Chateaubriand avant Chateaubriand : la naissance d’un génie
1On connaît bien le Chateaubriand du Génie du christianisme et des Mémoires d'outre-tombe, le créateur de René et de Velléda, ou le pèlerin qui dépeignit, dans une fresque immense, le bassin méditerranéen où « il était allé chercher des images ». Mais, on oublie trop souvent qu’avant le Génie, le jeune auteur, exilé en Angleterre, fut rousseauiste et philosophe. Les textes réunis par Béatrice Didier et Emmanuelle Tabet dans ces actes du colloque de l’ENS Ulm, Chateaubriand avant le Génie du christianisme, s’intéressent à cette rupture fondamentale de 1802 et tentent de mettre face à face le jeune sauvage revenu d’Amérique avec le refondateur d’une tradition esthético-religieuse. En cette fin de xviiie siècle, deux œuvres occupent le jeune écrivain : l’Essai sur les révolutions et ce qui deviendra, près de trente ans plus tard, Les Natchez1.
2Emmanuelle Tabet (p. 119-131), reprenant et approfondissant une célèbre étude de Jean Mourot2, s’intéresse aux premiers poèmes de l’auteur, les Tableaux de la nature, où « résonne l’écho de Rousseau, de Delille, de Bernardin de Saint-Pierre mais aussi de La Fontaine ou de Fénelon ». Ces poèmes, qui idéalisent une nature arcadienne, douce et bercée de lumière mais déjà envahie par la mélancolie et la mémoire d’un passé disparu, ont été réécrits pour être insérés dans la prose, pour devenir originaux et atteindre le sublime.
3Mais le jeune homme va découvrir l’Amérique, le nouvel Éden. Aurelio Principato (p. 45-61) montre comment Chateaubriand, marqué par son rousseauisme primitiviste et le choc de son expérience américaine, recherche, dans ses premières œuvres, à recréer l’âge d’or et à exprimer l’immersion dans une nature pure et en harmonie avec l’homme. L’auteur, fils du xviiie siècle, transforme l’Indien en « enfant noble et sauvage » et lui donne la stature d’un héros antique. Chateaubriand, pour échapper aux tourments de la Révolution, choisit la contemplation poétique, c’est-à-dire « l’anéantissement dans la nature » qui donne le sentiment de l’infini.
4L’Essai sur les révolutions, paru en 1797, révèle un visage de l’auteur peu connu, celui d’un philosophe qui s’oppose à l’Église et qui défend la cause démocratique. Jean-Paul Clément (p. 63-75) explore la pensée politique de cet homme qui, charmé par les grandes idées politiques rousseauistes, ne peut s’empêcher, tout au long de sa vie, de rester « monarchien ». Chateaubriand voulut toujours, sur le modèle anglais, une « co-souveraineté du roi et des deux Chambres », où la noblesse jouerait tout son rôle, une tradition nobiliaire qu’il emprunte à Fénelon. Il reste fidèle à ses principes, même devant les dérives de la Restauration.
5Laure Brignoli (p. 29-43) explique que le Chateaubriand de 1797 adhère à une vision cyclique de l’Histoire qui montre que la Révolution française, et ses horreurs, appartiennent au cercle du temps, à un éternel retour, à un cycle cosmique ; il peut ainsi ressaisir le passé et le réactualiser. Le Chateaubriand de la maturité insiste au contraire sur la linéarité événementielle de l’Histoire, sur la coupure irréversible née de la Révolution, coupure à l’origine de cette conscience douloureuse du temps.
6Fabienne Bercegol (p. 87-106) s’intéresse, quant à elle, à la vision que Chateaubriand a des écrivains des Lumières. L’auteur condamne violemment la dépravation morale de ces hommes de lettres, leur esprit corrupteur. La littérature, depuis la Révolution, ne saurait être gratuite, elle fait « de l’Histoire l’affaire de tous » ; la littérature, comme l’Histoire, est cyclique et chaque répétition est « un facteur de déperdition des qualités premières ». Cependant, dès l’Essai, Chateaubriand pense que le romantisme naissant pourra renouveler les belles lettres.
7Philippe Antoine (p. 77- 86) essaie de montrer en quoi l’Itinéraire de Paris à Jérusalem pourrait être la continuation de thèmes esquissés dans l’Essai. La documentation rassemblée pour l’Essai servira à l’Itinéraire : aux solitudes nouvelles de l’Amérique répondent les lieux chargés d’histoire de la Grèce. Dans les deux textes, le narrateur « s’avance, masqué », comparant les valeurs de l’Occident et de l’Orient, se servant des textes des autres pour se dire. Ils sont tous deux « les témoins d’un monde en train de disparaître » et, traversant le fleuve du temps, ils se dirigent vers une rive inconnue.
8Patricia Nerozzi (p. 11-27) dresse un tableau de l’exil londonien de l’auteur qui, persuadé qu’il va bientôt mourir, oublie un temps les affres de l’Histoire et développe une mélancolie et une vision romantique qui culminent dans l’anecdote de Westminster. L’isolement, la pauvreté, l’éloignement provoquent une passion malheureuse que l’épisode de Charlotte Ives cristallise. Son état d’esprit et la lecture des écrivains anglais (Richardson, Walter Scott, Byron) inspirent le jeune auteur et annoncent la nouvelle esthétique, à venir, du Génie.
9Marie-Élisabeth Bougeard-Vetö (p. 133-154) étudie l’activité de traduction du jeune auteur qui doit survivre en Angleterre. Il traduit quelques contes ossianiques de Smith, quelques extraits de l’Ossian de MacPherson et aussi des petites monographies portant sur Young ou Shakespeare. Mais ce qui reste, ce sont les extraits de Paradise Lost de Milton qui se trouvent dans le Génie. Il choisit ces auteurs parce qu’il les admire et il n’hésite pas à adapter les textes à ses goûts et au bon goût français.
10Nicolas Perot (p. 107-117) s’intéresse au Génie primitif et aux fragments qui ont disparu dans l’édition finale, fragments qui étaient d’une grande beauté. Du fait de ces corrections, l’œuvre a perdu une partie de sa cohérence et de sa virulence mais Chateaubriand veut montrer, en les publiant, la juvénilité de ce premier style ; il n’en reste pas moins que ce premier Génie « portait en lui tout un univers poétique ».
11Ces travaux montrent comment, avec le voyage en Amérique et l’exil anglais, commence une longue maturation. L’expérience du primitivisme indien, le choc de l’Histoire, la mélancolie et l’influence de la culture anglaise préparent une renaissance, « la parturition d’un nouvel homme » selon Jean-Paul Clément. Ce tissu encore confus de pensées politiques, philosophiques et culturelles prend tout son sens avec la redécouverte de la foi et des beautés du christianisme. En donnant une cohérence à toutes les traditions dont il est l’héritier, Chateaubriand assure avec le Génie une régénération de la culture et inaugure le romantisme.