Un poète contemporain du Mystère : Jean-Claude Renard
1Le titre de ce livre pourrait toucher, en plus de Jean-Claude Renard, une belle part de la poésie française récente, autour d’Yves Bonnefoy, de Pierre Oster, de Jean Grosjean, de Claude Vigée. Le désespoir ressenti par Mallarmé devant l’abîme entre mots et choses, la perte sur laquelle s’était fondée la modernité poétique, les rêves surréalistes semblent devoir être conjurés. Des retrouvailles avec la matière avaient pourtant déjà eu lieu après l’éclatement du symbolisme, notamment chez des poètes sensibles à l’incarnation – suivant ou non une inspiration confessionnelle – et aussi différents que Cendrars, Jammes, Péguy, Claudel, Segalen et bien plus tard, Ponge. En fait, il ne s’agit pas de retrouvailles, mais bien de « noces », parce que la dimension sacrée (non religieuse) de l’expérience poétique reste fondamentale pour ces poètes des cinquante dernières années. Ils affirment la trouver dans un réel concret qui en semblait si éloigné, surtout après le désastre de la seconde guerre mondiale. Aude Préta de Beaufort propose de resituer leur effort dans la perspective de l’inquiétude :
Cette forme d’inquiétude nous semble digne d’intérêt et mériterait d’être analysée à partir d’un ensemble élargi à d’autres œuvres de la seconde moitié du xxe siècle, précisément parce qu’elle n’aboutit pas au violent rejet moderne d’une existence humaine et d’un monde jugés absurdes. Elle ne paraît plus être tout à fait assimilable au sentiment de la “discordance” décrit par Hugo Friedrich en 1956 dans Structure de la poésie moderne. Il faudrait la situer du côté d’un retour vers le concret dont l’impermanence serait assumée et épousée par un mouvement de sympathie dégagé de la passivité du quiétisme1.
2D’où les différents paradoxes sur lesquels revient cette étude d’Aude Préta de Beaufort. Au cœur de l’univers concret, de l’immanence, le poète poursuit les traces d’une transcendance. Reconnaissable et insaisissable, hantant le « vrai lieu », ou l’« arrière-pays », pour reprendre les mots d’Yves Bonnefoy, le sens de l’être pourrait bien, fugitivement, y avoir « lieu »2. De nature irréductible, ce « Mystère » qui fait signe au poète mais se dérobe à lui, implique une réflexion sur les modalités de la présence et de l’absence, sur la puissance et l’impuissance du langage. À partir de ce nœud de questions éternellement posées en poésie, Aude Préta de Beaufort explique l’itinéraire de Jean-Claude Renard et trouve les mots justes pour commenter son expérience.
3La dimension « spirituelle » de cette part de la poésie contemporaine a souvent été soulignée. Qu’entendre par cet adjectif accolé à la poésie de Renard ? Son goût du mystère sacré, ce qui rend sa poésie « vivante », l’arrache aux dogmes. Familière de plusieurs traditions mystiques, de la foi catholique, d’initiations occultes, l’œuvre du poète est tendue vers la révélation imminente d’un « Mystère » qu’il se refuse à définir mais n’a de cesse de cerner. En ce sens, on peut parler de la poésie comme d’un « exercice spirituel », sans référence aux exercices ignatiens. On peut aussi s’aider de la distinction faite par Yves-Alain Favre entre « sacré » et « religieux » en poésie : « le sacré – qu’il se présente sous la forme du mysterium tremendum qui suscite la crainte et l’effroi, ou sous la forme du mysterium fascinum qui attire et séduit – marque la distance infranchissable qui sépare radicalement l’homme d’un domaine sur lequel il n’a aucune prise mais dont dépend étroitement son existence »3. Est signe de la présence du sacré cet écart qui se fait à la fois signe et silence. Le religieux réside au contraire dans ce que l’homme ferait pour surmonter le vide qui le sépare de la divinité, prière et sacrifice ; faute d’être prière orthodoxe, la poésie de Jean-Claude Renard serait plutôt « précaire » – même s’il n’exclut pas la divinité4. Sous-tendue par une vaste culture et une grande intensité d’expériences, l’œuvre de ce poète requiert donc une connaissance approfondie et humble.
4Des études, articles, actes de colloques et recueils d’hommages, ont déjà été consacrés à Jean-Claude Renard, disparu en 2003. Lui-même a écrit des essais sur son activité. Manquaient un « défrichement » de l’imaginaire poétique de Renard, mais aussi davantage d’études complètes sur son œuvre. L’ouvrage d’Aude Préta de Beaufort, spécialiste du poète, en propose une lecture efficace, sensible et profonde, guidée par l’idée des « noces ». Il offre une introduction fouillée à l’œuvre du poète et marque sans doute un jalon important dans sa réception critique. Il serait difficile de rendre ici toute la richesse et la précision de ses analyses. Le livre développe cette idée : la poésie est pour Jean-Claude Renard une « éthique de réconciliation du spirituel et du charnel », grâce au « je poétique qui prend forme dans une énonciation elle-même adéquate au monde qu’elle fait surgir », c’est ce qui constitue la « poétique des noces» (p. 11). Elle est ainsi considérée comme « éthique », dans la mesure où la poésie demande de « vivre autrement », « bouleverse le principe d’identité », change la vie et « fait apparaître le secret des choses », dans une parole d’« accord » et d’« amour »5. Elle demande à celui qui écrit d’être responsable, plus encore, de vivre ce qu’il dit, de l’incarner, mais sans jamais se figer – parfois jusqu’au seuil de la folie. D’où une définition mouvante et sacrificielle du sujet lyrique. Une fois cette exigeante perspective dessinée, l’étude peut frayer progressivement les voies de cette « poétique des noces ».
5L’explicitation de la notion de « noces », terme récurrent dans l’œuvre du poète, est la première étape, et la plus fournie, du parcours. Elle permet de comprendre comment, pour réagir au dualisme stérilisant entre chair et esprit, Jean-Claude Renard a transformé sa vision de la poésie. À l’instar d’Yves Bonnefoy et de Claude Vigée et à l’encontre d’un christianisme mal compris, il s’agit d’exprimer le secret spirituel de la matière. Le premier livre, consacré à la figure de Dom Juan, de Narcisse et de saint Jean l’Évangéliste, bâtit un ethos encore marqué par l’effroi devant la chair interdite. Mais l’harmonie vient avec l’expérience vécue des noces humaines, nécessaire à l’acte poétique. C’est une libération pour le poète, qui se rapproche de son maître Pierre Emmanuel, mais s’éloigne de Jouve et de sa chair à la fois effrayante et sublime, source de joie et lieu de faute. La méditation des noces est aussi informée par l’occultisme. Assoiffé de rencontre avec le Mystère, insatisfait des dogmes, Jean-Claude Renard n’a pas confondu la quête d’unité avec un système religieux. Aude Préta de Beaufort présente avec précision et clarté les divers courants spirituels qu’il a fréquentés. Elle résume ce qui a retenu le poète dans les doctrines, ce qui en affleure dans son univers poétique (en particulier dans Toutes les îles sont secrètes ou dans La Lumière du silence, dont le titre renvoie à celui d’un traité occulte). Lectrice avertie, elle montre aussi les glissements que le poète fait subir à ces pensées occultes, dans le sens de son anti-dualisme. Pour sa recherche de l’unité, il s’est intéressé à la lecture kabbalistique et à l’alchimie, ces disciplines « impliquant le recours à un élément concret pour mener à bien l’exercice spirituel » (p. 51), à la différence de la gnose. L’« opération spirituelle concrète » (apparent oxymoron) que pratique l’alchimie ne pouvait qu’attacher Renard, pour qui cette discipline n’a pas été qu’une métaphore de la poésie.
6Cependant, le lien avec le catholicisme n’a jamais été rompu : la lecture de la Bible (extrêmement riche en métaphores nuptiales), l’héritage de la patristique, mais aussi l’intérêt pour les mystiques ont profondément marqué sa création et son expression. Là encore, des glissements sont repérables, inflexions vers les « noces » telles que Renard les comprend : union entre Dieu et l’homme, comme le promet l’eschatologie – mais impliquant l’idée hétérodoxe d’une dépendance de Dieu envers l’homme. L’ascèse de la mystique évolue chez Renard vers une contemplation du concret et un amour de l’Absent.
7L’étude de ces diverses influences spirituelles montre bien que le poète effectue des transformations dans le sens de son propre Œuvre poétique. D’une part, il recherche l’union « sans confusion ni séparation »6 du Mystère et de l’homme, d’autre part, il la conçoit comme possible seulement sur le mode du retrait. Il ne s’agit donc ni d’une célébration de ce qui est là, ni de ce qui est à jamais perdu. Le poète apprend à reconnaître une absence habitée. C’est la définition délicate de cette « transcendance-immanence », préservant l’existence d’une transcendance radicale, qui, à notre avis, fait l’originalité de cette poésie et la subtilité de l’analyse d’Aude Préta de Beaufort. « Les noces, comme unification sans perte de singularité ni extinction de la tension entre les pôles de présence et d’absence qui se joignent en elles, doivent sans aucun doute à cette dimension de la nuit et du désir mystiques :
“N’étant point en ce qui rassure,
le sens se fait exode.
Car immobile, sinon pour épier,
il ne rédimerait rien ” »7.
8Le discours s’achemine vers une nouvelle forme d’apophase : il défie l’expression rationnelle, en une série de paradoxes renvoyant les uns aux autres, autour du cœur dérobé du Mystère. Il voudrait rejoindre le « silence dont l’avènement hante le poème »8. Silence vivant, non mortifère. L’être est perçu comme lieu de révélation, dans la mesure où il est de « nature langagière » – mais porteur d’une « autre parole ». Le poète évoque ainsi « une sorte d’au-delà des vocables d’où ceux-ci tirent leur origine, commencent à parler avant la parole, à s’y disposer comme une étrange fleur qui n’éclorait qu’en gardant d’abord en elle et pour elle sa corolle, ses couleurs et son parfum » – ce n’est pas une rose symboliste, idéal surgissement rêvé, fiction du langage9. L’impuissance est dynamisante, mais elle ne conduit pas à la suggestion de ce qui n’est pas : elle donne le pressentiment de ce qui est.
9La complexité de cette position est rendue avec clarté et humilité par Aude Préta de Beaufort, qui n’évacue pas les questions importantes. Par exemple, que penser de cette parole d’avant la parole ? « Les hésitations, les quasi contradictions que nous percevons ici entre théorie et pratique proviennent sans doute de l’ambiguïté que nous relevions dès notre introduction dans la définition de noces immanentes-transcendantes mais n’excluant pas l’hypothèse d’un divin réellement transcendant. Le poète ne peut tout à fait, nous semble-t-il, se détourner de l’idée d’un Mystère préexistant, vers la connaissance duquel tendrait le langage symbolique du poème dont l’incognoscibilité pourrait rendre compte des insuffisances du langage (l’irréductible écart entre signifiant et signifié correspond à l’hétérogénéité ontologique du mot et de l’être) »10.
10De ce point de vue, il n’y a pas d’identité entre les mots et les choses, mais une altérité à apprivoiser. Comment définir alors le symbole ? Les éléments concrets présents dans la poésie de Jean-Claude Renard sont signes du Mystère en même temps que son incarnation précaire. C’est en interrogeant plutôt ce que « fait » le poème que la lectrice de Renard trouve une solution convaincante. Le poème transforme ce qu’il montre. Il agit sur le mode de la participation, de l’amour, « agapè » (p. 119). Voilà ainsi reconnus à la poésie ses dimensions affective, physique, psychologique, et son pouvoir d’étonnement devant ce qui est, grâce à l’émotion (p. 195).
11Les modalités de ce discours du désir et de l’union font l’objet d’un travail intéressant, pour exprimer « la substance fruitée / Qui laisse s’unifier la rivière et la braise / Sans que rien ne s’altère de l’une ni de l’autre11. » La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Noces et divorces », montre comment à partir de la « discordance », le poète a œuvré à cette unité. Aude Préta de Beaufort en expose les choix de style et de lexique, la métrique de l’incantation et de la formule. Toute son interprétation des « noces » y trouve ainsi un fondement substantiel. Le « langage de la différence »12 est, par exemple, analysé à travers l’usage de la conjonction « et », à la fois « alternative » et « coïncidence », les répétitions sont autant de variations et de renouvellements, de même que les parallélismes n’impliquent nul enfermement. Le traitement de l’oxymore est aussi intéressant, car il montre comment Jean-Claude Renard gauchit le langage de la « docte ignorance », en associant des éléments qui ne sont pas forcément contradictoires.
12L’ouvrage se termine sur la « ligne de crête » où le poète cherche sa juste place. La dernière partie offre à la fois une synthèse sur les efforts du poète pour définir le lieu instable de la « transcendance-immanence » et les ultimes perspectives de sa quête, dans les années 90. Elle permet de rappeler qu’il n’a jamais exclu la possibilité d’une « transcendance radicale du divin » (p. 200), d’où la fragilité de l’entreprise des « noces ». La conciliation reste en effet complexe, entre la radicalité et la proximité de cette transcendance. Mais tenir à la fois les deux caractères est essentiel, pour reconnaître l’inviolabilité du Mystère et sa part de révélation fugitive. De ce point de vue, l’absence n’est pas un manque, mais un désir qui ne sera ni frustré ni totalement satisfait, mais restera sur la crête, dans l’entre-deux : « Qui écrit ne voit plus et qui voit n’écrit plus »13. Dans les derniers livres, l’exploration de cette route étroite donne lieu à une expression plus assertive. On y trouve l’affirmation d’une présence – dans la modestie du neutre ou de la périphrase, sans cratylisme, mais avec un sentiment d’étrangeté (p. 257). L’expression s’y fait aussi sensible au temps (déjà là et pas encore) et creusée par le silence (impersonnel, énumératif de la simple présence).
13Jean-Claude Renard a ainsi conçu son travail comme Œuvre en train de se faire, par strates qui se répondent. La confrontation du langage à l’impossible lui a fait contester les notions de genre. Pour ses recueils, il parle de « livres » ; pour ses poèmes, il évoque des textes, strates, récits et « dits », faisant référence à la littérature occulte. En note, on trouve cette intéressante remarque : « la seule distinction qu’il ne remette pas en cause est celle qui existe entre la prose discursive et la poésie, “autre parole” aux pouvoirs singuliers » (p. 249). En tant que progression vers la révélation, cette poésie prend aussi essentiellement la forme du « récit ». La poésie échappe une fois encore aux critères de classement pour désigner un mode d’être et de dire le Mystère.
14Récit à poursuivre dans la poésie à venir. Le désir est comblé et assoiffé par une étreinte pleine de promesses. L’expression d’une telle précarité du sacré en poésie rappelle la silhouette de « Notre-Dame de Lumière » égarée dans un « bois » où elle se refera un « cœur d’enfant »14.