le moi rêvant figuré en Sancho Pança dans Façons d’endormi, façons d’éveillé suggère un maître éveillé en Don Quichotte, qui précisément rêve éveillé et vit la réalité de manière confusionnelle.

11Ces effets de flottements habitent une écriture créant une « inquiétante étrangeté » où l’unheimlich freudien se conjugue avec une incertitude démultipliée et un détour par le fantastique pour opérer la conjonction entre rêve, imaginaire et réalité qu’est l’onirisme. L’écriture procède souvent par brouillage généralisé des causes de l’onirisation et privilégie un brouillard rendant indistincte la limite entre rêve endormi et vigile, qui n’est pas sans rappeler La Métamorphose de Kafka. L’onirisation du réel est le corollaire de la banalisation du rêve et permet de mettre en place une fantasmagorie du quotidien qui peut s’appuyer et déformer un substrat autobiographique. A la manière d’un procédé chimique, qui n’est pas sans lien avec la dimension cinématographique, il s’agit d’injecter de l’imaginaire dans les couches de la réalité pour produire l’effet onirique. L’onirisme rassemble l’expérience de la confusion avec celle de intervention où l’écriture doit avant tout être un agir sur soi, un moyen d’action efficace.

12La chambre devient le cadre spatial privilégié des situations oniriques. Le choix de ce lieu permet des procédés de mise en abîme et l’instauration d’une double vue qui présente rêve et réalité simultanément. Les formes et les monstres les plus variés prennent consistance dans cette intimité habitée, qui constitue l’espace paradoxal où sont concentrés des motifs inconciliables. Le train et le compartiment sont aussi des figures de l’intériorité et de son mouvement immobile et réalisent l’espoir d’une résolution des multiples postulations.

13Le noir est le cadre temporel préféré des récits oniriques et favorise la confusion par la saturation et le fourmillement de l’innombrable sur le tableau noir de l’imagination. On retrouve dans cette magie textuelle un goût marqué pour des procédés cinématographiques comme le fondu ou le travelling. Le texte apparaît à travers un brouillard onirique, fait de « nuages de sensations » et renvoyant autant à la perception cotonneuse du corps qu’au choix d’une stratégie d’écriture.

14Le rêve peut devenir spéculaire et s’attacher au motif du seuil dans une construction méta-onirique entre gouffre nocturne et dépli de la nuit, des affects et des gestes à déployer pour se dégager de l’enlisement de la conscience. Le poème naît d’un double mouvement entre noyau de nuit et désaisissement lumineux. C’est l’expérience de la division originaire qui se rejoue comme rupture dont il faut faire le deuil pour sortir du gouffre, qui est métaphore du processus onirique lui-même. La spatialisation du psychisme s’accompagne d’une représentation architecturale restituant à travers les étagements successifs, palliers ou souterrains, des niveaux de conscience et des degrés de réalité différents. Le choix des zones de confusion et de flottement s’inscrit aussi dans la perception de soi comme « né troué » et « bâti sur une colonne absente ». Les métaphores de la vacuité sont projetées dans une écriture qui peut offrir une forme en mouvement au sujet tout en utilisant les caractéristiques devenues positives du vide. L’onirisme et la conception de l’âme comme principe mobile, unissant de manière jungienne le conscient et l’inconscientxv, permet de sortir de l’horreur sans sujet du clivage et d’investir des états de repli comme le rêve ou la paresse et de faire de la perception fluidique une source d’apaisement et d’ouverture féconde sur les bords de la conscience.

15L’écriture onirique réalise ce que le rêve fait par son travail de dramatisation et assume donc plusieurs fonctions : d’abord elle permet un corps-à-corps avec les profondeurs de l’être, et une contemplation à distance et cathartique des éléments rendus visibles, ensuite elle fonctionne comme garde-fou et répond à l’épreuve par l’exorcisme. Le dédoublement permet un processus d’altruisation, grâce auquel le sujet se protège en maintenant un écart salutaire et une « liberté d’action ». L’ambiguïté devient source de possibilités multiples où s’exprime le paradigme onirique dans un continuum fluide et cohérent qui opère des passages entre les différentes formes de l’œuvre.

16L’ « onirocosme »xvi suit un parcours qui va « du rêve éveillé aux hallucinations psychotropes ou hypnagogiques en passant par les troubles corporels », où certaines expériences sont autant de réactions contre le rêve. Pour lutter contre la menace de résurgence de l’inconscient et la dissolution de l’intégrité, la scène de l’écriture est le lieu d’un important travail de refoulement par l’oubli des rêves, dont ne reste qu’une recomposition fragmentaire, et leur dépréciation qualitative. L’autoanalyse révèle son caractère défensif en privant le rêve de profondeur et d’obscurité suggestive.

17La somnolence et le réveil sont des seuils particulièrement propices à une jouissance hallucinatoire qui sert de laboratoire à l’écriture. La perception initiale et régressive de ses états de demi-sommeil ouvre à une indistinction originelle où le moi corporel protoplasmique se fond dans un bain fusionnel. Libéré de « la maladie d’être soi »xvii qui n’est selon l’expression de la postface de Mes Propriétés qu’une « position d’équilibre », le retour au point multiple peut être fugacement vécu.

18Le rêve éveillé constitue un phénomène compensatoire, un exorcisme par ruse concertée là où le rêve est une ruse du subconscient. Le rôle de la rêverie renvoie à l’importance de la pensée magique chez Michaux, révélée par les voyages et remplissant une fonction curative. La méthode et la canalisation de l’énergie, comme dans les pratiques méditatives, s’y opposent au chaos aliénant du rêve nocturne. Michaux opère une translation et déplace aux rêves vigiles la fonction de décharge et de réalisation des désirs du rêve nocturne. Le procédé rentre dans une stratégie globale de dénigrement de la réalité au profit de l’invention narcissique. L’action magique se caractérise par une forme plus poétique qui manifeste une confiance accrue dans le langage et dans le pouvoir actualisation de l’expression poétique. La rêverie peut alors se placer sous le signe d’un consentement où la tension devient abandon et trouve un repos dans le mouvement.

19L’auteur se penche ensuite sur les « petites et grandes épreuves du corps » pour montrer le rapport des sensations oniriques à l’expérimentation du corps, notamment par le rôle de la nutrition et des troubles corporels comme stimulants oniriques et sources du processus de l’écriture. La gestation clinique des textes, mentionnée dans le chapitre précédent, est à rattacher aux similitudes entre le pouvoir imagogène de la maladie et celui du rêve. De même la référence à l’approche phénoménologique de Merleau-Ponty vient un peu tard approfondir la réflexion sur les rapports entre le corps et le monde. C’est dans la rupture de la continuité sensori-motrice sur laquelle nous fondons notre croyance au réel que naît la perception onirique et son importance paradoxale pour le réel. Un contenu latent à l’expérience sensorielle, comparable à celui du rêve, est pressenti mais refoulé au profit d’une analyse existentielle qui constitue la première défense et substitue une perspective phénoménologique à la dimension psychanalytique.

20L’expérience des hallucinogènes est rapportée dans le cycle homogène des essais, où l’exploration des drogues permet une focalisation sur le pouvoir iconique de l’hallucination et prolonge l’expérience confusionnelle approchée dans l’onirisme par la folie expérimentale suscitée par la mescaline. Comme le remarque l’auteur, il n’est pas innocent que Façons vienne à la suite de ce cycle marquer une démission de l’onirisme et une démarche interprétative clinicienne. Par rapport à la drogue, le rêve est souvent le comparant qui s’impose, pour établir des différences comme des points communs, cette comparaison renvoyant à un rêve d’immédiateté ineffable. Contrairement au poème-action, le langage est mis en échec, toute tentative de transcription étant décevante. Le recours à des techniques cinématographiques se comprend par rapport à cette démission du langage face à la mobilité recherchée. La discontinuité douloureuse radicalise le court-circuit et le style coq-à-l’âne du rêve dans un paroxysme insupportable. L’hallucination se révèle fondée sur une perception trop aiguë, ce qui permet par son moyen comme par celui du rêve de réhabiliter les données premières de la perception. L’expérience hallucinogène transforme le sujet en bon rêveur. Michaux voit dans la mescaline un idéal onirique et constate la fadeur du langage face au caractère hyperbolique de l’expérience, ayant désormais accès au pouvoir optique que le rêve lui déniait et qu’il cherchait dans la rêverie. Dans l’expérience de la drogue, la chute passive dans le gouffre onirique est redoublé d’une acceptation, et ne compromet plus toute possibilité de révélation. Le recentrement sur le rêve permet paradoxalement de s’en déprendre par la distanciation donnée par la mescaline et adoptée par la voix de l’essayiste. La perspective d’analyse se retrouve dans Façons où l’onirisme est désormais atténué, du fait de l’homogénéité du cycle et du choix du seul élément qu’est la drogue, parmi les divers moyens de l’onirocosme. Mais la ligne onirique de l’œuvre de Michaux a suivi toutes les métamorphoses qui lui étaient nécessaires et le poète, ayant cherché l’ombilic des rêvesxviii et de la création, peut dire avec le peintre Mirò : « Ceci est la couleur de mes rêves ».

21Au terme de cette lecture, on peut apprécier l’étude très riche et fouillée de la place du rêve chez Michaux, l’attention aux sources hétéroclites, au travail de refoulement et aux stratégies défensives du poète. La présentation du paradigme onirique a le mérite de rassembler de nombreux fils directeurs, de bien mettre en évidence le continuum de l’œuvre à travers la diversité des formes, des textes et des perspectives d’approches. Les éléments que l’on aimerait voir approfondis sont ceux que l’auteur écarte lui-même, à savoir la poésie extatique de la dernière partie de l’œuvre, qui si elle peut être comprise comme un onirisme dégradé, n’en serait pas moins intéressante à déplier dans cette voie. De même, si d’importantes analogies entre l’expérience sensorielle et le vécu onirique sont décrites, on peut toutefois regretter que l’analyse de la perception et ses liens à la fois avec le rêve et la maladie ne soient que tardivement explorés dans l’ouvrage, où ils pourraient être plus conjointement tissés dans leur rôle de moteur poétique.