De l’indigent vertueux au bouffon. Postures littéraires
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2À l’image du concept de « posture » qu’il théorise, le dernier ouvrage de Jérôme Meizoz est bien plus qu’un simple épiphénomène. Il constitue une étape importante, tant au point de vue de l’apport au champ de la critique socio-littéraire que dans la trajectoire personnelle du chercheur, puisqu’il permet à ce dernier de donner à sa belle inventioni conceptuelle l’assise solide qu’elle mérite. C’est que les travaux portant sur la posture littéraire ne datent pas d’hier : Meizoz a développé ce concept – déjà placé au centre du remarqué L’Œil sociologue et la littératureii – à l’occasion de différents articles (dont certains ont été retravaillés pour intégrer le présent ouvrage), avant que celui-ci ne soit défendu, mobilisé et problématisé par d’autres chercheurs en sociologie de la littératureiii. En éprouvant la validité de l’analyse posturale sur des objets variés, ces réflexions multiples ont eu le don d’affermir les contours de la définition de la notion, de préciser les enjeux de son emploi et d’ouvrir la voie à des pistes nouvelles. Le livre de J. Meizoz cristallise les résultats de ces investigations et constitue une première somme incontournable sur la question.
3Quantitativement dominé par des analyses de cas, Postures littéraires s’ouvre sur une introduction et deux premiers chapitres de mise au point théorique. Partant de procédures de mises en scène de soi adoptées respectivement par Jean Échenoz (qui, en rédigeant sa propre notice dictionnairique, a choisi de se créer un passé absolument fictif) et Pierre Michon (oscillant constamment entre deux auto-représentations antagonistes), J. Meizoz expose directement la problématique de « l’auto-création », qu’il entend explorer à l’aide de la notion de posture. Le critique situe alors sa démarche en regard du champ de la recherche : en posant la littérature comme « discours », Meizoz s’inscrit dans un courant soucieux d’étudier l’objet littéraire à l’aune de ses conditions sociales d’énonciation, en refusant le mythe de l’écrivain cloisonné dans sa tour d’ivoire. Désireux de prévenir les défiances à l’égard de cette perspective souvent accusée de négliger la dimension extraordinaire et unique de chaque œuvre, Meizoz convoque le concept de posture pour « décrire au mieux l’articulation constante du singulier et du collectif dans le discours littéraire » (p. 14).
4Le premier chapitre, « Qu’entend-on par “posture” ? » constitue le pilier central de l’essai. Comme un écho à la spécialisation rousseauiste de J. Meizoz, il se présente sous la forme très dix-huitièmiste – et très pédagogique – d’un dialogue entre le chercheur et un curieux. J. Meizoz y propose sa définition de la posture (« la manière singulière d’occuper une “position” dans le champ littéraire » ; p. 18) et affine celle-ci en reprenant plusieurs questions fréquemment soulevées à ce sujet. En situant la posture d’auteur par rapport à l’acception commune et par rapport à des concepts voisins, le chercheur parvient à dissiper les éventuelles confusions terminologiques que l’emploi du terme pourrait provoquer. Rendant hommage à Alain Viala, qui avait ouvert la brèche en proposant la première problématisation de la notion, J. Meizoz précise qu’il donne à cette dernière un sens plus large, incluant une double dimension, rhétorique (ou textuelle) et actionnelle (ou contextuelle). L’adoption d’une posture, selon Meizoz, serait inéluctable dès lors qu’un agent entre dans le champ littéraire : en prenant part au jeu artistique, l’auteur accepte de se rendre public et, de ce fait, de diffuser une certaine image de soi. La conscience de cette représentation demeure une question contingente et Meizoz, en emboîtant en quelque sorte le pas à Pierre Bourdieu et son idée d’illusio, refuse de considérer la posture comme une pose ou un artifice. Le critique pointe toutefois – judicieusement – un faisceau de cas contemporains (Houellebecq, Angot, Despentes et consorts) pour suggérer l’évolution d’une littérature dont les produits acquièrent désormais une certaine valeur marchande en fonction de l’image plus ou moins forte que parviennent à se créer leurs auteurs…
5Le dialogue se poursuit autour de quatre problématiques particulières, interrogeant successivement les rapports de la posture avec l’ethos — dans son acception rhétorique —, l’histoire, les fictions et le public. Meizoz en profite pour souligner l’importance de la prise en compte des deux versants (rhétorique et actionnel) de la posture et propose notamment l’exemple de Jean Genet pour illustrer la cohérence d’une image fondée sur des discours et des actes qui se répondent. On regrettera peut-être que le chercheur s’en soit ici tenu à des « beaux cas ». L’articulation de ces dimensions interne et externe serait, nous semble-t-il, particulièrement porteuse en tant que révélatrice de discordances et, dans ce sens, permettrait de problématiser la façon dont certains écrivains privilégient tel ou tel pan de la posture pour « rattraper » l’autre... L’inscription du concept dans une perspective diachronique est, quant à elle, tout à fait remarquable : s’appuyant sur l’analyse livrée par Pascal Brissette au sujet de la représentation d’« indigent vertueux » que Rousseau tendait à imposeriv, Meizoz, dans une démonstration quasi-hégélienne, montre comment la posture est la mise en œuvre individuelle d’un imaginaire collectif préexistant et comment cette actualisation charrie son lot de contingencesv. Le « répertoire postural » dont le critique postule l’existence reste toutefois à établir et il s’agirait là d’un superbe projet de recherche. Par la suite, Meizoz, qui, dans ses précédents travaux, s’était, en ce qui concerne la dimension textuelle de son approche posturale, focalisé sur des textes « autobiographiques », justifie ce choix par la difficulté d’interpréter une posture d’auteur à travers la multiplicité des médiations que représentent les personnages de fiction. La question vaut néanmoins la peine d’être creusée : si certains héros – qu’on songe à Saint-Preux – incarnent des valeurs chères à leurs créateurs et peuvent constituer des doubles de ces derniers, les options stylistiques mobilisées par l’écrivain peuvent également participer de la construction d’une image de soi. Enfin, selon le chercheur, la posture ne peut s’expliquer ontologiquement puisqu’elle ne prend corps qu’à travers différentes mises en rapport (avec la position de l’auteur dans le champ ; le public ; etc.) à travers lesquelles elle tend à façonner l’horizon de réception.
6Le deuxième chapitre du livre, « Retours sur l’auteur », propose une synthèse historique et critique sur la notion d’auteur. Meizoz relate ainsi le parcours mouvementé de ce statut qui, né de la Renaissance, a connu successivement la consécration (les « portraits » de Sainte-Beuve et sa théorie du « Tel arbre, tel fruit » hypostasiant le créateur) et la damnation (la « mort de l’Auteur », rêvée en d’autres termes par Mallarmé et proclamée par Barthes), avant d’être partiellement réintégré à la théorie littéraire contemporaine, notamment par Nathalie Heinich, Dominique Maingueneau (auquel on doit la décomposition de l’auteur en une trinité personne/écrivain/inscripteurvi) et Bernard Lahire (étudiant le statut paradoxal de l’écrivainvii). Intéressant d’un point de vue épistémologique, puisqu’il situe la démarche de l’auteur par rapport à une tradition critique — Meizoz insiste sur le fait que son travail porte essentiellement sur les représentations de l’auteur —, ce chapitre au demeurant bien construit aurait peut-être gagné à ouvrir l’essai, la mise au point qu’il propose permettant d’appréhender au mieux les enjeux de l’approche posturale décrite antérieurement.
7La suite du livre consiste en une compilation de huit études de cas — parmi lesquelles six versions remaniées de communications et articles antérieurs —, développant les problématiques soulevées dans le dialogue liminaire. D’une écriture toujours fine et élégante, Meizoz décrit habilement différents jeux de mise en scène d’auteurs qu’il connaît bien (après Rousseau, Céline et Ramuz comptent parmi les domaines de prédilection du chercheur), en observant notamment la façon dont la même posture est investie, par divers moyens et en fonction d’enjeux parfois bien différents, par plusieurs écrivains. De cette façon, la posture de « scribe de la tribu », que le critique assigne, au chapitre quatre, aux figures de Charles Péguy et de Charles-Ferdinand Ramuz, procède de la même position intenable occupée par les deux écrivains. Issus de milieux modestes, Péguy et Ramuz rompent dans un premier temps avec leurs origines respectives (par leurs études et leur entrée en littérature), avant de se lamenter sur cette prise de distance et de vouer un culte au sang de petit-fils de paysan qui coule en eux. La résolution de cette tension, comme le montre Meizoz par une belle lecture stylistique, passe chez Péguy par l’intermédiaire de l’adoption, dans un texte autobiographique intitulé Victor-Marie, comte Hugo, d’un style oral populaire faisant écho au parler de son pays natal. À la suite du Français, Ramuz justifiera son « droit de mal écrire »viii en brandissant l’étendard de la « fidélité » comme valeur essentielle de son activité d’écrivain. La problématique du style oral, que Meizoz connaît bien puisqu’il a consacré sa thèse à cette questionix, constitue du reste une sorte de fil rouge de l’essai : signe de vitalité, de couleur et d’instabilité, il est une composante essentielle du portrait de Blaise Cendrars en « bourlingueur » (chapitre huit) et il représente, aux yeux du Céline antisémite de Bagatelles pour un massacre, le seul gage d’une identité française menacée par une « standardisation » contre laquelle l’écrivain entrera en guerre (chapitre six).
8Parmi les analyses minutieuses que propose J. Meizoz, on épinglera particulièrement le chapitre trois, consacré aux rapports entre Rousseau et Stendhal : le critique y expose comment, dans Le rouge et le noir, l’ambitieux Julien Sorel est une manière d’épigone de l’auteur des Confessions. Meizoz décortique un impressionnant faisceau d’allusions intertextuelles et de clins d’œil ironiques (notamment une intéressante lecture métaphorique des déplacements du héros stendhalien) destinés, selon lui, à reproduire la posture du « pauvre méritant » endossée par Rousseau, en l’exagérant pour mieux la railler. Les deux derniers chapitres du livre, consacrés à Charles-Albert Cingria, valent également le détour. Meizoz, à travers deux prises de position du chroniqueur de la N.R.F., démontre comment celui-ci s’est érigé au rang de « bouffon » des lettres françaises. On soulignera la très belle lecture d’un compte rendu de Cingria au sujet d’œuvres de Trotski, au cours de laquelle Meizoz emprunte les outils de l’analyse du discoursx pour montrer comment le protégé de Jean Paulhan investit singulièrement un genre purement évaluatif en le parant d’oripeaux stylistiques qu’il ne réclame pas, et en se donnant pour mission de juger la valeur littéraire de textes qui ne se revendiquent en rien de la littérature…
9En développant un concept facilitant l’appréhension des redéfinitions de soi auxquelles sacrifie chaque écrivain, J. Meizoz s’était engagé dans une voie encore peu explorée. En effet, alors que la sociologie des champs a souvent privilégié la dimension objective des positions littéraires, le grand apport de cette notion posture est de mettre au jour – tout en les objectivant, splendide paradoxe ! – une partie de leur dimension effective. Avec cet ouvrage, cette notion stimulante et désormais bien rôdée prend une dimension supplémentaire et tend à élargir l’espace des possibles de la recherche en sociologie de la littérature.