Un nouveau regard sur l’oeuvre de Robert Musil
1Robert Musil ne se résume pas seulement à l’image de l’écrivain précis, scientifique et intellectuel à laquelle on voudrait parfois nous faire accroire : c’est ce que démontre dans son étude Stéphane Gödicke, se démarquant ainsi de certains topoï de la critique musilienne.
2Il y a chez l’auteur autrichien « quelque chose qui résiste obstinément et confusément à la rationalité »1, une « veine asociale et violente traverse toute [sa] pensée »2. En analysant les « désordres et transgressions » présents dans l’œuvre de l’écrivain, Stéphane Gödicke lève le voile sur ce côté obscur et généralement ignoré de Musil.
3En effet, si la « part philosophique » de l’œuvre musilien a déjà fait l’objet de nombreux ouvrages, l’attention des commentateurs s’est plus rarement portée sur certains motifs thématiques d’ordre proprement littéraire. Ce sont ainsi des personnages comme Moosbrugger, tueur de prostituées, Clarisse, guettée par la folie, ou certaines situations – celle d’Ulrich et Agathe par exemple, frère et sœur incestueux – qui intéressent particulièrement l’auteur.
4Son étude a pour originalité et qualité majeures cette importance qu’elle accorde à la matière romanesque même. Toutefois, loin d’évacuer toute « exactitude » dans la figure de Musil qu’elle trace, elle l’indique finalement a contrario – puisque le désordre est bien le meilleur révélateur de l’ordre. La pensée de Musil est simplement présentée avant tout depuis son œuvre romanesque, et non depuis ses Essais ou Journaux.
5Mais l’ouvrage se nourrit aussi a priori de l’exactitude musilienne. L’analyse des désordres est organisée avec rigueur, passant méthodiquement en revue quatre champs du savoir – philosophique, politique, juridique et psychologique. Champs d’ailleurs mis en scène et thématisés par Musil lui-même : on voit donc que les liens entre systèmes et manquements à la règle forment un réseau complexe dans l’œuvre. Ils dessinent selon Stéphane Gödicke un « nouvel espace littéraire »3 à explorer.
6L’exploration à laquelle il nous convie consiste, pour part, à « refaire avec [Musil] une partie de son odyssée intellectuelle » (d’où des références nombreuses et précises aux lectures qu’a pu faire, en son temps, l’auteur autrichien) et, d’autre part, à tenir compte de la « littérarité » de l’œuvre (c’est-à-dire, à prendre acte de cette « parole en excès »4, qui signifie toujours plus que ce qu’elle semble dire). Le commentaire de Stéphane Gödicke articule avec succès ces deux approches, évitant le piège d’une séparation artificielle entre appréhension factuelle, scientifique, « objective » de l’œuvre, et interprétation potentielle, littéraire, « subjective » (ou encore, pour reprendre certains termes musiliens, connaissance « réelle » et approche « possible » de l’œuvre).
7L’étude de cet espace littéraire neuf conduit le commentateur à élaborer une « nouvelle pratique critique », combinant « approches “scientifiques” et littéraires, textuelles et contextuelles, logiques et poétiques »5. Et, puisque Stéphane Gödicke a bien senti la force subversive de l’art musilien, il ne lui applique aucun schéma d’analyse préconçu, mais extirpe du roman la force vive dont il se sert à ses propres fins.
8Organisé en deux grandes parties, l’ouvrage propose l’étude successive des « ordres et désordres » et des « frontières et transgressions ». En d’autres termes, il s’intéresse d’abord à la représentation d’une époque et de son « idéologie », avant d’observer un univers plus privé et personnel, celui de la sexualité dans l’œuvre de Musil. C’est l’originalité judicieuse de Stéphane Gödicke que de mettre le doigt sur ce domaine, situé au plus haut point d’« articulation »6 entre ordre et désordre, et de le scruter profondément.
9Le commentateur montre bien, en tout premier lieu, comment Musil « ambitionne de prendre son siècle à bras-le-corps et de faire de l’espace romanesque le lieu d’affrontement des différents discours qui le caractérisent, à travers des personnages considérés comme archétypiques »7. En effet, l’indétermination du genre « roman » permet à l’écrivain de mettre constamment en œuvre la « polyphonie » discursive, le perspectivisme et la relativisation qui lui sont chers, pour dire le caractère riche et complexe de la vérité.
10L’étude de la mise au banc d’essai des discours selon Musil s’ouvre par la philosophie. L’ambivalence de l’attitude musilienne en ce domaine est finement relevée par Stéphane Gödicke. En effet, la critique de toute pensée systématique par Musil ne l’empêche pas de rechercher un certain ordre intellectuel, rien moins qu’utopique.
11De la même manière, mais dans l’écriture, la tentative de l’écrivain pour dire la pensée tout entière consistera à ne pas se limiter au seul vocabulaire conceptuel, rationnel, logique (que Musil nomme « ratioïde »), pour, au contraire, considérer l’ordre analogique (celui des comparaisons, symboles, métaphores, etc. – que l’écrivain nomme « non-ratioïde »), comme seul moyen susceptible de pouvoir dire la pensée.
12Enfin, dans le domaine moral, il s’agira pour l’écrivain de montrer que « la plupart des expériences “éthiques” se déroulent dans la sphère de ce que l’on considère habituellement comme interdit et transgressif »8. La morale (ensemble fixe de règles) n’équivaut donc pas à ce que Musil intitule l’« éthique » – qui se définit avant tout, pour lui, par sa « fécondité » et peut même ressortir, parfois, à l’« immoralité ». On en arrive ainsi à ce paradoxe que, pour Musil, le criminel, même destructeur, est tout aussi bien un créateur, puisqu’il inaugure un ordre nouveau de choses.
13On retrouve constamment chez Musil des associations oxymoriques comme cette dernière. Par exemple, l’analyse par Stéphane Gödicke de l’attitude politique de Musil s’applique à élucider cette curieuse autodéfinition de l’écrivain : « Je suis un anarchiste conservateur »9. Après avoir observé le passage de l’attitude esthétisante du jeune auteur à son implication forcée dans la politique (Musil ayant servi durant la Grande guerre), le commentateur distingue les différentes phases de l’insertion de la politique dans L’Homme sans qualités10. Il réussit toujours ce tour de force de lier l’étude personnelle de l’auteur à celle de son œuvre sans tomber dans l’explication biographique des textes.
14L’une des conclusions du chapitre éclaire bien la place problématique qu’a pu tenir la politique dans la vie et dans l’œuvre de Musil : « Son incapacité à se départir de son double regard, de son exactitude, d’une approche perspectiviste des phénomènes fait de lui un piètre politicien mais un bon penseur du rapport culture / politique. Finalement, la politique n’a jamais eu d’autre sens à ses yeux que d’assurer le développement de l’esprit et de la culture. Elle n’a pas d’intérêt en soi »11. Comme si Musil se situait toujours un peu « au-dessus de la mêlée ».
15Dans le domaine juridique, Stéphane Gödicke remarque ensuite la façon qu’a Musil d’insérer ses personnages (fictifs, même si parfois inspirés de personnes réelles) dans des structures, des ordres, ayant historiquement existé. Un autre tour propre à l’écrivain consiste à démonter les systèmes en démontrant l’absurdité qui résulte de l’application des lois et des prescriptions à la lettre. De ces traits d’écriture caractéristiques de Musil, le commentateur retire l’analyse globale suivante : « La présentation de l’ordre juridique et sa remise en question dans L’Homme sans qualités révèle une structure récurrente de l’entreprise littéraire de Musil, qui consiste à entraîner le lecteur vers un terrain où le jugement devient problématique, à le priver de ses repères, les lui remplacer par d’autres, puis à esquisser des pistes dans une direction clairement utopique »12. En effet, il y a chez Musil, en arrière-fond de sa critique, présence d’une « morale flamboyante », dont le droit ne serait qu’un « reflet desséché »13. Stéphane Gödicke montre toutefois clairement les ombres de cette « morale flamboyante ». Il s’agit peut-être plus, alors, de la considérer au regard de l’œuvre que de la mettre en pratique dans la vie.
16Par-delà le bien et le mal, dans son œuvre, Musil, comme l’écrit le commentateur, tente d’accéder à un « reste de barbarie primitive [présent au plus profond de notre être]. Les travaux sur la genèse de L’Homme sans qualités font apparaître que le grand roman est l’aboutissement d’une fascination durable de Musil pour ce trésor inquiétant ; l’œuvre poétique apparaît alors comme une incantation autour de ce résidu fécond. »14
17Mais qu’est-ce qui est plus fécond et plus obscur à la fois que le sexe ?
18À la suite de Michel Foucault, qui remarque « l’explosion discursive » autour de la sexualité depuis le milieu du XIXe siècle, Stéphane Gödicke entreprend l’étude – rien moins que troublante – du domaine sexuel chez Musil. Structurée autour de trois grands thèmes (une géographie de la transgression ; une analyse du regard comme vecteur de l’érotisme et de la volonté de comprendre ; une étude des rapports de l’amour et de l’infâme), cette seconde partie de l’ouvrage permet de mettre à nu chez Musil un « socle anthropologique commun » et de dessiner les « contours minimaux de ce que serait l’espèce humaine et qui résisterait aux temps, aux modes, aux sociétés »15.
19En cela, l’ouvrage de Stéphane Gödicke complète celui de Florence Vatan, Musil et la question anthropologique, paru en 2000 aux PUF, qui étudiait, de manière fine, précise et très documentée la conception anthropologique de Musil (la théorie de l’« amorphisme » humain) au regard des controverses idéologiques et de la situation politique des années 1920-1930. Stéphane Gödicke rajoute, en quelque sorte, à l’étude déjà très complète de Florence Vatan un domaine d’exploration supplémentaire (celui de la sexualité), et accorde aussi une place plus large à une analyse de l’œuvre proprement romanesque de l’écrivain.
20Par exemple, ses observations concernant la géographie musilienne dans L’Homme sans qualités, et tout particulièrement la « périphérie », lieu de toutes les transgressions, montrent de façon tout à fait convaincante le sémantisme et la prégnance de cet élément dans l’œuvre. Il y a en effet chez l’écrivain, très souvent, des « parallèles entre la géographie extérieure et la géographie intime de la conscience [des personnages] »16, équivalant à une « métaphorisation spatiale de la vie intérieure »17. Ce n’est pas la première fois qu’est étudié ce trait distinctif de l’écriture de Musil18, mais Stéphane Gödicke l’articule toujours judicieusement à la thèse qui est sienne (le caractère fondamental de la transgression dans l’œuvre de Musil, en particulier d’ordre sexuel).
21Quant à l’analyse du regard, le postulat du commentateur est ici que « la pensée de Musil […] est une pensée du concret, préférant s’élaborer à partir d’une réalité élémentaire mais certaine plutôt que d’une abstraction noble mais brumeuse »19. Et si le mode opératoire de l’écrivain consiste à soumettre systématiquement les grandes idées à « l’épreuve du corps »20 – c’est le meilleur moyen pour « humilier l’idéal » –, celui du commentateur est alors d’étudier le « corpus musilien »21.
22En passant en revue les personnages féminins de L’Homme sans qualités (Leona, Bonadea, Diotima, Agathe, Gerda et Clarisse), Stéphane Gödicke met à jour la « dialectique de l’offrande et de la dérobade »22 qui nourrit l’appréhension et des corps et de la connaissance chez Musil. Il peut ainsi conclure que : « Chez Musil plus que chez tout autre, la connaissance “intellectuelle” [est] indissociable d’une connaissance “biblique”. Celle-ci passe par le corps, c’est-à-dire littéralement qu’elle le pénètre, le traverse, le transperce, le dissèque. Le corps devient ainsi à la fois source et objet de connaissance, par le biais privilégié de l’expérience sexuelle. »23
23C’est à l’étude de la représentation de cette expérience sexuelle, et, plus globalement, de celle de l’amour chez Musil que s’attache ensuite Stéphane Gödicke, montrant que celle-ci obéit à une « oscillation pendulaire entre les registres du sacré et de l’infâme »24. Au cours de ce chapitre, « on voit émerger un “autre Musil”, plus trouble, plus violent, forcément moins “travaillé” que le Musil philosophe ou scientifique… »25.
24À ce stade de l’ouvrage, reprenant certaines conclusions d’une analyse génétique de Walter Fanta, le commentateur rattache l’étude de la sexualité dans L’Homme sans qualités à certains traumatismes d’enfance possibles de l’écrivain. Il montre par exemple comment Musil, « probablement traumatisé par la relation triangulaire entre son père, sa mère et Heinrich Reiter, “l’ami de trente ans” du couple »26, se venge des figures maternelles dans son œuvre. On pourrait remarquer aussi l’absence totale de personnages enfants dans L’Homme sans qualités…
25Après avoir établi que, chez Musil, la « dépossession par le divin et [le] resurgissement de l’infâme constituent les deux pôles d’une phénoménologie du désir humain, les deux extrêmes entre lesquels s’étire l’homme cette substance colloïdale »27, l’auteur interroge encore l’étrange relation de Musil à Freud et à la psychanalyse, relation teintée à la fois de rejet violent et d’accointance flagrante. Pour Stéphane Gödicke, l’œuvre musilienne ressemble à celle de Freud, mais encore, la dépasse : « Le support fictif permet à Musil d’aller bien au-delà de ce que Freud propose dans le Malaise. Le roman lui permet d’expérimenter dialogiquement les possibilités les plus subversives, et de dépasser l’insatisfaisant mais nécessaire compromis pulsionnel dont Freud fait dépendre l’avenir de l’humanité, à la fin de son traité »28.
26En définitive, l’étude de Stéphane Gödicke, d’une belle fraîcheur, d’un langage souple et clair, offre une perspective remarquable et novatrice sur l’œuvre de Musil. Comme il l’écrit lui-même : « Montrer cette face de Musil, c’est aussi renouer avec une forme de spontanéité, retrouver l’œuvre telle qu’en elle-même, débarrassée des commentaires et des gloses. Certes, cela ne concerne qu’un pan de sa création, et nous n’avons pas la prétention de vouloir limiter Musil à cet aspect, mais il est certainement intéressant de l’exhumer, car cela permet in fine de jeter un autre éclairage sur les aspects les mieux connus de son œuvre »29. Toutefois, des références un peu plus nombreuses à certains travaux déjà existants, traitant, peu ou prou, de cette idée chez Musil, auraient peut-être permis de donner à l’ouvrage un ancrage encore plus fort dans sa problématique, sans lui ôter sa spontanéité. Mais, quoi qu’il en soit, la manière dont Stéphane Gödicke pousse son sujet à bout rend possible une vision nouvelle de l’auteur autrichien, plus proche, philosophe encore, mais avant tout artiste.