À propos des zombies littéraires
1Voilà un essai dont le lecteur sort guilleret et revigoré, plus vivant que mort assurément, car le parcours en littérature contemporaine auquel nous convie Ninon Chavoz est rédigé d’une plume malicieuse, dans un genre — l’essai littéraire — où règne hélas, trop fréquemment, l’esprit de sérieux quand ce n’est pas la componction.
2Premier sujet de réjouissance : les auteurs étudiés proviennent des coins les plus reculés du champ littéraire jouxtant le territoire des « contre‑littératures » dont parle Bernard Mouralis1, autant que des zones mises en lumière par les feux des médias. Des professeurs discrets publiant leurs romans chez de petits éditeurs régionaux comme Danièle Henky (autrice de Baptêmes du feu, publié chez Weyrich, à Neufchâteau en 2018) coudoient des auteurs confirmés occupant une place confortable dans le champ littéraire (Jean‑Marie Gustave Le Clézio ou Nancy Huston) ; des auteurs fondamentalement hexagonaux (Laurent Binet ou Didier Blonde) croisent divers représentants des francophonies européennes et extra‑européennes. Le Suisse Jacques Chessex, la Libanaise Vénus Khoury‑Ghata ou Fabienne Pasquet, dont la mère est d’origine russe et le père haïtien, trouvent ainsi en Ninon Chavoz une commentatrice avisée peu soucieuse de restreindre la littérature contemporaine à un quarteron d’auteurs ou d’autrices publiés dans les maisons ou les collections les plus symboliquement valorisées du champ (des « Incultes » à « Verticales », en passant par P.O.L, Verdier ou « Fictions et cie »).
3La perspective de Ninon Chavoz est en effet celle d’une histoire littéraire « intégrée », selon l’expression d’Anthony Mangeon2, c'est‑à‑dire une histoire qui ne néglige ni les marges (une maison vosgienne) au profit du centre (Gallimard ou Actes sud), ni les femmes au profit des hommes, ni les auteurs du « Sud » au profit des écrivains français. Elle ne méprise pas non plus la littérature adoubée par les médias, celle d’un Bernard‑Henri Lévy, dont le deuxième roman, Les Derniers Jours de Charles Baudelaire en 1988 inaugure un nouveau genre littéraire, ou les romans à succès d’un Laurent Seksik, dont le voyeurisme des Derniers Jours de Stefan Zweig (2010), est plaisamment comparé à celui d’un paparazzi (p. 48). La littérature selon Ninon Chavoz s’ouvre ainsi sur de très larges territoires dont les frontières sont élargies et redéfinies.
4Les films de George Romero et de Quentin Tarantino3 convoquent la culture populaire d’où jaillissent morts‑vivants et zombies. Non cantonnés à la série télévisée bien connue, les walking‑dead4 s’agitent aussi en littérature, et depuis plus de trente ans, sans avoir été jusqu’alors repérés. Qui sont‑ils ? Les « auteurs du passé », qui « habitent la littérature présente » comme l’indique le sous‑titre, relèvent d’un groupe relativement restreint, composés de ceux qu’on ne désigne plus que par leurs patronymes : Sade, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Beckett, Zweig, Mandelstam…. Personnages centraux des « fictions mortes‑vivantes », dont Ninon Chavoz entreprend de cartographier le territoire, ils ont pour beaucoup le point commun de s’être trouvés dans une « situation culturelle complexe », tel l’exilé Zweig « forcé de quitter Vienne pour Londres, puis pour les environs de Rio » ou Apollinaire « naissant à Rome, sujet polonais de l’Empire » (p. 62). Mais surtout ces grantécrivains5 présentent l’avantage de permettre à l’auteur ou l’autrice de fictions mortes‑vivantes de se placer soi‑même dans une glorieuse filiation et sous de favorables auspices littéraires.
5Un genre en vogue depuis la fin des années 1980 consiste à raconter les derniers jours d’un auteur du passé : s’y sont frottés, outre son initiateur Bernard‑Henri Lévy, et Laurent Seksik déjà mentionnés, les romanciers José Lenzini, Vénus Khoury‑Ghata, et Maylis Besserie. Dans Le Tiers Temps (2020, prix Goncourt du premier roman), celle‑ci imagine les derniers moments de Samuel Beckett dans la maison de retraite éponyme. Engageant une réflexion sur la vieillesse, à l’image des personnages infirmes et diminués de l’écrivain irlandais, le roman figure ce dernier à l’état de quasi‑fantôme « pas tout à fait né, pas tout à fait mort » (Maylis Besserie, Le Tiers Temps, p. 93).
6Faire vivre un auteur mort au‑delà de sa date de décès ou lui faire accomplir un projet resté inachevé est une autre voie fréquemment adoptée : Thierry Beinstingel fournit ainsi à Rimbaud, à son retour d’Afrique le genou gangrené, et au prix d’une substitution avec un cadavre (bien mort, lui), une « vie prolongée » et anonyme de marbrier, d’époux et de père, et surtout d’infatigable travailleur (Vie prolongée d’Arthur Rimbaud, 2016). Rimbaud apparaît d’ailleurs comme une des principales figures électives de ce nouveau genre, dont Aragon, avec Anicet ou le panorama (1921) avait anticipé l’éclosion : n’y faisait‑il pas de l’auteur aux semelles de vent un notaire parfaitement embourgeoisé ?
7Si Baudelaire et Rimbaud sont aussi vivants dans les fictions étudiées (quoique parfois zombifiés), c’est que « [l]eur patrimonialisation n’est pas celle des détenteurs de fauteuils convoités » (p. 67), la courte campagne de Baudelaire pour entrer à l’Académie française constituant d’ailleurs le motif principal du Livre bouffon : Baudelaire à l’Académie de l’Américain bilingue Allen S. Weiss (2009). À l’inverse, Sade et Apollinaire, auxquels sont consacrées pourtant de multiples fictions mortes‑vivantes, souffriraient, eux, d’un « défaut de patrimonialisation » dont rendraient compte aussi bien « la maigre réception » de ces récits que « la relative faiblesse » de leurs « dispositifs narratifs » (p. 196).
8Fine lectrice de Baudelaire, grand amateur lui‑même de revenance, Ninon Chavoz s’arrête notamment sur la figure de Jeanne Duval, qui fut « l’ombre » du poète, en ce sens que son existence a été littéralement effacée d’une longue tradition exégétique comme elle le fut du célèbre tableau de Courbet L’Atelier du peintre : la représentation de la mulâtresse, à droite de l’auteur des Fleurs du mal, a en effet disparu sous une épaisse couche de peinture noire. Deux auteurs vont lui redonner vie dans leurs romans. Michaël Ferrier dans Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010) et Fabienne Pasquet dans L’Ombre de Baudelaire (Actes Sud, 1996) accordent toute sa place à cette femme gommée par l’histoire littéraire, tandis que son fantôme ne cessait de hanter les oublieux commentaires des spécialistes. En assurant le retour d’une figure négligée, voire niée, la fiction « pense » pour reprendre le titre de la bien‑nommée collection « Fictions Pensantes » dirigée par Franck Salaün. Celle‑ci avait déjà accueillie le précédent opus de Ninon Chavoz : Éloge des ratés, dans lequel la jeune autrice dressait, il y a à peine une année, sous ce titre intriguant « huit portraits de l’auteur francophone en encyclopédiste6 ».
9Passer du raté littéraire à la figure populaire du zombi montre un intérêt certain pour les marges, et l’implicite certitude que celles‑ci pourraient un jour devenir un nouveau centre littéraire. Le récit d’Éric Chauvier, Le Revenant (Éditions Allia, 2018), puise à ces représentations issues du cinéma grand public pour dépeindre un Baudelaire titubant dans une banlieue, mort‑vivant ayant survécu à une émasculation grand‑guignolesque et enragé lui‑même contre plus miséreux que lui. À travers ce zombi littéraire, Chauvier dresse « une critique acerbe de la société néo‑libérale dont Baudelaire, en clairvoyant observateur, aurait anticipé […] les évolutions les plus délétères » (p. 113). Ninon Chavoz rappelle à cet égard la richesse sémantique du motif, exploité tant par le cinéma américain, où le mort‑vivant incarne les dérives du consumérisme et du néo‑libéralisme, que par des auteurs africains ou caribéens, qui en ont fait une expression de l’exploitation éhontée dont sont victimes les travailleurs noirs7. Non contentes de folâtrer dans un monde réservé au prestige de la Littérature, les fictions mortes‑vivantes jettent ainsi un regard critique sur notre société.
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10Dans une conclusion de haut vol, l’essai questionne l’effet de ces fictions sur la redéfinition de notre histoire littéraire. Qualifiées de « queue de la comète surréaliste » (p. 203), elles concilieraient « l’auto‑référentialité caractéristique du Nouveau Roman » et « la quête de transitivité que la critique récente prête aux parutions contemporaines ». Par elles, les écrivains du passé viennent habiter, « en chair et en os », à la fois les lettres mais aussi « les temps présents », dont ils « s’appropri[ent] […] les principaux enjeux économiques, sociologiques, politiques et écologiques » (p. 202).
11Plus encore, elles témoigneraient d’une « “négrification de la littérature” conçue comme “désacralisation” du canon et comme prise de position des écrivains francophones dans le bastion réservé de la littérature européenne » (p. 205).
12Cette audacieuse affirmation ne manque toutefois pas d’interroger la singulière discrétion des auteurs africains d’expression française dans le corpus étudié, d’autant plus étonnante que l’autrice en est une des spécialistes reconnues8. Est‑ce parce qu’à l’image de l’opposant politique Martial qui ne veut pas mourir dans La Vie et demie de Sony Labou Tansi (1979) malgré d’immondes sévices endurés, les fictions africaines chercheraient à se défaire d’autres revenances9 et d’autres morts‑vivants, bien plus encombrants que les écrivains ?