Le récit comme forme-mouvement
1Je regrette de ne pouvoir rendre compte que maintenant de cet important ouvrage collectif, le quatrième de la collection « Narratologia » (dirigée, pour le Groupe de recherche en Narratologie de Hambourg, par Fotis Jannidis, John Pier et Wolf Schmid) qui compte déjà une dizaine de titres, certains en anglais, d’autres en allemand. Si la plupart des contributions ici réunies ont leur origine dans un congrès d’anglicistes, le sous-titre limitant la portée de ces travaux au cadre de la « narratologie anglo-américaine » n’en fait pas moins fort peu justice à des travaux dont la largeur de vues théoriques comme les références linguistiques ou les exemples textuels invoqués ne se limitent nullement au monde anglo-américain.
2La brève préface de John Pier souligne volontiers la variété des approches et le contresens que l’on commettrait à y chercher une théorie unifiée. Il relève cependant un esprit commun qui relèverait de la narratologie « post-classique » apparue au début des années 1990 : une mouvance qui ne rompt pas abruptement avec la narratologie dite « classique » (dont on devrait enfin, ce me semble, mesurer la grande diversité, voire l’hétérogénéité) mais prend acte de sa crise et aussi de ses acquis. John Pier voit bien, en conséquence, que des groupements et recoupements nombreux d’objet et de méthode, ou encore des positions contrastées sur de même questions cruciales se dessinent à la lecture de l’ensemble. Certaines de ces oppositions sont particulièrement saillantes, puisque tel article (René Rivara) veut recentrer la narratologie sur le narrateur, alors que tel autre (J.A. García Landa) privilégie au contraire l’acteur le plus étranger aux schémas linéaires de communication : le lecteur imprévu. Mais le titre judicieusement choisi nous invite à souligner différents aspects d’une même forme-mouvement que la théorisation narratologique semble aujourd’hui épouser avec un certain bonheur —que l’on connaissait rarement à l’époque où la sémiotique parisienne haïssait le mouvement qui déplace les lignes. C’est pourquoi j’ai choisi, parmi d’autres possibles, une répartition dynamique et tripartite des contributions, que j’examinerai de façon plus ou moins approfondie et/ou critique surtout en fonction des voies qu’elles ouvrent ou non à de futures recherches.
3« On Metanarrative », le long article initial du volume, par Ansgar Nünning est construit à la manière d’une entrée encyclopédique passant de la définition à la typologie, puis à une description fonctionnelle du « métarécit ». Il voudrait tout d’abord dissiper de possibles confusions avec d’autres emplois du terme, comme celui de Genette dans Figures 3 —qui appelle « métarécit » le récit enchâssé— et distinguer le métarécit (commentaire du narrateur sur l’acte de narrer) de la métafiction (commentaire du ficteur sur la fictionalité). On pourrait observer que, si cette dichotomie est fondée pratiquement au niveau de l’analyse, sa radicalisation a ceci de fâcheux qu’elle est sous-tendue par une conception étroite de la fictionalité qui opposerait fiction à non-fiction suivant une ligne de partage un peu trop nette subordonnée à des considérations searliennes d’ordre aléthique. Cette opposition tranchée repose sur le constat que « les énoncés métanarratifs ne doivent pas nécessairement perturber l’illusion esthétique, » (17) ce qui est repris plus loin sous une autre forme : « les énoncés métanarratifs ne doivent pas nécessairement conduire à faire passer au premier plan la fictionalité du texte narré et/ou du processus narrationnel. » (39) Certes, mais les énoncés métafictionnels, dirai-je, loin de perturber « l’illusion esthétique », ne sont-ils pas de nature à la renforcer —ou bien y a-t-il quelque équivoque sur cette curieuse locution forgée sur le mode de « l’illusion référentielle » ? Une nouvelle distinction isole, sans démonstration, les énoncés métanarratifs d’autres formes d’auto-réflexivité telles que la mise en abyme. Puis une autre encore sépare les énoncés métanarratifs des énoncés simplement métalinguistiques. On regrette une telle parcellisation des niveaux textuels et des actes de communication qui tend à occulter derrière les exigences de la discrimination analytique le fonctionnement réel de la construction du sens et plus encore de la signifiance narrative, déterminé, lui, parce que j’appellerais une pulsion massive et qui ne va pas sans transferts et substitutions de rôles et de fonctions.
4La typologie s’appuie sur un ouvrage de Werner Wolf dont les citations, en allemand, auraient pu être traduites en notes au bénéfice du lecteur non germaniste. Quoi qu’il en soit, la classification proposée répartit les énoncés métanarratifs dans des classes « à dominante formelle, structurale et de contenu » (22) qui peuvent encore être « complétées et différentiées par des critères de réception et fonctionnels. » (ibid.) Sans entrer dans le détail, suggérons que, si le trait d’évidence souligné quand la métanarration est portée par un narrateur extradiégétique et lié à des énoncés métafictionnels, comme dans Vanity Fair, Middlemarch ou Midnight’s Children, a bien « une influence énorme sur le processus de réception, » (23) c’est tout de même parce que les codes de réception dominants (tant ceux afférents au récit « naturel » que ceux du récit « littéraire ») ou, en d’autres termes, les horizons d’attente narrationnels préparent le récepteur à considérer les énoncés métanarratifs extradiégétiques comme une exception significative, un procédé exhibé. La même remarque s’applique à la suite de la typologie —d’un indéniable intérêt, malgré le fractionnement classificatoire qui fait penser à une certaine époque du structuralisme français, notamment à Palimpsestes, non cité : la dissociation, par exemple, entre métanarration « motivée » et métanarration « ornementale » ne se conçoit pas du seul côté de l’émetteur présupposé par le fait textuel (à moins qu’il ne présente la seconde comme une digression « gratuite », et encore), elle sollicite et même requiert une co-énonciation et une co-écoute actives, comme le montre si bien Ross Chambers dans Loiterature, son magistral ouvrage sur les pratiques digressives. En bref, et pour reprendre les choses en sens inverse, les différentiations multiples et infiniment multipliables (par la combinaison des critères envisagés) entre énoncés métanarratifs ne sont elles-pas elles-mêmes le produit de cette interaction (actuelle ou virtuelle) qui est au cœur de la communication narrative et dont la considération est repoussée jusqu’à la quatrième partie de l’essai.
5Les fonctions des énoncés métanarratifs y sont décrites comme multiples et historiquement variables. C’est bien une telle historicité qui nous apparaît comme dynamique. L’auteur constate ainsi que, « dans la prose élisabéthaine et chez d’autres précurseurs du roman du XVIIe siècle, les énoncés métanarratifs tendent à être motivés dans une intention réaliste, en nombre restreint et relativement isolés. » (40) La fréquence de ces énoncés augmente à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, plutôt à des fins d’authentification des contenus narratifs que pour mettre en question leur véracité. Chez Fielding et ses imitateurs immédiats, il s’agit déjà de « mettre en scène la figure de l’auteur et l’auto-réflexivité poïétique. » (41) La centralité du métanarratif et son orientation vers la métafiction (la « mimésis de la narration ») apparaissent principalement avec Sterne, bien sûr. Avec le XIXe siècle réaliste, c’est encore une fonction très différente qui ressort de l’usage des énoncés métanarratifs : à savoir, dit l’auteur, citant Wolf, « renforcer la complicité des personnes appartenant au niveau le plus extérieur de la communication. » (43) Ceci rejoint curieusement les conclusions sur les fonctions de l’enchâssement dans les nouvelles de Maupassant auxquelles parvient Arselène Ben Farhat dans un ouvrage sous presse, contrecarrant donc l’hétérogénéité fonctionnelle supposée du commentaire métanarratif et des miroitements narrationnels signalée plus haut.
6A. Nünning, demandant de la clarté et de la précision, déplore, en conclusion, que l’étude de la métanarration (en tant que telle —ne pas confondre avec la métafiction) soit encore aussi peu développée : « la fonction heuristique des catégories narratologiques —telles les différentes formes de métannaration— est de développer des ‘outils’ pour poser des questions précises concernant l’analyse des récits ainsi que pour formuler des hypothèses claires sur les fonctions potentielles des énoncés métanarratifs. » (48) Sans contester ce programme, j’aimerais souligner que, dans une perspective plus ambitieusement anthropologique et socio-historienne, les questions imprécises et les hypothèses vagues ont aussi leur mérite et leur utilité, car, sans elles, la logique profonde et le sens d’une dynamique risquent encore de se figer en catalogue, comme au temps du structuralisme achronique. De plus, une histoire de la métanarration ne serait guère probante sans une histoire concurrente de la métapoésie —et serait-ce un hasard si l’on constatait, au XVIIIe siècle britannique, de Pope à Cowper en passant par Thomson une amplification de la dimension métalittéraire tout à fait étrangère au métanarratif quoique parallèle ?.
7Dans l’étude suivante, assez linguistiquement technique, mais qui revient d’abord sur les enjeux de la notion et de la terminologie, Dieter Meindl nous propose une approche de « La narration, fiable ou non fiable, dans une perspective pronominale. » Il commence par reprocher à Wayne Booth d’avoir mis en avant le narrateur non fiable et donc sous-estimé le rôle des pronoms dans ce phénomène. La notion d’« auteur impliqué » est aussi condamnée, au nom de la « fallacité intentionnaliste », dans ce contexte où elle servirait de support aux « normes » narrationnelles implicites de l’œuvre. Dieter Meindl, on s’en doute, adopte un point de vue à dominante lectorale. Que viennent donc faire les pronoms ici ? Réponse : « le facteur pronominal prédispose le lecteur à investir une croyance dans les données et visions du récit, ou au contraire à retirer cette croyance. » (62) La dyade pronominale je/tu de Benveniste, opposée à la « non-personne » qu’est la troisième, problématise un usage indifférencié du terme « narrateur ». En effet, c’est en tant que « sujet » au sens de persona dotée et affligée d’une subjectivité, que le « je » narrateur est d’office suspect aux yeux du récepteur du récit. On pourrait dire en quelque sorte que qui dit « je » parle de lui-même et non du monde, ou donne l’impression de parler du monde en fonction de lui-même, pour s’exprimer ou se dissimuler, mais toujours au service de son intérêt et non de l’intérêt communautaire qu’il pourrait développer et partager avec son interlocuteur (le récepteur du récit). Une opposition symétrique et complémentaire entre (narration en) première et en troisième personne est d’ordre à la fois quantitatif (portée : l’étendue des référents accessibles) et qualitatif (manière : gamme des modalités discursives disponibles) : tandis que le narrateur en première personne a un accès référentiel limité mais toutes les modalités discursives à sa disposition, c’est l’inverse qui est vrai du narrateur dit « omniscient ».
8La fiabilité du récit en troisième personne « se résumant au fait que ce récit est dépourvu de personne ou de sujet narrant » (70), ceci n’empêche pas un tel récit d’engendrer un « je » auctoral qui n’est pas sur le même plan de réalité que le « je » narrateur (en tant que « je » énoncé fictionnel) : « en dépit des apparences, le je auctoral (…) est fondamentalement fiable, conformément à sa parenté avec l’instance narrative auctorale du récit en troisième personne. » (ibid.) Après quoi l’on peut commencer à élaborer un système hiérarchique de cadrage de la référence pronominale, ce qu’entreprend l’auteur de l’article tout en notant lucidement comment, par le moyen de différents effets structuraux, les textes sont capables de surmonter ou court-circuiter « les limitations inhérentes aux pronoms. » (73) Avec la section suivante, qui bat le rappel des emplois expérimentaux d’autres personnes pronominales (la deuxième (you), laissant souvent transparaître le « je » narrateur que la dyade implique ; la première personne du pluriel inclusive ; et même, en passant, la personne généralisée de « one ), commence à se dessiner une multiplicité de systèmes relationnels. En examinant ceux-ci de plus près, il conviendrait peut-être de voir comment interagissent les structures d’une langue naturelle associées à certaines grilles mimétiques et à des structures sociales contraignantes, les contraintes de la communication narrative —conversationnelle, oratoire ou encore différée, mnémonique et herméneutique— et de sa figuration, et enfin les dispositifs variés, syntaxiques et autres, répondant aux besoins cohésifs du texte esthétisé (œuvre) à travers, notamment, sa bonne forme-récit et/ou la résistance offerte au récit comme rupture. C’est pourquoi la conclusion provisoire confirmant le lien initialement posé entre non-fiabilité et narration en première personne est quelque peu décevante dans la mesure où elle risque de subordonner la rhétorique à la grammaire, le jeu des forces à la stase des codes.
9Plus convaincantes, dans les dernières pages de l’article, sont donc la notation, à propos de la nouvelle de James « The Beast in the Jungle », de « transitions fluides entre la voix auctorale et style indirect libre » (77) et l’affirmation finale de l’importance décisive des transferts et substitutions entre personne de la conscience du personnage et personne du savoir narratorial, dans le choc et la collaboration de leurs limitations respectives.
10Je serai relativement bref à propos de l’article de René Rivara « A Plea for a Narrator-Centered Narratology », le moins conforme sans doute au souci de dynamisation qui marque l’esprit « post-classique » de l’ouvrage.
11Des rappels certainement nécessaires concernant les notions de vision ou de point de vue et les carences et ambiguïtés de la focalisation genettienne, et d'autres portant sur les théories de l'énonciation et de la communication développées ou impliquées par les travaux de Culioli dans le sillage de Benveniste, sont néanmoins trop sommaires et réducteurs pour ne pas jeter par avance le doute sur une alternative binaire et la proposition d'une narratologie centrée sur le narrateur en lieu et place d'une narratologie centrée sur le point de vue. La rigidité de l'adhésion à l'option searlienne sur la localisation de la valeur de vérité des énoncés fictionnels (laquelle n'est nullement centrée sur l'énonciateur mais sur son propos) entraîne à la fois une certaine mécanicité de la schématisation et de fâcheuses confusions des plans d'analyse, avec, pour conséquence, quelques affirmations étonnantes, comme celle-ci : « Le narrateur anonyme jouit de deux pouvoirs perceptuels et narratifs qui ne peuvent jamais appartenir à une personne humaine. Le premier est celui de voyager librement dans l’espace et dans le temps : il peut nous raconter des scènes qui ont lieu en même temps en deux ou plusieurs lieux différents […] » (95) René Rivara, à la suite de L. Danon-Boileau utilise l’expression « narrateur anonyme » pour désigner l’instance traditionnellement appelée « narrateur omniscient », afin, dit-il, de souligner justement les traits que je viens de citer. Or on voit beaucoup plus mal la corrélation de l’anonymat avec ces « pouvoirs » que celle de l’« omniscience » ; et l’on ne conçoit pas mieux pourquoi un narrateur aurait besoin d’être anonyme pour disposer de tels prétendus pouvoirs (« Dieu » est-il anonyme ?) ; bien au contraire, les situations de récit « naturel » et de communication narrative in praesentia montrent à l’évidence que ces pouvoirs peuvent parfaitement se fonder sur la familiarité du narrateur, sur son identité comparaissante, constituée par une expérience singulière incorporée, sur le prestige et l’autorité de son nom et de son titre, etc. Le théoricien, en outre, semble oublier que, si tout récit n’est pas forcément rétrospectif, c’est le propre des énoncés narratifs de « voyager dans le temps et dans l’espace » (voir Mink, Ricœur, etc.) en embrassant simultanément, par condensation sylleptique, des temps discrets. Enfin, il ne tient pas compte de la successivité du discours et du fait que nul narrateur, nommé ou anonyme, embrayé ou débrayé, personnel ou impersonnel, ne peut conter simultanément ce qui se passe simultanément, que ce soit en des lieux différents ou en un seul et même lieu. La technique filmique du champ-contrechamp en fournit un exemple criant et dénonce empiriquement les pièges dans lesquels est prompte à choir une narratologie énonciative.
12Autre déduction hâtive : tout en partageant volontiers l’idée de l’importance du « statut épistémique » du narrateur (quelle est l’origine du « savoir » qu’il tente de transmettre ?), sur laquelle j’ai beaucoup insisté dans mes propres travaux, on ne saurait l’exemplifier aussitôt par l’assimilation totale du « narrateur autobiographique » à un « locuteur ordinaire ». D’une part, tout narrateur est « locuteur ordinaire » en ce qu’il accomplit des actes de langage en langue naturelle ; d’autre part, et avant d’être singulier, il est un locuteur spécial, en ce qu’il accomplit principalement des actes discursifs spéciaux (émission ou proposition de narrèmes) ; enfin, le narrateur autobiographique, même si c’est un monsieur qui raconte sa vie, n’est pas qu’un monsieur qui raconte sa vie, mais tout d’abord une entité qui à la fois impose et refuse à son allocutaire une identification et une projection très particulières et d’essence fictionnelle : « Faites comme si vous pouviez vous mettre à ma place —tout en gardant présent à l’esprit que c’est absolument impossible. »
13Sans aller beaucoup plus loin, on voit qu’une narratologie comme celle-ci, en ce qu’elle est insuffisamment interactive, sous-estime gravement l’interrogativité du récit, le doute et le jeu induits par une dualité constitutive, dont les équivoques et malentendus typiquement suscités par la figure de l’autobiographe (confusion et discrimination alternées entre l’instance narratrice et le personnage narré) ne sont qu’une illustration trop manifeste pour ne pas être parfois trompeuse. Distinguer, en fin de compte, huit types de point de vue au lieu de trois ne nous épargne pas de retomber dans l’ornière tabulaire genettienne quand ces types sont générés mécaniquement par les possibilités combinatoires d’« un certain type de narrateur avec un certain type d’objet du point de vue. » (109) On aurait certainement gagné à s’en tenir expérimentalement à une élimination radicale de la notion de point de vue, ce qui eût sans doute évité une lecture aussi aisément falsifiable que celle-ci, à propos de L’Étranger : « la description strictement comportemantaliste par le héros de ses propres actions et l’absence d’intérêt pour la psychologie d’autrui. » (ibid.)
14Luc Herman et Bart Vervaeck, dans leur article « Focalization between Classical and Postclassical Narratology » amorcent en même temps la présentation et la pratique d’une démarche transgressive en narratologie. Évoquant tout d’abord le postscriptum ajouté par Shlomith Rimmon-Kenan à la récente réédition de son ouvrage de 1983, Narrative Fiction, ils relèvent avec elle que les narratologies post-classiques se caractériseraient par un retour de la représentation et une « réhumanisation », tout en admettant que pareille distinction entre les attitudes d’antan et d’aujourd’hui doit être relativisée. Les « classiques » n’avaient pu éviter tout anthropomorphisme et tout référentialisme ; en sens inverse, les « post-classiques » continuent d’utiliser largement une terminologie « classique ». Quoique réhumanisé (intéressante observation) par la prévalence de la perspective lectorale chez beaucoup de post-classiques (sont cités Ross Chambers, James Phelan et Peter Rabinowitz), le texte garde partout une autorité, qu’il la doive à la séduction, à une politique de l’amitié ou à l’engagement d’une responsabilité. La double question qui se pose dès lors est celle de savoir « comment les textes imposent leurs caractéristiques censément formelles et structurelles, si on les considère dès le départ comme non-formels ? » et, au plan de la théorisation : « si l’on part d’une vision non classique du récit, comment peut-on utiliser des arguments classiques ? » (117) En choisissant comme lieu d’enquête la question du point de vue ou de la focalisation, les auteurs vont lever nombre d’hypothèques dont l’avait grevée René Rivara.
15Une ancienne controverse entre Gérard Genette et Mieke Bal est adroitement exploitée pour montrer en quoi l’anthropomorphisme ou non de l’instance focalisatrice et de son pouvoir (agency) a une incidence politique sur les lectures du récit en même temps qu’elle est conditionnée à une lecture engagée. C’est même pour cette raison qu’on pourrait se demander s’il convient de s’arrêter aux figures scopiques (focalisation, point de vue, vision, panopticité), comme le font les auteurs, ou s’il ne vaudrait pas mieux poser des questions cognitives de telle façon qu’elles mettent en jeu l’ergativité et la responsabilité des sujets que le lecteur (re)construit à partir des énonciateurs textuels et de leurs informants putatifs : « qui sait ? », « qui sait quoi et comment ? », « qui a le droit de savoir ? », « qui prétend savoir ? », etc. Le cognitivisme serait peut-être capable d’encadrer cet aspect de la narratologie aussi rigoureusement que le structuralisme textualiste, sans négliger sa dimension para-humaine (jeux de rôles). Les auteurs vont dans ce sens, d’ailleurs, en remarquant très correctement qu’un personnage « focal » (c’est-à-dire focalisateur, et non au sens de focalisé, objet d’attention et d’interrogation, auquel j’employais ce mot dans ma théorie des fonctions du personnage) peut parfaitement « être sans pouvoir, incapable de percer les événements ou de comprendre les choses qu’ils perçoivent. » (123) On pense à ces avis de lecture de courrier électronique nous avertissant que « ce reçu signifie seulement que le message a été ouvert sur la machine du destinataire, sans aucune garantie qu’il ait été lu et compris. » Il ne suffit pas d’élargir le concept de focalisation, ce qui pourrait aisément revenir à une narratologie pré-classique ou vaguement marxisante, il faut aussi ré-incorporer (le « regard » et le verbe), re-voiser le texte littéraire.
16D’une certaine façon, cette ré-incarnation (à jamais différente du naïf effet de présence que la nomination du personnage semblait produire dans une culture encore orale et chrétienne) est bien procurée par l’Histoire de l’œil de Bataille dont les procédés de focalisation sont ensuite analysés, et qui ne se laissent pas réduire à un simple schéma freudo-œdipien. La transgression pornographique et la transgression narratologique apparaissent ici bien appariées. Seule est révélatrice (manifestante, épiphanique), dans le récit comme dans son analyse, une chaîne tropique (métaphores et métonymies : déplacements, dépassements, excès et latéralités). Nul besoin de s’excuser d’un apparent retour au « texte », puisqu’en effet « le texte n’est plus vu comme une structure objective et statique, car il n’existe qu’à travers l’expérience du lecteur. » (136) Autre question, non posée ici mais qui va nous poursuivre longtemps : pourquoi cette dynamique est-elle un enjeu particulièrement crucial quand il s’agit du texte narratif ? L’impérialisme narratologique (lié à l’écrasante domination du paradigme romanesque/filmique) le tient trop souvent pour acquis sans s’interroger assez sur les modèles temporels activés par le lecteur face à et dans certains types de textes.
17L’excellent et limpide article de J.A. García Landa intitulé « Overhearing Narrative » se meut agilement entre pragmatique conversationnelle, théorie du littéraire et narratologie structurale, disciplines dont il combine les apports sans rien rogner de leurs spécificités ni gommer ce qui dépasse de chacune d’elles et continue de dépasser leur combinaison.
18Loin de s’arrêter même au schéma complexe mais désormais classique de la communication narrative consacré par Wolfgang Iser, il saisit la force heuristique de l’analogie entre récit oral et récit écrit pour mettre en relief la figure de l’« unintended reader », que nous appellerons, faute de mieux, « lecteur imprévu » en tant que rôle transgressif paradoxalement nécessaire à la production collaborative du sens. Ni narrataire textuellement désigné, ni même inclus par le texte dans les catégories du public de lecteurs préférés ou de lecteurs moyens ou quelconques, le lecteur imprévu est à son tour différencié selon qu’il occupe telle ou telle position d’extériorité : tantôt simple « overhearer » (témoin involontaire) ou « eavesdropper » (guetteur invisible, espion qui prend note, derrière la porte ou le rideau). L’appel à Erving Goffman, entre autres, fait fructifier de façon surprenante des notions introduites par Gerald Prince il y a vingt ans et scolairement sédimentées depuis, illustrant ainsi à la fois une continuité de propos avec une certaine narratologie structurale et le clair besoin d’aller voir de plus près dans la « vie réelle » des récits et des œuvres de tout poil. Cette prise en compte de « formes complexes d’interaction communicationnelle » (199) débouche sur deux constats particulièrement intéressants. D’une part, l’incomplétude du dialogisme bakhtinien —et l’on pourrait épiloguer sur les raisons qui interdirent à Bakhtine de sortir d’une dialectique strictement historique. Et, d’autre part, que la « critique critique » (en particulier celle qui pratique une interprétation plus symptomatique qu’empathique afin de débusquer l’idéologie ou d’autres composantes sous-jacentes des dispositifs textuels) est précisément celle qui, sans surplomber le texte, se place plus ou moins délibérément en porte-à-faux, de biais ou de côté, dans cette lacune de l’espace communicationnel pré-arrangé par l’institution littéraire et dont l’émergence du lecteur imprévu ouvre la béance transgressive.
19García Landa a parfaitement raison d’insister sur le besoin d’étudier à la fois et parallèlement l’interaction préconstruite par le texte littéraire et son auto-contextualisation, et l’interaction effective qui peut avoir lieu dans des situations et contextes radicalement étrangers à l’époque de production textuelle, voire inconcevables pour cette culture. Il a raison aussi de souligner que les récepteurs même hostiles ne peuvent échapper à une certaine « ratification » dans la mesure où ils doivent au moins un temps faire comme s’ils partageaient les présupposés idéologiques textualisés, fût-ce pour les dénoncer. Il fait enfin un pas décisif en suggérant que la production lectorale du sens ne résulte pas seulement d’une interaction entre, mettons, un lecteur impliqué et un auteur impliqué, mais au moins d’une négotiation, si ce n’est une mise en acte de conflit, du sujet lisant avec soi-même. (204) Le sujet clivé, postcolonial, par exemple, qui est entre dedans et dehors, aurait vocation privilégiée à être un tel lecteur intensif, générateur de sens et de signifiance littéraire.
20Jusqu’ici cependant, on ne voit guère en quoi la communication narrative diffèrerait de toute autre communication littéraire, et le régime lyrique, dont il est question aussi dans ces pages, fournirait, García Landa en a conscience, d’excellents exemples, sinon l’exemple par excellence de la génération d’un lecteur/auditeur officiellement imprévu —indésirable ou titillant par sa tierce présence— s’invitant au cœur du soliloque plaintif ou du dialogue amoureux. L’auteur émet alors l’hypothèse, a priori recevable que le récit fictionnel (le romanesque), en tant que genre composite notamment, est à même de déployer des stratégies tour à tour subtiles et déconcertantes (de représentation et de dissimulation de la dynamique de communication souhaitée ou refusée) pour jouer à cache-cache avec ses anti-lecteurs, ses lecteurs subreptices et autres envahisseurs de la veillée des chaumières. Une dynamique (transgressive et analogue à celle de la métalepse) est une fois de plus mise en valeur ; mais sur ce dernier et ce seul point on pourrait peut-être demander au théoricien d’aller encore un peu plus loin en se posant la question redoutable pour tout narratologue de l’inertie et de la répétitivité du récit.
21Bien que les contributions ne soient pas placées dans cet ordre, Peter Hühn enchaîne justement en s’intéressant à une « Transgeneric Narratology : Application to Lyric Poetry ». Pour trans- qu’il soit, ce n’est un sujet nouveau ni pour les narratologues ni surtout pour les poéticiens de la poésie (comme ceux qui se sont penchés sur l’élégie), et il est dommage que la bibliographie spécifique fournie sur cette question reste comparativement pauvre. Néanmoins toutes les contributions dans ce domaine qui met à l’épreuve des conceptions différentes du sujet (dit lyrique : sa première personne), de l’allocution et de l’interlocution (le vocatif, la deuxième personne) aussi bien que de la temporalité (mémoire et devenir), sont a priori les bienvenues en ce qu’elles se détournent de la facilité illusoire de l’objet « tout désigné » : le texte massivement narratif et en particulier le romanesque. La plupart des narratologies contemporaines se bornent à reconstruire une théorie du roman, même quand elles n’en sont pas issues, or l’aventure du récit est plus passionnante quand elle se déroule en terre étrangère.
22Aux deux dimensions généralement reconnues comme constitutives de l’activité narrative dans son universalité anthropologique (séquentialité et médiateté) s’ajoute celle de « l’acte d’articulation ou narration […] qui laisse des traces plus ou moins perceptibles dans la forme. » (139) Il est posé sans démonstration que le poème lyrique comprend « généralement les mêmes constituants fondamentaux que la fiction narrative [comme de] référer à une séquence temporelle d’incidents (en connexion avec des existants), [etc.] » (140), en conséquence de quoi les outils très sophistiqués de la narratologie devraient remédier à la déficience de la théorie de la poésie, à condition de les adapter à ce nouvel objet. L’exemple d’application choisi est un poème de Yeats, « The Second Coming » (1920).
23Faute, d’après l’auteur, de définitions systématiques et théoriques du lyrique satisfaisantes, il faut se rabattre sur un air de famille résultant d’un faisceau d’indices avec, en leur centre, une auto-référentialité matérielle exacerbée, analogue à la fonction poétique du langage jakbosonienne. La séquentialité lyrique serait fondamentalement la même que celle du récit, à cette différence près que les « incidents » mis en intrigue seraient plutôt d’ordre mental ; la « compétence » lectorale de Culler et les deux facteurs classiques de schémas cognitifs, « cadres » et « scripts » sont les bases sur lesquelles va être développée une analyse interprétative du poème cité. À partir de là il n’est pas étonnant que, ne retenant du poème que des situations pro-narratives, des isotopies actionnelles (lesquelles sont d’ailleurs très largement dominantes) et la désignation même d’un événement comme « tournant de la séquentialité du poème », on en propose d’abord une lecture qui ne diffère en rien de celle d’un poème narratif ou même d’une prose narrative, car elle ferme les yeux à la productivité des signifiants et à leur propre séquentialité. La lyricité de ce poème persiste à nous échapper après cette première explication.
24La « dimension de médiateté » est abordée elle aussi suivant des critères purement narratologiques —agents et niveaux de médiation, d’une part, types de perspectives, d’autre part. Il en résulte inévitablement que, le sujet lyrique étant libellé « narrateur », il se contente de nous raconter des histoires, avec la seule particularité de raconter sa narration plus qu’on n’est censé le faire d’ordinaire en prose narrative (« dramatisation de l’acte d’articulation » ou hypertrophie de la « mimésis de narration »). Contrairement à la stylistique de l’écart de Cohen et à sa théorie du haut langage, à la sémiotique de la poésie de Riffaterre ou à la rhétorique du groupe µ, pour ne mentionner que ces trois conceptions, d’ailleurs très différentes entre elles, du poème lyrique, on ne nous propose ici qu’une spécificité quantitative, d’ailleurs paradoxale : plus et non pas moins de récit, et deux objets du récit au lieu d’un seul.
25En conclusion, « l’application transgénérique de concepts narratologiques à la poésie [serait] capable de mettre en relief la spécificité de la poésie, notamment sur cinq points : » (151)
26— différences au plan de la mise en intrigue
27— auto-identification des personnages du poème
28— emploi plus fréquent de temps et de modes verbaux « inhabituels » dans le poème
29— inconnexité et défaut de motivation des séquences narratives en poésie
30— exploitation possible de la matérialité et de la structure formelle du texte poétique pour surmodeler les séquences narratives, éventuellement pour « contrecarrer le développement sémantique de l’intrigue. » (153)
31C’est dans cette mention incidente que se loge enfin ce qui aurait pu, à mon sens, être placé au premier plan de cette étude, d’un point de vue sémiotique comme sous un angle philosophique : à savoir que la relation des discours lyrique et narratif est de nature agonistique, que le lyrique est avant tout le discours qui fait front à la narrativité, qui y objecte et y met obstacle, qui ne la met en scène que pour la dénoncer. En dépit de sa dénégation d’un « nivellement » des différences entre ces discours, il nous semble que si le tout-narratif, son universalisation moins œcuménique que conquérante chez Peter Hühn, est bien une transgression, il se traduit surtout concrètement par une invasion, une colonisation du lyrique, reflétant la moderne et post-moderne minoration de celui-ci (comme de la description et, dans une moindre mesure peut-être, de l’argumentation), le statut marginal de tout ce qui pourrait faire office de poche de résistance au récit-roi.
32Sous cette rubrique nous plaçons encore trois articles qui dynamisent la narratologie en recontextualisant autant ou plus la production de la signifiance narrative que la forme narrative elle-même qu’ils représentent comme mouvement sur un fond changé, défilant.
33Hilary P. Dannenberg, dans « Ontological Plotting : Narrative as a Multiplicity of Temporal Dimensions », ne se contente à aucun moment de rappeler des maximes narratologiques de base, fût-ce pour les mettre en question. Dès le départ, elle annonce les couleurs d’une historisation diachronique des travaux de Marie-Laure Ryan sur les mondes possibles. Contrairement à la confortable linéarité qui motiverait le désir d’histoire par le fatalisme et le conformisme d’un lecteur « à la voie » (tel le Bernard Desqueyroux de Mauriac), la passion du récit serait à comprendre (de plus en plus, au fil du temps) comme insatiable fascination des possibles trouvant son compte à « l’orchestration temporelle [par le récit] de mondes possibles substituables. » (159) Elle considère donc « l’histoire du récit [comme marquée par] la prolifération des structures et des techniques spatio-temporelles à multi-mondes. » (160-161)
34Depuis le milieu du XIXe siècle au moins, le roman mise, en tout cas en cours de route, sur de telles alternatives, mais on pourrait, d’après l’auteur, distinguer le réalisme du semi-réalisme de la SF ou de l’anti-réalisme métafictionnel par le maintien d’une hiérarchie des mondes possibles dans le premier, faisant qu’en fin de parcours un seul de ces mondes (celui présenté comme réel) a droit à l’existence. Malgré quelques nuances à apporter, nous trouvons cette hypothèse d’autant plus séduisante (convaincante) qu’elle pourrait déboucher sur deux déductions vérifiables et, selon nous, vérifiées : premièrement, l’esthétique réaliste ne joue pas seulement sur la représentation, elle est aussi une esthétique structurale, une esthétique de l’intrigue ; et, deuxièmement, la fictionalité réaliste radicale (documentaire) ressemble de façon frappante à la fictionalité merveilleuse par sa visée moniste —on pourrait aussi dire, en termes whitiens, que son trope central est le littéralisme.
35Les stratégies déployées par les textes et les lecteurs dépendent de la nature et de la perméabilité des frontières entre mondes possibles. Ces mondes (connus, désirés, etc.) peuvent être associés à et interdépendants de l’activité mentale des différents personnages, et leur entrée en conflit est l’origine même de toute intrigue. Néanmoins le narrateur est l’instance qui a le pouvoir de les organiser et de les orchestrer dans le temps —une disposition qui, autorisant la simultanéité, la superposition ou la confusion, ne se réduit pas à la mise en ordre genettienne de l’histoire et aux péripéties ou essais et erreurs de cet ordonnancement (anachronie). Le narrateur hétérodiégétique (capable de télémanipuler ce qui passe pour réalité aux yeux de chacun des personnages) serait le plus puissant à cet égard ; d’une puissance renforcée par la pluralité et la mobilité de la situation des mondes dans le temps, selon l’orientation temporelle dominante (rétrospective ou prospective) des personnages et de l’intrigue. Le passage d’une situation ontologique de virtualité à une situation d’actualité, ou vice versa, ou encore de la virtualité simple à la contrefactualité et vice versa, devient, à cette lumière, un événement narratif de plein droit ; en d’autres termes, les changements de statut ontologique des états de monde seraient pour le moins aussi importants que les événements de l’histoire pertinente à chacun des mondes possibles, y compris celui posé comme monde-maître par une narration à clôture. Les exemples analysés, empruntés à des romans de Jane Austen et de George Eliot soutiennent puissamment cette thèse.
36L’opposition, déjà rencontrée à plusieurs reprises dans ce volume entre narratologies centrées sur le personnage et sur le narrateur se retrouve une fois de plus ici quand Marie-Laure Ryan exige la médiation du domaine d’un personnage pour l’action des contrefactuels, tandis que le dénarré de Gerald Prince est une catégorie beaucoup plus large relevant des pratiques narrationnelles. Malgré la claire préférence de Hilary Dannenberg pour une théorisation qui intègrerait ces deux approches, on ne peut manquer d’être frappé par le terrain qu’a regagné le personnage depuis sa résurrection, grâce à Philippe Hamon, à la fin des années 70 et au début des années 80. Le cognitivisme, les questions de représentation de la conscience ou les trois psychanalyses littéraires les mieux établies depuis vingt ans (celle, lectorale, de Norman Holland, et celles, plus connues en Europe, de J. Bellemin-Noël et de F. Orlando) vont dans le même sens. Une étude comme celle-ci, foulant un territoire frontalier entre les vieilles logiques du récit et une repsychologisation intensive de la narratologie, montre bien, par le courage dont elle fait preuve, que nous sommes en terrain miné et que les risques et les enjeux dépassent de loin le seul champ du narratif : en fait, c’est toute la théorie de l’action et toute celle des communautés culturelles qui sont concernées, comme l’auteur le suggère elle-même : « [La question du] chevauchement des mondes […] est au cœur d’une grande partie de la pensée récente en théorie culturelle et littéraire […] [y compris] l’essor des concepts d’hybridité dans les études postcoloniales […] » (175)
37Le mixage de mondes et la production résultante de « structures émergentes » est sans doute au premier plan des fictions greffées sur des discours certifiants (SF, politique-fiction, heroic fantasy, etc.) et il est très juste de dire que le mixage est d’autant plus intéressant, attachant, productif, que les mondes et les personnages qui les occupent et les définissent sont plus développés ; la preuve a contrario est fournie par certaines formes de « métafiction » réduites à une collection d’éléments d’intrigue à combiner librement et exhibant donc à l’état pur les procédés de Queneau, Cortázar ou Cabrera Infante. Mais la subversion, quelle qu’elle soit, de la hiérarchie ontologique des mondes par les fictions postmodernes, ne devrait pas être nécessairement valorisée comme une libération, pas plus qu’on ne devrait voir dans le roman réaliste celui qui se satisfait et veut nous satisfaire du triomphe d’une seule version de monde. Il me semble que ce serait assimiler le réalisme au tragique et ne pas rendre justice aux traces qu’il continue de porter d’une autre extraction (comique) par-delà même sa moralisation bourgeoise ou l’ironisation romantique. On pourrait encore évoquer à ce sujet les fins alternatives des Grandes espérances ou les inachèvements stendhaliens.
38L’article de Michael Toolan, « Graded Expectations : On the Textual and Structural Shaping of Readers’ Narrative Experience » devrait refléter une paronomase du roman célèbre de Dickens, mais cette idée n’est pas suivie. Tout en adoptant un point de vue décidément lectoral et en rendant hommage aux travaux de Meir Sternberg, son objectif textualiste déclaré est d’identifier ce qui, dans le texte narrati, informe, guide, pré-programme les sentiments associés par le lecteur à son expérience de la dynamique même du récit : être tenu à flot ou menacé de sombrer, être emporté par un courant puissant et rectiligne ou dériver au hasard, être averti des incidents de parcours ou bien tomber de surprise en piège… Une telle tentative de la part d’un linguiste, analyste du discours, se heurte cependant tout de suite à un écueil : peut-on, se demande-t-il, appliquer la même procédure à une nouvelle (fictionnelle) qu’à l’étude d’une situation pragmatique réelle, comme l’interaction maître-élève dans une classe typique en un certain lieu et dans un certain système éducatif. Malheureusement, comme beaucoup de linguistes cédant à la peur de l’inconnu, Michael Toolan considère que le texte d’une fiction littéraire est une sorte d’hapax ; il est décontextualisé a priori, peu associable, même contrastivement, à d’autres productions discursives, il ne peut être pris comme échantillon de rien, pas même de son genre. À échelle holotextuelle, une dichotomie tranchée entre narratif et non-narratif (tabulaire, par exemple), entre fictionnel et factuel, et enfin entre littéraire et non-littéraire conduit paradoxalement à traiter une fiction littéraire comme un pur artéfact et non comme un acte de parole et de communication, alors même qu’on espère la saisir en tant que fait linguistique. Michael Toolan, laissant de côté ces prémisses dangereuses, se livre plutôt à une observation empirique de la lecture de la nouvelle choisie, à travers les réponses d’étudiants de 3ème cycle à ses questions sur leur horizon d’attente à partir du prologue. Changeant de piste, il propose ensuite l’application d’un schéma matriciel « réduisant les textes à une sorte de squelette discursif. » (230) Ce procédé fait apparaître des lacunes informatives remplies ou non par la suite du récit. Lorsqu’une constellation de questions pousse par à coup le lecteur vers une réponse unique, actualisée, c’est là que la surprise se produit — conclusion plutôt désabusée de notes en vue d’une étude de la prospection narrative, notes qui essaie encore de conjoindre des outils trop hétérogènes pour produire un recadrage cohérent.
39Il n’en va nullement de même de « Narrative Configurations », la dernière contribution au volume, par John Pier, son maître d’œuvre. Déplorer que la narratologie propienne ne puisse pas rendre compte d’autre chose que d’une structure unique isolable — que Brémond appelait « le récit » — alors que cette couche de sens est souvent non seulement enfouie mais débordée par de nombreuses autres, en tout cas dans des romans complexes modernes, comme Lolita, n’est pas pour John Pier un argument de précaution ou de résignation, mais induit la nécessité de poser d’entrée de jeu une hypothèse audacieuse (et à première vue sacrilège pour le structuralisme classique) : « l’intertextualité est une condition de la narrativité. » (241)
40La notion de configuration, à propos du récit, est empruntée à Louis O. Mink, et ce n’est pas un hasard mais une rencontre très significative que ce dernier soit un théoricien de l’historiographie introduit en France, avec Hayden White, par Paul Ricœur. La configuration « embrasse les éléments [d’une histoire] dans un complexe unique et concret de relations ; » (cité, ibid.) elle se produit dans la « connexion rétrospective des événements ».(ibid.) Ricœur (et White) ont adapté la notion aux contraintes de la forme narrative en précisant son caractère de « mise en intrigue » (emplotment), c’est une condition d’intelligibilité du récit. John Pier entreprend de la mettre à l’épreuve d’un récit hybride, dans lequel, non sans humour, le théoricien a fait manger un poème de Robert Frost au conte le Petit chaperon rouge de Perrault. Mutatis mutandis, Lolita n’est qu’un exemple un peu plus complexe du même phénomène d’incorporation (avec Edgar Poe et Mérimée pour plats de résistance). On nous invite alors à configurer Lolita grâce à une panoplie de cadres et de scripts relevant d’une encyclopédie au sens d’Eco. Les cadres intertextuels sont des topoï « actualisés par des signes dont la lecture ne peut être dissociée d’autres textes et donc d’une pluarlité de cadres. » (245)
41L’étape suivante, très logiquement, fait feu de l’abduction peircienne, reprise par Eco, sous les quatre formes d’abduction surcodée (quand une formule permet de déclencher un automatisme), d’abduction sous-codée (produisant des alternatives plausibles, quand un tel catalyseur fait défaut), d’abduction créatrice (intuition risquée) et de méta-abduction (testant la coïncidence de l’univers possible avec l’univers réel). La version hybride du Petit chaperon rouge exige pour sa compréhension l’entrée en jeu des quatre types d’abduction ci-dessus. Dans Lector in fabula, Eco a utilisé ce modèle logique à propos de contes d’Alphonse Allais, mais leur système allusif n’est pas proprement intertextuel, ou ne l’est que très implicitement, sur un axe hypergénérique ; John Pier va donc, par une abduction créatrice très perspicace, trouver un modèle parallèle dans la sémiotique riffaterrienne, bien que son lieu d’exercice principal soit la poésie.
42S’il peut paraître contestable que ce soient nécessairement des « anomalies » qui nous fassent appuyer sur la gachette abductive, on pourrait au moins dire que certains marqueurs différentiels nous font en effet présumer l’intertextualité et lire indiciellement des signes comme traces d’une présence étrangère. D’où, peut-être, en désespoir de cause, l’activation d’une intertextualité aléatoire par le lecteur du texte narratif, lecteur qui devient sémiotique, critique —cela, c’est moi qui le précise— quand sa lecture heuristique ne produit pas les résultats escomptés. Le cadrage intertextuel, à l’origine de la signifiance, consiste, évidemment, en la génération de syllepses textuelles (à grande échelle). John Pier en aligne un étourdissant répertoire à propos de Lolita. La mise en abyme —contrairement à ce qu’affirmait A. Nünning— est elle aussi partie prenante à la génération de la signifiance au double titre du reflet et du leurre, chaque fois que les anticipations qu’elle suscite sont déçues, déviées en tout ou en partie.
43On ne peut donc qu’adhérer à la conclusion méthodologique selon laquelle « les configurations narratives soulignent la circulation nécessaire entre théorie et détail textuel, si mal ficelé, déconcertant ou frustrant que puisse parfois s’avérer un tel échange. » (263) Les récits considérés dans leur individualité, non les structures du récit en général, sont le site de la configuration, insiste John Pier. Nous voici loin, enfin, des clones greimassiens.
44Mais je voudrais terminer l’examen de l’ouvrage collectif et de son texte de clôture par trois considérations que m’inspire précisément cette fin et la lumière qu’elle jette sur l’ensemble.
45— Tout d’abord on ne saurait reprocher à John Pier, comme il semble le craindre et s’en défend en s’abritant derrière Aristote, de constuire en s’appuyant essentiellement sur l’analyse partielle d’un seul texte ; Auerbach et Barthes, deux grands abducteurs, ont bien montré non seulement la légitimité mais la nécessité de cette démarche (c’est en expliquant le singulier comme s’il était deux ou plusieurs —ce qu’il est toujours, au moins virtuellement— que l’on peut se donner la liberté de formuler des lois nouvelles. Je crois néanmoins que le principe hypothétiquement posé au début selon lequel « l’intertextualité est une condition de la narrativité » aurait intérêt, dans une seconde étape, à être mis à l’épreuve de récits dont l’intertextualité serait moins explicite et plus ténue que celle de Lolita ; mon intuition me dit que cette proposition serait largement corroborée.
46— Notre lecture a, nous l’espérons, rendu clair que les narratologies postclassiques ne forment pas un bloc homogène, même si certaines contributions moins abouties causent plutôt une insatisfaction due à leur timidité ou à la difficulté de rompre avec la terminologie genettienne de 1972 et le mode de pensée qui allait avec. Dans leur grande diversité, elles ont ceci de commun qu’à défaut d’être toutes franchement pluri- et transdisciplinaires, du moins elles ne sont jamais monistes ; tenant compte, au moins en partie, de l’interaction communicationnelle spécifique qu’engendre l’acte de narrer et sans laquelle il est privé d’effet (de sémiose), elles ne se laissent pas non plus facilement diviser en sciences spécialisées en fonction de leurs objets supposés distincts ; et cependant l’heure n’est plus aux grandes synthèses qui peuvent faire basculer les paradigmes.
47— Enfin, la plupart de ces travaux, quelles que soient leurs avancées, sont peu rhétoriciens et peu pragmatistes ; cette austérité serait-elle la marque héréditaire des narratologies formelles se perpétuant sous d’autres formes ? John Pier est le seul à renvoyer à Riffaterre à qui je dois d’avoir cru comprendre jadis qu’une prédication narrative pouvait se lire comme un oxymore résolu en syllepse. En fait, n’ont pratiquement droit de cité ici que des théoriciens anglophones ou germanophones, ou traduits en anglais. Français, Espagnols, Italiens, Portugais, tous sont ignorés si leurs travaux ne sont pas accessibles en anglais. Le salut de la narratologie, (ou, sans vouloir dramatiser, sa re-légitimation) ne passerait-il pas pourtant, comme certains en donnent un avant-goût, par une pratique comparatiste ?