La résistance du réel : Rosset & la photographie
1Clément Rosset s’est souvent présenté comme l’homme d’une seule idée, simple et brillante, qu’il formula à 36 ans dans Le réel et son double : les hommes déploient une intense énergie à créer des doubles, des autres mondes souvent clamés supérieurs et plus vrais, par une impuissance pathologique à accepter l’unité « idiote » (au sens étymologique) du réel. À la fois modeste dans ce retour méthodique vers un tel champ d’investigation et toujours fascinée par cette intuition inaugurale, la majeure partie de son œuvre n’en fut qu’un amendement sans cesse approfondi ; qu’un intriguant « post-scriptum » pour reprendre le titre d’un chapitre du Réel, traité de l’idiotie (1997). Trente ans après le maître-ouvrage, Fantasmagories vise explicitement selon l’avant-propos à l’achèvement, « cette fois pour de bon », de ce long périple.
2À la suite de l’essai précédent consacré à « l’ombre, le reflet, l’écho » (Impressions fugitives en 2004), il débute par l’examen des moyens visuels de reproductions qui nous permettent d’envisager de doubler le réel. Il s’inscrit d’abord en faux contre la thèse qui voudrait que la photographie puisse se prévaloir d’une continuité ontologique, nouvelle et assurée, avec le moindre objet référentiel qu’elle semble tenir de sa trace chimique objective, sans intervention humaine. Il commence donc par récuser Roland Barthes, trop ému dans son éloge de la Chambre claire (1980) pour bien mesurer la naïveté qui le poussait à vouloir faire de la photographie un unique et suprême étalon de toute vérité historique. Si Rosset cite ensuite le cas des coupes sombres opérées dans les photographies officielles, visant autant à effacer un personnage tombé en disgrâce qu’à tenter de réécrire l’Histoire, les lecteurs du Commissariat aux archives d’Alain Jaubert, qu’il cite d’ailleurs, resteront un peu sur leur faim. De même, l’évocation de l’incroyable succès de la photographie spirite à partir des années 1870 peut sembler bien rapide à ceux qui auront lu Le troisième œil, magnifique ouvrage paru chez Gallimard et qui accompagna l’exposition à la Maison européenne de la photographie, fin 2004, sur la photographie et l’occulte.
3Mais pour lui l’essentiel est de souligner le caractère foncièrement frustrant du geste photographique, qui essaye de saisir en arrêt un réel par définition en mouvement (échec élargi au cinéma, et même à « toute tentative de saisie perceptive »). Cela s’enracine selon Rosset dans la pulsion scopique perverse qui est celle du voyeur, la « scoptophilie », en effet régie par la précarité du défi qu’elle impose à son adulateur : voir sans être vu, c'est-à-dire ne pas guetter quelqu’un qui se saurait être observé, ni rater le meilleur moment de cette vérité seulement entraperçue. Au fond l’interdiction qui frappe le voyeurisme lui semble n’être que la formalisation d’une impossibilité de voir bien plus fondamentale. Il soutient ainsi que cet idéal d’images vraiment saisies « à la dérobée » révèle en fait que toute image, vraiment désirable, se dérobe. C’est donc sur un constat définitif d’échec que se conclut l’examen de toute espèce de reproduction visuelle du réel.
4Pour la reproduction sonore et picturale, le développement est plus bref, pour en montrer là encore l’inanité. La tromperie manipulatoire peut affecter un son comme une image, c’est le principe de la synthèse, popularisée par les instruments du même nom, qui déforme cependant le signal. De plus un décalage minimal, comme dans le cas exemplaire de l’écho avertit de la non identité de ce qui vient doubler un premier son. Quant à la peinture, si elle peut être considérée, selon plusieurs légendes, comme née de la prise en compte de l’ombre (et donc engagée dans une course vers une proie qui s’échappe), elle s’est depuis le XVIIIe siècle détachée d’un but de pure mimesis. Ainsi l’auteur peut-il déclarer nettement, car « il est grand temps de clore les débats », que l’idée de doubler le réel est une pure illusion.
5La seconde partie, « Éclaircissements », propose de rapides synthèses. Sur le réel : il est ce qui permet de dissiper les craintes et les peurs, mais aussi ce qui excède toute construction intellectuelle destinée à le saisir. C’est ce qui explique peut-être l’antiphrase de l’adjectif de ces « réalistes » médiévaux qui défendirent le seul concept, et surtout pas la moindre réalisation factuelle. Le poète mystique persan Rumi est de même cité, dont le titre d’une des œuvres traduites en français, Soleil du Réel, a fait espérer à Rosset d’y trouver autre chose qu’une exaltation d’un refus de toute réalité concrète au profit d’un monde supérieur (mais c’était mal connaître, en effet, la culture de Mawlânâ, le père spirituel des derviches tourneurs). « Sur le double » vient explicitement corriger quelques imprécisions antérieures, au profit d’une distinction entre « duplicants », qui ne mettent pas en cause la primauté existentielle de ce(ux) qu’ils doublent, contrairement aux « remplaçants », qui veulent prendre leur place (comme dans les cas d’usurpation d’identité). De toute manière le réel possède la capacité très puissante de faire retour, de résister à ces attaques, sur lequel ce chapitre se termine.
6En compléments suit la réimpression de deux textes parus aux « éditions Distance » de Biarritz, qui viennent lever un doute. Ne pouvait-on pas faire à Clément Rosset le reproche que, pour avoir tant revalorisé le réel, il s’enfonçait dans un matérialisme étroit, répudiant par exemple l’imagination comme puissance propre ? Or c’est tout le contraire. Il s’attache ainsi à montrer que la négation du réel, la contestation de sa propriété de remettre les pendules à son heure, ne relève pas de l’imagination mais de l’illusoire. La mémoire ne repose ainsi pas du tout sur une telle négation, elle dont les rappels sont toujours extrêmement précis et discriminant, puisqu’on sait très bien reconnaître par exemple un visage mémorisé parmi un très grand nombre (pour peu qu’on s’en souvienne évidemment). L’auteur interprète alors les différentes approches de l’imagination comme deux positions de part et d’autre de sa thèse. D’un côté, l’âge classique (Malebranche) jusqu’aux sensualistes (comme Condillac) ; de l’autre la « reine des facultés » d’un Baudelaire et des romantiques. Les premiers concevaient la faculté imaginative en liaison avec le réel, et du coup inférieure à l’exactitude de la mémoire ; tandis que les seconds désiraient plus que tout tourner le dos à ce réel, et louaient en cela l’imagination. À rebours de la définition récente du Robert, l’imaginaire ne devrait donc pas être compris comme « sans réalité ». La vraie dénégation du réel relève de la psychose délirante, ou plus universellement d’un déni buté : c’est le cœur de la thèse de Rosset depuis l’ouvrage de 1975. De manière peut-être discutable, c’est Don Quichotte qui est ici excipé comme argument : lui, l’enivré de l’imagination, ne serait jamais fou, mais bien imaginatif, dans le traitement qu’il opère sur le réel qui l’entoure et qui n’est jamais oublié. L’intervention sans cesse invoquée de l’enchanteur maléfique, son adversaire personnel, serait alors la preuve que l’ingénieux hidalgo perçoit toujours la différence entre hallucination et réel. En tout cas, c’est en réintroduisant clairement l’imagination dans le champ des pratiques qui traitent le réel avec les égards qui lui sont dus qu’il achève ainsi cette longue et passionnante analyse de trente années. L’imagination, en accord avec le goût de la précision louée dans les dernières pages, et donc partant l’ambition de l’artiste, sont fondés sur une prise en compte du réel et non, comme on pourrait le penser à tort, sur son refus.
7Plus que dans aucun de ses autres ouvrages, on retrouve ici le charme de la conversation de Clément Rosset (dont témoignent les émissions auxquelles il lui arrive de prêter sa présence sur France Culture par exemple). Les digressions sont en effet totalement assumées, en particulier un long renvoi au roman fantastique Les Queues de Kallinaos de Hubert Monteilhet (1981) inséré dans la réfutation de la valeur d’authentification de la photographie et, lui-même, interrompu en son centre par une référence à Descartes et à l’opéra Yolanta. Un pastiche de Suétone, fabriqué par cet écrivain de science-fiction, est même ajouté en « appendice ». Cela vient compléter encore la variété des références culturelles dont fait usage l’auteur, toujours interrogées avec pertinence dans une interprétation séduisante, et sans nuire à un premier plaisir de simple lecteur que l’on devine encore vif. On retrouve ici la juxtaposition irrévérencieuse, pratiquée depuis plusieurs années sous sa plume, qui voit à deux reprises surgir Tintin (agrémenté selon les règles de citations rigoureuses) aux cotés d’un Nonnos de Panopolis ou, plus classiquement, d’un de ses philosophes de prédilection comme Lucrèce. Le propos passe également par le cinéma, y compris celui un peu confidentiel et récent d’un film de Jean Marbœuf, et des noms de photographes peu connus du grand public sont une invitation à la découverte comme Rineke Dijskstra, Georges Mérillon ou Harry Gruyaert.
8Cette mise au point faisant le départ entre délire et invention, fantasme mortifère et fantasme créatif, est effectivement un élément intéressant de plus dans cette vaste étude. Mais on sent aussi que ces précisions, qui s’achèvent finalement sur une réhabilitation de l’imagination, oublient un peu vite la variété des modalités imaginatives artistiques. N’écrit-on vraiment jamais sur le mode d’un déni du réel ? On songe par exemple aux deux types d’écriture que Marthe Robert faisait découler du roman familial des écrivains dans Roman des origines et origines du roman (1972), et précisément en s’appuyant pareillement sur Don Quichotte : ceux qui, se pensant enfants trouvés, se détournent des rouages complexes du monde pour rêver à un univers plus ou moins fusionnel avec un grand Tout utopique ; contre ceux qui, se considérant bâtards, veulent reproduire dans la fiction un univers subtilement agencé, soumis à des lois implacables, et sont des réalistes au sens littéraire du terme. Le lecteur de Fantasmagories, qui lui propose de revenir sur un chantier ouvert depuis plusieurs années et en complément d’autres essais, espère secrètement que la promesse d’une « dernière fois » ne sera pas remplie. Car il est intrigué par la figure du voyeur et son plaisir intense parce qu’aporétique : comme ce dernier, il nous faut toujours revenir sur ce qui nous échappe et le réel, parce qu’il est unique et si insupportablement résistant à tout assaut, n’en finit pas de nous tenter.