Littératures testimoniales et expérience concentrationnaire
1Comme le signale la quatrième de couverture du présent ouvrage, nombreux sont les textes, les œuvres et les films qui s’efforcent de témoigner de l’expérience concentrationnaire alors même qu’elle a souvent été qualifiée « d’indicible ». En 2000, Linda Pipet publiait d’ailleurs une étude intitulée La notion d’indicible dans la littérature des camps de la mort (L’Harmattan). Philippe Mesnard décide de prendre le contre-pied de cette notion puisqu’il s’agit pour lui de penser « en termes de possible et de dicible ce qui souvent est renvoyé à l’exception, à l’impossible, à l’indicible ». S’appuyant sur un corpus tout autant littéraire que cinématographique, il se donne pour objectif de « dégager différentes configurations, c’est-à-dire différentes possibilités formelles ou esthétiques auxquelles recourent les survivants pour exprimer leur témoignage ». Son ouvrage est ainsi composé de quatre parties, chacune correspondant à une de ces configurations.
2Dans cette première partie, Philippe Mesnard se penche sur les rapports que « le réalisme testimonial entretient avec [la] violence » des scènes de gazages. Il s’appuie d’abord sur Vie et destin, roman de Vassili Grossman publié en 1955, plus précisément sur une scène où l’un des héros meurt dans une chambre à gaz. S’intéressant aux points de vue adoptés, l’auteur met à jour « la logique de transparence qui surdétermine tout projet de ce type » dans la mesure où ce qui est mis en œuvre cherche à gommer les frontières entre texte et réalité et va jusqu’à « laisser penser que le texte dit la vérité de la réalité ».
3Il s’intéresse ensuite à L’Univers concentrationnaire, texte atypique de David Rousset, qui oscille entre essai, document et récit et qui constitue en quelque sorte l’avant-texte de son roman publié deux ans plus tard, Les jours de notre mort. Comparant les scènes de gazages de ces deux ouvrages, Ph. Mesnard remarque que Rousset est passé d’une dimension mythique à une dimension épique faisant de l’écriture un « au-delà de l’expérience ».
4L’auteur, et c’est là un des intérêts de l’ouvrage, ne limite pas son étude aux textes et se propose d’analyser aussi les images. S’il commence par noter que « la mémoire du génocide des Juifs s’est formée sur un manque iconographique », il constate aussi que ce manque a été — apparemment seulement — comblé par de nombreuses images diffusées par des reportages, des films ou des expositions après la guerre. Il n’a été qu’apparemment comblé car ces images n’étaient en fait que « la répétition lancinantes de quelques types d’images variant peu d’une photo à une autre ». De plus, ces images se trouvaient au centre de tensions entre différentes dialectiques (valeur indicielle / valeur iconique par exemple) qui problématisent leur réception. Enfin, et toujours concernant l’image, c’est le traitement cinématographique des camps de concentration et du génocide qui est interrogé. Ce que constate Ph. Mesnard, c’est que depuis La Dernière étape, première fiction sur Auschwitz, jusqu’aux œuvres les plus récentes telles que La Liste de Schindler, les films se sont fait les miroirs des réalismes dont ils étaient issus (réalisme socialiste ou réalisme hollywoodien). Ainsi, en dépit de leur exigence de vérité, ils ont raté ou trahi le rapport testimonial à l’événement.
5L’auteur conclut cette première partie en mettant en relief l’actualité du réalisme propre aux œuvres étudiées puis en soulignant la réception attentive dont il continue de bénéficier à travers notamment « les nouvelles orientations autobiographiques du témoignage ».
6La deuxième partie s’intéresse au retour et à la circulation de certains topoï, de certaines expressions à l’évidente dimension symbolique dans la littérature de témoignage. Ces usages linguistiques, nous dit Ph. Mesnard, « renseignent sur la façon dont l’expérience et la réalité concentrationnaires nous parviennent sous une forme testimoniale, et nous touchent. » Après avoir évoqué le topos de la fenêtre à travers une courte analyse du récit d’Anne-Lise Stern, et démontré que le topos est, en général, constitutif « de la mise en forme au tout premier stade de l’expérience testimoniale », l’auteur propose un petit catalogue des lieux communs et autres topoï présents dans les témoignages. Ces lieux communs rattachent l’individu à la civilisation et constituent ainsi « une résistance spécifique à l’anéantissement ». Ils permettent aussi de « contenir et d’entretenir l’émotion […] tout en empêchant d’y sombrer. » Deux topoï font l’objet d’une analyse plus précise : l’enfant et les flammes. L’enfant dans les camps devient, selon les témoignages, une figure de vulnérabilité ou un modèle de résistance. Quoi qu’il en soit, l’enfant « désigne une position d’énonciation type » en offrant une vision décalée sur le monde et en établissant un rapport particulier aux émotions. Il s’interroge ensuite sur les flammes, « devenues un symbole de l’extermination », sur la signification et la valeur qui faut leur accorder. C’est en considérant ces dernières comme une métaphore « qui déforme le monde réel pour le restituer sous une forme non pas compréhensible mais intelligible grâce à l’usage de symboles hautement culturels » que Ph. Mesnard arrive à penser ce topos.
7Toujours à propos des symboles très présents dans les récits relatant l’expérience concentrationnaire, l’auteur en distingue deux versions : celle « transcendante » chez un écrivain comme Elie Wiesel qui emprunte à la théologie juive ou chrétienne de nombreuses références et celle « laïque » que l’on retrouve notamment chez Primo Levi.
8Enfin, Ph. Mesnard se penche sur des témoignages rédigés en yiddish par des témoins qui, pour la plupart, n’ont pas survécu. Ces récits, qui ont dû être enterrés pour être sauvés, constituent tout autant des témoignages, des archives, qu’un acte de résistance. L’auteur différencie ceux qui se présentent comme des documents bruts et qui n’ont, en ce sens, que « peu d’autonomie, peu de distance vis-à-vis du réel » et ceux qui portent une dimension littéraire comme Le chant du peuple juif assassiné de Yitskhok Katzenelson ou Au cœur de l’enfer de Zalmen Gradowski, textes dans lesquels on retrouve de nombreux topoï.
9Cette avant dernière partie entend aborder les œuvres qui échappent aux « cahiers des charges réalistes ou symboliques ». Ces œuvres, souvent hybrides, puisqu’elles empruntent à différents genres, les combinent, jusqu’à en fonder un nouveau, mettent « l’accent sur le rapport entre ce qui a été vécu et le langage requis pour en témoigner ».
10Pour illustrer cette configuration, Mesnard commence par s’appuyer sur quelques unes des nouvelles extraites du Monde de pierre de Tadeusz Borowski, nouvelles qui avaient provoqué, à leur parution, de nombreuses polémiques dans la mesure où l’auteur avait été accusé de faire preuve de cynisme en refusant la victimisation, les descriptions horrifiques, en affectant parfois une certaine froideur. C’est que l’écriture de Borowski « répond au souci permanent de transcrire la réalité en témoignant en même temps de ses propres limites ». Après la distance, c’est l’atténuation qui est envisagée, notamment à travers Être sans destin d’Imre Kertész où les euphémismes et les litotes tiennent le pathos en respect. De nouveau, l’auteur revient ensuite aux images pour trouver des équivalents cinématographiques aux dispositifs et procédés analysés dans les textes. La Passagère d’Andrzej Munk et Shoah de Claude Lanzmann sont ici étudiés. Les essais, comme ceux de Cayrol, de Levi ou de Semprun, trouvent légitimement leur place dans cette partie consacrée aux dispositifs critiques puisque, répondant à une volonté de sortir du narratif, ils conduisent à « une réflexion plus abstraite, voire plus universelle ». Cette troisième partie se conclut sur l’intéressante problématique liée à la transcription, par des auteurs qui ne l’ont pas vécu, de cette expérience qui les hante cependant. C’est logiquement que la lecture de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec nourrit largement ces pages. Cependant, on regrettera que l’œuvre de Patrick Modiano, auteur pourtant de plusieurs romans représentatifs de cette tendance, ne soit que trop brièvement abordée.
11Il s’agit là de la dernière et de la plus courte des quatre parties de l’ouvrage. La problématique en est la suivante : « Aujourd’hui, comment faire avec l’émotion que suscite la violence subie dans les camps et l’ampleur du génocide des juifs ? » Ces œuvres qui fondent leur représentation sur l’émotion comportent un risque, nous dit l’auteur : celui de « recourir à des images extrêmes, de les accumuler, de les amplifier pour, à la fin […] paralyser le jugement du destinataire […] ». Ces textes comportent un autre point commun, dans leur diversité, c’est d’avoir été écrits par des auteurs dont aucun n’a été déporté, confirmant le fait que « ceux qui sont passés par les camps n’envisagent pas en général de mettre en spectacle la souffrance ».
12Seront ici envisagés la pièce de théâtre Holocauste, mise en scène en 1998 par Claude Régy, l’imposture de Bruno Grosjean-Dösseker (écrivain non juif qui n’a aucun rapport avec le génocide alors que son texte relatant la déportation d’un enfant d’un ghetto de Pologne à Majdanek est présenté comme un témoignage autobiographique) publiée en France en 1997 sous le titre Fragments. Une enfance 1939-1948, ou encore du texte polémique de Jerzy Kosinski intitulé L’oiseau bariolé.
13Cet ouvrage, il faut le noter pour conclure, est une véritable somme sur le sujet abordé. Philippe Mesnard a à cœur, dans sa volonté taxinomique, d’envisager l’ensemble des productions artistiques et testimoniales sur l’expérience concentrationnaire, considérant dans son étude les récits, les nouvelles, les poésies, les pièces de théâtre, les photographies ou les films s’étant penchés sur la catastrophe. De plus, la visée didactique de ce travail en fait un livre clair et accessible, rapidement appelé à devenir une référence sur la question.