L'Œil bleu, revue fin-de-siècle
1Rédigée par les soins de Nicolas Leroux et d’Henri Bordillon, la revue L’Œil bleu ne livre pas son programme dans une quelconque préface ou note de la rédaction. C’est sur la couverture, originale et bien composée, que s’affiche le parti pris de la publication : les auteurs choisis ne font pas l’actualité littéraire, ils n’appartiennent pas à la catégorie des « classiques de la littérature » enseignés (parfois) dans les écoles. Hugues Rebell, Adolphe Retté, G.-A. Aurier : ces minores de la belle époque se partagent l’affiche. Au dos de la revue, d’autres noms attendent le bonheur de la republication : Alfred Vallette, Laurent Tailhade, René Ghil, Louis Dumur, Léo Trézenik ; autant d’habitués du Décadent de Baju, du Mercure de France, de La Plume, autant de périodiques qui servent de modèle à L’Œil bleu. La revue leur emprunte une typographie et un papier soignés, des mises en page art nouveau inventives, un goût de l’encyclopédisme ; on a souvent l’impression de feuilleter une sorte de Magasin pittoresque de la littérature fin-de-siècle.
2Les présentations des textes rares exhumés par la revue sont de très bonne qualité : contexte historique, biographies, anecdotes permettent de situer et d’apprécier les articles, nouvelles et lettres inédites qui font l’essentiel de la revue. Qu’on en juge : le premier numéro (juillet 2006) livre un article de Gustave Le Rouge daté de 1935, « Alfred Vallette et ses amis », au sujet de la bande du Mercure de France. Le Rouge semble piocher largement, en changeant quelques formules, dans la masse de souvenirs de l’époque, et n’apporte rien de très nouveau ; on peut prendre pour aune de la qualité de son article l’anecdote particulièrement déformée qu’il rapporte sur Jarry – seul Salmon parvient à farder davantage le portrait de l’écrivain. Vient ensuite un dossier d’Henri Bordillon sur « La mort de Barbey d'Aurevilly dans la presse normande », sans grand intérêt sinon de montrer que la mise seule du Connétable des Lettres intéressait ses contemporains. Dans une « Lettre à Marius Boisson » inédite, Adolphe Retté fait le portrait d’Hugues Rebell ; le même Hugues Rebell est l’auteur de deux textes tirés des Figures de Paris, un livre pour bibliophile auquel participèrent également Jarry, Gustave Kahn et d’autres : « Snobs et snobinettes de sport » et « Femmes du d’Harcourt », livrant deux instantanés de la société parisienne de l’époque. Henri Bordillon enfin, dans « Le Pavillon du ratodrome » (le titre est expliqué dans le deuxième numéro de la revue) débute une « promenade abécédaire avec Gustave Le Rouge et Blaise Cendrars » qui se continue dans les deux livraisons suivantes de L’Œil bleu, sorte de portrait kaléidoscopique et ludique de Le Rouge vu à travers le prisme de Cendrars et particulièrement des Rhapsodies gitanes.
3Le deuxième numéro (octobre 2006) continue à piocher dans l’entourage de Le Rouge et du Mercure, avec des poèmes de Georges-Albert Aurier, présentés par Nicolas Leroux – Aurier dont il faudrait rééditer les Œuvres posthumes en intégralité, même si ces poèmes ne sont pas de la plus belle eau. Vient ensuite une lettre de Vincent Muselli à Jean Texcier à propos d’un article à paraître dans la revue Triptyque sur Georges Simenon ; on y découvre un Simenon en imagier d’Épinal, apprécié pour son caractère d’artiste primitif. Un autre texte de Rebell, « Balzac et les Soldats de l’Empire », sur la vision de l’Histoire du maître de la Comédie humaine, précède la suite du « Pavillon du ratodrome ». Nicolas Leroux présente en dernier lieu la Revue d’un Passant de F.-B. de Bucé, publication originale dont l’histoire est esquissée dans une « nouvelle parisienne » de Marius Boisson, l’un des nègre de Rebell, « Piquette ».
4Dans le troisième numéro (mars 2007), Henri Bordillon dessine le portrait d’un autre oublié de l’histoire littéraire, « Le Mystérieux Schilt de Monclar : entre Gustave Le Rouge et Hugues Rebell ». On le voit, on ne sort pas du duo infernal Le Rouge / Rebell, Schilt (un moine défroqué) ayant été à une époque le secrétaire bien inefficace du premier. Roger Dévigne évoque en 1923 ses années de bohême dans le Paris d’avant-guerre dans « Lyres et soucoupes » et « Les Buveurs d’entre ». Après la suite et fin du « Pavillon du ratodrome », on découvre finalement Gabriel-Tristan Franconi dans une « Lettre de guerre à Albert Urwiller » suivie de très beaux poèmes du jeune homme, âgé d’une vingtaine d’années à peine lorsqu’il en fit paraître certains dans La Foire aux Chimères en 1907, une revue qu’il avait fondée avec le Dévigne. Nicolas Leroux situe cet auteur dans son époque dans « Un artiste en guerre ».
5Les textes choisis dans ces trois livraisons de L’Œil bleu ne sont pas des inédits bouleversants. Le lecteur ne doit pas s’attendre à des révélations fracassantes d’histoire littéraire. Il s’agit surtout de faire sentir l’atmosphère d’une époque à travers des textes d’un abord aisé, d’allure plus journalistique que littéraire. Certains articles auraient certes pu dormir encore tranquillement au fond des bibliothèques, et il n’est pas certain qu’ils soient tous digne de cette belle présentation ; on regrette que les deux artisans de ces exhumations ne nous expliquent pas davantage la raison de leurs choix. Mais le tirage restreint de la revue (150 exemplaires) doit nous rappeler qu’elle ne s’adresse qu’à une catégorie très limitée de lecteurs, qui sauront d’emblée retrouver les intentions des éditeurs.