Descartes écrivain : des idées claires à la dissemblance
1Le dernier ouvrage de F. Hallyn s’inscrit dans la lignée des problématiques abordées précédemment par l’auteur, notamment dans Les Structures rhétoriques de la science. De Kepler à Maxwell (Paris, Seuil, coll. « Des travaux », 2004). La lecture rhétorique permet cette fois d’éclairer l’œuvre de Descartes et il n’est pas sûr que tous les philosophes retrouvent le monument de la métaphysique cartésienne des idées claires et distinctes dans cette entreprise qui s’attache à montrer, en particulier, que la philosophie s’écrit, autant qu’elle se pense, pour se transmettre. Comme l’indique la citation liminaire extraite du Discours de la méthode : « en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu’ils croient » (AT VI, 23), et la démarche vise à montrer que l’objectif de Descartes écrivant n’est pas d’ordre esthétique mais « d’ordre tactique et de nature politique » (p. 11). L’objet de F. Hallyn est en effet de mettre au jour le travail rhétorique traduisant, dans le langage cartésien même, « les intentions et les effets » (p. 8) d’une préparation textuelle visant à transmettre les résultats d’une élaboration philosophique. Chez les lecteurs « littéraires » comme chez les « philosophes », dont le voisinage est rendu incertain par le cloisonnement disciplinaire, l’on commence à peine à prendre en compte le fait que les philosophes écrivent avec le souci de la réception de leurs textes et de leurs idées. L’entreprise du présent ouvrage participe donc d’un mouvement critique très nettement dessiné mais encore assez neuf, du moins en France, qui paraît pourtant particulièrement s’imposer pour l’analyse des textes appartenant à l’Ancien régime où la notion de littérature est encore un anachronisme et où l’activité d’écriture recouvre un champ notionnel bien plus vaste qu’il ne le fait aujourd’hui.
2Cette perspective impose en particulier que l’on renonce à toute sacralisation de la pensée philosophique, à tout point de vue qui offrirait à cette dernière le privilège de se déployer dans son absolue autonomie, indépendamment des contingences de la réception du texte qui recueille et transmet cette abstraction. Examiner le travail littéraire, le travail d’écriture dont finalement dépend le travail philosophique – lorsqu’il entend faire école en particulier –, c’est donc aussi se demander ce que c’est qu’un philosophe. Ainsi F. Hallyn nous donne-t-il à lire Descartes comme un écrivain, soumis aux circonstances, aux accidents de la chronologie de l’écriture, aux nécessités de l’adaptation pragmatique à un public et non seulement comme un penseur échafaudant des systèmes. D’après les contradictions, dénégations, incohérences entre les textes qu’une telle lecture manifeste, c’est aussi la question de la compatibilité entre ces deux points de vue qui se pose. Examiner les procédés de Descartes écrivain à l’œuvre c’est, comme le montre F. Hallyn, nécessairement relativiser l’abstraction philosophique et la fermeté du système métaphysique dont les certitudes s’accompagnent dès lors d’une marge de brouillard. Il faut donc inverser l’ordre des gestes critiques attachés au texte cartésien : chez Descartes, « Essayer d’y voir clair dans sa pratique de la dissimulation apparaît donc comme un préalable nécessaire à toute interprétation de sa pensée » (p. 11). Descartes se trouve ainsi situé dans une histoire du concept de « dissimulation », ce qui le rattache d’une part aux problématiques de la période baroque et d’autre part aux pratiques de « l’écriture simulante » étudiées chez les libertins comme l’effet de la pression exercée par les pouvoirs institués –deux ancrages qui font problème depuis toujours dans l’historiographie cartésienne1. L’introduction fixe cependant l’ambition particulière de l’ouvrage : cerner la spécificité de la dissimulation cartésienne dans son but pragmatique. Car Descartes entend « imposer » sa nouvelle philosophie, par des moyens parfois détournés2 permettant de désamorcer le conflit opposant la théologie et la philosophie, physique et métaphysique à la fois. L’entreprise philosophique de Descartes se soumet ainsi à l’impératif de prudence et donc de dissimulation : larvatus prodeo dit-il. Il s’agit d’éviter de connaître les déboires de Galilée dont le parcours aurait particulièrement orienté le rapport de Descartes à ses lecteurs. F. Hallyn rappelle ainsi que « Descartes a été très vite soupçonné de dissimulation et d’hétérodoxie » (p. 22) et dans cet ouvrage en partie structuré par le recours à des typologies descriptives, il s’attache à explorer les pratiques de dissimulation cartésienne comprise comme « acte de langage » (p. 23). La typologie la plus encadrante est reprise de Bacon, qui distingue entre les trois degrés de la prudence (la réserve, la dissimulation, la simulation), pour rechercher une « dissemblance entre deux réceptions et un dédoublement du public » (p. 25). L’ironie apparaît ainsi comme la « propriété inhérente à ce qui est donné à lire » (p. 7), comme la « métafigure » (p. 25) qui domine et organise toutes les autres figures dévouées à l’organisation duelle de l’écriture : l’emphase, l’équivoque, l’hypocrisie. L’omniprésence d’une telle figure justifie la « lecture rhétorique (voire poétique) » (p. 27) des textes cartésiens, lecture qui consiste à rechercher les « preuves naturelles » de la dissimulation (aveux, témoignages, faits) et ses « preuves artificielles » (analyse d’indices ou de types de raisonnement, recherche d’« incohérences » internes à un même texte ou existant entre des textes différents). Cette lecture s’appuie donc sur une démarche comparative où le texte « officiel » du philosophe se trouve confronté à des extraits de sa correspondance ou à des textes de ses contemporains. L’efficacité de la méthode est réelle mais on peut se demander si elle est toujours adaptée, puisque les textes comparés n’ont pas le même statut ni du point de vue philosophique ni du point de vue littéraire, ce qui pourrait conduire à relativiser les résultats obtenus.
3La démarche ainsi précisée, l’ouvrage s’organise en deux parties et six chapitres. La première partie, intitulée « Parcours », d’allure plus théorique que la seconde, intitulée « Analyses », pose les principes, notamment typologiques, du travail sur le texte qui se déploie de façon plus « pratique », dans le second volet de l’ouvrage. Cette première partie adopte tout d’abord le point de vue biographique pour exposer la formation des intentions de Descartes au cours de ses voyages, au gré des influences qu’il subit. Les années 1630 permettent de définir une démarche philosophique qui procède à la fusion de deux objectifs majeurs, « s’avancer masqué et démasquer les fausses sciences », en un seul : « s’avancer masqué pour démasquer » (p. 37). C’est alors que commence l’écriture du Monde, achevé vers 1633 mais resté inédit suite au procès de Galilée. Dès lors en effet, Descartes veille à ne pas heurter l’orthodoxie et cherche à conserver son œuvre secrète, au moins durant son élaboration. Il s’agit de préserver la validité de la conception du monde exposée par la « nouvelle philosophie » de mises en cause extérieures, dénuées de légitimité philosophique. Le deuxième chapitre expose les moyens auxquels recourt Descartes pour échapper aux accusations d’orgueil ou d’hétérodoxie. F. Hallyn rappelle que le Discours de la méthode se trouve présenté par Descartes comme « une fable », « voile rhétorique » destiné à séduire et à travestir. L’examen dans ce texte des signes d’une pratique cartésienne de l’adjonction de passages, ou inversement de leur suppression, ou encore de la substitution de l’hypothèse à la certitude, conduit F. Hallyn à une conclusion dont la radicalité soulève bien des interrogations : dans le Discours de la Méthode et son paratexte, Descartes ne livrerait « jamais entièrement sa pensée, voulant provoquer, par des manques à combler, l’attente et le désir d’une philosophie enfin entièrement révélée » (p. 64). La dangereuse question de l’héliocentrisme conduit également Descartes à dissimuler les nouveautés de ses positions dans les Principes : là encore, F. Hallyn insiste sur l’efficace « rendement » (p. 68) de l’équivoque pour se protéger de la censure, l’objectif majeur de Descartes étant, pour F. Hallyn de préserver absolument le développement et la diffusion de sa physique, qui heurtait l’orthodoxie par sa cosmogonie comme par sa cosmologie.
4C’est pourquoi la seconde partie de l’ouvrage s’ouvre sur un chapitre consacré à l’écriture cartésienne de la physique, dans le texte du Monde précisément. L’exposé des résultats scientifiques recourt à l’emphase, procédé stratégique qui ménage une « réserve de sens » qui « justifie le déploiement du commentaire, lorsque celui-ci va au-delà de l’explication linguistique, philologique ou historique » (p. 80) ou induit une « lecture oblique, à la recherche d’une intention dissimulée ». Dans tous les cas, l’emphase est définie comme une « forme d’exposition » qui « permet de suspendre ou de nier, sous le manteau de la fable, une prétention à dire la vérité » (p. 83). C’est dans un contexte de contestation masquée de la science traditionnelle que Descartes choisit dans ce texte le français, « ce qui correspond à un acte de parole qui modifie, outre les représentations reçues, les relations mêmes entre l’écrivain et son public » (p. 87). Le texte comme objet de langage devient donc objet d’interprétation sollicitée et non seulement support de l’exposition théorique. Ainsi l’écriture du Monde recourt-elle aux abréviations, allègements obtenus à l’aide de trois procédés : la focalisation, les suppressions, les prétéritions dont les effets sont décrits et expliqués à partir d’exemples textuels précis. Autant de signes de prudence de la part du philosophe qui entend refuser la polémique et lui substituer une dissimulation qui se change rapidement en simulation : « Descartes affirme à la fois moins qu’il ne pense et le contraire de ce qu’il pense » (p. 108).
5Le texte central, au moins pour l’histoire de la philosophie, des Méditations métaphysiques témoigne encore de cette stratégie aux yeux de F. Hallyn qui y relève un jeu constant avec le procédé de l’équivoque. La complexité du texte le justifie tout d’abord : propos métaphysique, implications théologiques et physiques, stratégie de publication enfin constituent un maillage trop serré pour que le texte demeure limpidement simple. Sa structure ironique tient également au fait qu’il anticipe sur ce qu’il n’est pas et possède pour fonction essentielle de préparer à la publication de la physique. Ce statut subalterne dévolu aux Méditations comportera pour un historien de la philosophie une évidente provocation. La démarche, encore une fois, revendique son caractère littéraire. Il s’agit en effet de montrer comment, par exemple, la conscience nette que Descartes possède de la portée des choix génériques complique singulièrement l’idéal cartésien, historiographiquement construit et hérité, « de l’évidence et de la clarté » (p. 109). Ainsi le terme de « méditation » fait-il délibérément signe vers la pratique religieuse malgré l’affichage philosophique du titre ; ainsi participe-t-il du travail, conduit par Descartes, de détournement des moyens de la méditation à des fins philosophiques. Mais la fiction de journal intime finit par substituer aux acquis temporaires et renouvelés de la méditation religieuse le terme définitif de la méditation philosophique acquise en vérité. L’objectif d’un tel montage demeure pour Descartes de trouver une légitimité, de faire reconnaître l’orthodoxie de sa métaphysique pour pouvoir publier sa physique. Mais, autre affirmation qui pourra surprendre les philosophes de métier, la métaphysique n’est pas première dans l’ordre « analytique » de l’itinéraire philosophique suivi : « elle est corroborée par la physique » (p. 125-126) dont la supériorité et l’antériorité sont essentielles pour Descartes. C’est pourquoi finalement la stratégie ironique de Descartes règle d’une manière claire les rapports avec la théologie : « Alors que l’Église demande de mettre la vérité de la foi au-dessus de celle de la raison, il prétend fonder la première sur la seconde » (p. 130-131). Et la raison cartésienne d’empiéter régulièrement sur le domaine de la foi, conformément à la maxime énoncée dans une lettre à Mersenne : « Accommoder la Théologie à ma façon de philosopher » (AT, III, 296). Le masque ironique fait néanmoins écran pour orienter la destination des Méditations, dont le but affiché serait de conduire les infidèles à la foi en leur fournissant une lumière naturelle propre à éclairer leur vie terrestre (p. 137). Pour F. Hallyn, le respect affiché par Descartes pour la théologie est un respect équivoque qui n’empêche pas le philosophe de réduire par ailleurs la théologie à peu de chose (p. 138). En totale opposition avec les interprétations chrétiennes de l’œuvre de Descartes, l’auteur conclut ainsi à la mise en place par Descartes d’un « déisme qui ne se fonde que sur la lumière naturelle, parfaitement neutre par rapport à des vérités révélées, quel que soit le monothéisme auquel elles sont associées » (p. 139).
6F. Hallyn en appelle régulièrement dans son ouvrage au conflit d’interprétations suscité par l’œuvre de Descartes pour soutenir sa lecture qui montre que le philosophe n’a pas toujours « le contrôle de son discours », ce qui n’exclut pas que l’auteur soit lui-même « victime de l’ironie de son propre texte » (p. 29). On comprend que des contemporains et émules de Descartes, comme Regius, aient formulé à l’encontre du philosophe des idées claires l’accusation d’avoir simulé une métaphysique totalement artificielle. Descartes s’est pourtant toujours ouvertement indigné de ces réactions auxquelles il a opposé son ambition constante de combattre l’athéisme. Nuançant son exposé, F. Hallyn admet alors qu’une « imposture totale » est « peu probable » mais que les textes, dont celui des Méditations en particulier, sont « ancrés dans une ironie de situation » et pris dans une stratégie de dénégation implicite (p. 147). Car la lecture « en creux », attentive à l’ironie de situation (ironie narrative, ironie descriptive, ironie logique) fait apparaître « les traces d’un doute toujours susceptible de réémerger. Elle donne à la construction métaphysique l’allure d’une longue dénégation, parce que la menace d’un relativisme persiste » (p. 171). Une lecture double des Méditations, « comme une métaphysique et comme un masque » est donc possible puisque « Descartes peut lui-même être l’objet de l’ironie des plis et des replis de son propre texte, quoi qu’il fasse pour la supplanter par un nouveau dogmatisme dont il promulgue les décrets » (p. 171). Et si Descartes réagit si durement contre les écrits de son infidèle (ou trop fidèle ?) héritier Regius dont la soumission feinte aux vérités de la foi laisse finalement paraître un athéisme réel, c’est bien parce qu’il fallait préserver la philosophie cartésienne elle-même de la colère des autorités religieuses imprudemment provoquées.
7Au terme de cette lecture outillée et clairement orientée, F. Hallyn propose une conclusion rythmée par des tableaux récapitulant les corrélations entre degrés de prudence, opérations discursives et métafigures, correspondances entre les différentes typologies qui ont guidé sa démarche. Rappelant le recours constant du philosophe aux trois formes de l’ironie verbale que sont l’emphase, l’équivoque, et l’hypocrisie, l’auteur ajoute encore que cette prudence est l’alliée d’un autoritarisme qui use de dissimulation pour imposer un nouveau dogmatisme. Les contemporains de Descartes ont fait de lui le « détenteur de la vérité du monde matériel, […] une sorte de Messie laïc » (p. 199). Ainsi s’est établie autour de Descartes une atmosphère quasi religieuse qui ne souffre aucune dissidence (p. 200). C’est sans doute une des suprêmes habiletés de Descartes que d’avoir donné à l’écriture une véritable valeur et portée philosophique : certes la raison demeure la seule autorité qui gouverne la pensée mais l’action, « c’est-à-dire le langage qui communique ma pensée, ne jouit pas de la même liberté, elle doit tenir compte des autres puissances et recourir au moins temporairement à la ruse » (p. 201). Ainsi l’écriture de Descartes apparaît-elle dans une complexité nouvelle, pourvue de niveaux d’entente et de signification différents, d’implicites, de points obscurs et d’appels délibérés à l’interprétation. Certes l’analyse sélectionne, parmi l’œuvre immense de Descartes, deux textes principaux, celui du Monde et celui des Méditations, dont on peut se demander si leur isolement du reste de la production cartésienne ne fragilise pas leur valeur représentative. L’entreprise aurait peut-être gagné à être articulée à d’autres grands fragments du monument cartésien. La thèse, qui pourra se discuter, selon laquelle, peu ou prou, Descartes n’aurait été métaphysicien que par opportunisme philosophique et puissance poétique, en aurait sans doute été précisée. Mais le point de vue de F. Hallyn possède le stimulant mérite de nous encourager à penser qu’il est aussi temps de revoir l’ensemble monolithique des valeurs de notre « classicisme », dominé par le très discutable dogme de la transparence et de la coïncidence étroite entre forme et sens, dont nous avons fait de Descartes le principal précurseur et la plus essentielle caution.