Fictions du politique : Volodine
1« Qui n’a pas lu Dondog n’est pas digne d’être un chien ». On se souvient de cette adresse au lecteur quelque peu rugueuse, de cette exhortation publicitaire surprenante qui, en son temps, annonçait la parution du treizième roman d’Antoine Volodine... Difficile après une telle apostrophe d’appeler à la lecture d’un ouvrage et d’un ouvrage entièrement consacré aux fictions d’Antoine Volodine lui-même. Pourtant on ne saurait passer sous silence la huitième livraison de la revue Écritures Contemporaines car elle constitue un indispensable viatique littéraire : s’en dispenser pourrait conduire à errer sans fin dans les enfers fabuleux du « post-exotisme i», une œuvre aux méandres infinis, aux innombrables tours, détours et retournements narratifs.
2Écritures Contemporaines 8 est en effet précieux à plus d’un titre. Cet opuscule généreux de plus de trois cents pages, donne non seulement à lire les actes du premier colloque sur Antoine Volodineii, mais il y ajoute également les interventions d’autres chercheurs et surtout il fournit en version française, c’est à dire en version originale, le très long entretien de l’auteur avec Jean-Didier Wagneur - entretien jusqu’ici assez difficile d’accès car disponible uniquement dans la revue américaine SubStance, en version anglaiseiii. De Biographie comparée de Jorian Murgrave à Bardo or not Bardo, faisant halte sur chaque œuvre, Antoine Volodine y commente abondamment son parcours littéraire « post-exotique » ainsi que ses choix thématiques ou oniriques, ses techniques narratives ou encore quelques sombres épisodes de notre Histoire. Enfin dans un complément inédit de quelques pages, est abordé ce recueil à la poétique étrange et violente : Slogans de Maria Soudaïeva, traduit du Russe par Antoine Volodine d’une manière qu’il explique dans les premières pages de l’œuvre et qu’il précise ici.
3Outre ce long dialogue, l’ensemble, composé de douze interventions, permet de parcourir l’œuvre volodinienne en tout sens, à des vitesses variables et avec des focales différentes comme pour illustrer ce propos de Jean Starobinsky : « la critique complète n’est peut-être ni celle qui vise à la totalité (comme le fait le regard surplombant), ni celle qui vise à l’intimité (comme le fait l’intuition identifiante) ; c’est un regard qui sait exiger tour à tour le surplomb et l’intimité, sachant par avance que la vérité n’est ni dans l’une ni dans l’autre tentative, mais dans le mouvement qui va inlassablement de l’une à l’autre.iv » Se côtoient donc ‘études panoramiques’ s’appuyant sur l’unité du « post-exotisme » comme ensemble cohérent et perspectives moins vastes préférant s’attarder plus précisément sur tel ou tel opus, ‘textes d’initiation’ pour qui ferait ses premiers pas dans « le post-exotisme » et ‘textes pour initiés’ dont la lecture suppose quelque connaissance plus précise de l’édifice romanesque. Cette diversité féconde répond à l’enjeu d’Écritures Contemporaines 8 annoncé par Anne Roche dès les premières lignes de son avant-propos : « l’œuvre d’Antoine Volodine est toutefois loin d’avoir encore le retentissement qu’elle mérite et c’est à cela que ce volume voudrait contribuer » (p.3).
4On conseillerait volontiers au lecteur de commencer par l’article de Dominique Viart, précieux pour « situer Volodine » dans son siècle littéraire et comprendre ce qui fait de ses récits non seulement des textes « post-apocalyptiques » qui de ce fait « s’originent dans un après de la catastrophe, mettent en scène un monde détruit, survivant mal (...) » (p.38), mais aussi des « fictions du politique », tressant indissociablement « fiction pure, imaginaire libre, exercice de la mémoire et vérité historique » (p.46). L’universitaire clôt sa contribution en proposant l’idée d’un rapprochement possible entre « le post-exotisme » volodinien et le courant anthropologique de la Writing Culture qui se baptisa du même nomv ; ce faisant, il nous donne un aperçu de la complexité foisonnante de cette œuvre. Une fois connaissance prise de cette riche introduction, l’ordre de lecture importe peu et les lignes suivantes se veulent simplement points de repère ou regroupements possibles.
5Parmi les contributions qui parcourent l’œuvre à grandes enjambées en choisissant toutefois une voie d’accès spécifique, celle de Charif Majadalani insiste sur un aspect essentiel de la littérature « post-exotique » : son intranquillité fondamentale qui s’échafaude sur des troubles multiples et récurrents. Sont ainsi systématiquement perturbés les repères spatio-temporels, les voix narratives, la ligne de partage entre fiction et réalité, la question de l’identité (qu’il s’agisse des personnages, des narrateurs ou de l’auteur). Jean-Louis Hippolyte quant à lui, met en lumière l’utilisation mathématiquement discrète de la contrainte au sein de cet édifice littéraire singulier, que celle-ci soit générique, numérique ou linguistique. Dépassant cependant le jeu oulipien presque cartésien, elle ne constitue pas un élément stable auquel pourrait se raccrocher le lecteur car ne sont installées dans le texte qu’« incertitudes des figures » et « fluidité de la configuration » (p.128). On ne s’étonnera donc pas que Frédérik Detue choisisse l’adjectif baroque pour qualifier cette œuvre envisagée par lui comme un contre monument. « Baroque », précise-t-il, est à prendre au sens borgésien du terme quand il est question d’un « style qui épuise délibérément (ou tente d’épuiser) toutes ses possibilités, et qui frôle sa propre caricature », mettant en œuvre « l’étape finale de tout art lorsqu’il exhibe et dilapide ses moyens » (p.142) et que la mort aux visages multiples indéfectiblement le hante. Hantise également d’un certain nombre de scènes qui dans l’œuvre, comme le montre Lionel Ruffel, « produisent des images rémanentes qui nous hantent sans doute plus longtemps que la conduite narrative » (p.113). Omniprésence de la théâtralité et de l’iconicité sont ainsi dévoilées et ceci souligne non seulement ces nombreux moments littéraires presque paradoxaux où la logique iconique l’emporte sur la logique discursive, mais met également en évidence que le « post-exotisme » a indéniablement et fondamentalement à voir avec l’image.
6À noter également deux articles complémentaires s’intéressant aux figures en regard qui encadrent toute œuvre : celle de l’auteur, en amont ; en aval, celle du lecteur. Très régulièrement, un peu comme des personnages de prédilection, elles surgissent dans les textes volodiniens. Anne Roche montre que l’écrivain, qu’il s’agisse d’Antoine Volodine ou de créatures fictionnelles, opère en chiffonnier : version moderne du rhapsode antique, au XXè siècle il ne se contente plus de coudre mais recolle les morceaux, bricole les déchets, réajuste les restes. Avec brio, il pratique l’art du détournement et de la reconversion - ceux de l’Histoire et de la Littérature. Et parce que la réception de l’œuvre occupe une place de choix dans les textes volodiniens, Frank Wagner, lui, brosse le portrait du lecteur « post-exotique » : portrait antithétique, complexe et inquiet (au sens étymologique du terme) qui oblige ledit lecteur à faire retour sur sa pratique et à en interroger les présupposés. Et l’universitaire de conclure : « sur le plan esthétique, la grande force de cette création est de proposer une expérience de lecture non seulement inédite mais complète » (p.98). À la suite de l’étude de Wagner, on peut lire celle de Wagneur, Jean-Didier, qui s’interroge notamment sur une critique adaptée au « post-exotisme » et se laisserait volontiers tenter par les propositions fictionnellement théoriques de la septième leçon du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze intitulée « vocables spécifiques ». Parmi ceux-ci « la voix muette », « la respiration ornementale », « le faseyage narratif » ou encore « le paysage spirale »vi : de quoi laisser la critique songeuse...
7Ensuite, fort de ces différentes armes littéraires, on peut sans imposture se considérer comme initié et aborder sans crainte la fin d’Écritures Contemporaines 8, qui propose des plongées spécifiques. Joëlle Gleize, empruntant un titre à ceux qui abondent dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze met en garde contre cette œuvre faussement limpide dont l’un des principes fondateurs serait celui-ci : « Pour une meilleure transparence de la désinformation »vii. S’y mêlent en effet vrais pastiches, fausses leçons, fictions authentiques, humour douteux etc laissant le lecteur réjouit et perplexe voire exalté et sidéré. Thierry Saint Arnoult pour sa part s’intéresse plus particulièrement aux Anges mineurs, bakhtiniens dans leur polyphonie, et nous déporte du côté de la littérature et de la révolution russes, montrant que l’œuvre, qui offre la parole à qui ne l’a plus, est partagée « entre la douleur de la perte et la fidélité de la mémoire » (p.179). Et c’est précisément cette double question qui agite Dondog dont la quête errante, qui ne saurait être réduite à un simple règlement de comptes, n’est qu’un(e) geste banal(e) si humain(e). En effet « la violence vengeresse consiste seulement à répartir également entre soi et l’autre, entre les amis et les ennemis, entre les bourreaux et les victimes la dose fatale de mortalité qui est en chacun comme dans l’Humanité elle-même » (p.200) : tel est le propos de Pierre Ouellet dans un article particulièrement réjouissant et magnifiquement intitulé « le vindicatif présent ». Enfin changement de ton et d’univers avec la dernière contribution, celle de Bruno Blanckeman, tout d’allégresse et de jubilation, mais surtout avec Bardo or not Bardo lui-même dans lequel exulte un humour plus ravageur que jamais, abondamment nourri de restes (et ils sont beaux) culturels et historiques. Mais comme l’indique le titre volodinien, c’est le Bardo Thödol qui est l’invité d’honneur et auquel est rendu un hommage dans une forme qui « signe d’entrée de jeu un pacte de sécession romanesque » dans un opus qui se déploie « par fractures narratives et radiations de sens » (p.210).
8L’une des réussites d’Écritures Contemporaines 8, et non la moindre, est donc de confirmer la place indéniable de l’œuvre volodinienne dans la littérature française contemporaine et surtout de l’inscrire visiblement dans le champ de la recherche universitaire. Cet opus fait donc œuvre de pionnier salutaire grâce aux premiers jalons qu’il pose et aux perspectives inaugurales qu’il ouvre. Mis en appétit et en joie par sa lecture, on attend avec impatience la parution, annoncée pour 2008, de la ‘suite canadienne’viii. Mais pour patienter, on peut d’ores et déjà se plonger dans le cahier Volodine que la revue Europe donne à lire dans le numéro d’août-septembre 2007ix ou dans le tout récent livre de Lionel Ruffel, Volodine post-exotique (Verdier 2007)x.