L’autorité de l’interprète. Les fables théoriques de Stanley Fish
1Il aura fallu près de vingt-sept ans, et le courage d’une jeune maison d’édition qui inaugure avec ce titre une nouvelle collection soucieuse d’une actualité politique « mondialisée »1, pour que le lecteur français puisse découvrir l’un des livres les plus célèbres et peut-être l’un des plus stimulants de la théorie littéraire américaine. Jusque-là, le public francophone ne pouvait connaître Stanley Fish que par un unique ouvrage, paru il y a plus dix ans sous le titre Respecter le sens commun. Rhétorique, interprétation et critique en littérature et en droit2, et passé à peu près inaperçu sinon pour les lecteurs de J. Derrida qui en méditait longuement le propos dans un essai fondamental intitulé « Du droit à la justice » (Force de loi, Galilée, 1994). Les lecteurs les mieux informés n’accédaient aux thèses de S. Fish sur l’interprétation des textes littéraires que dans les exposés assassins de ses plus ardents détracteurs : U. Eco dans Les Limites de l’interprétation ou A. Compagnon dans Le Démon de la théorie3. Plus sûrement encore, on ne pouvait guère rencontrer le théoricien, de ce côté-ci de l’Atlantique, que sous les traits de son double fictionnel : Stanley Fish n’est autre que le modèle avoué de l’ambitieux et fantasque Morris Zapp des campus novels de David Lodge (Un tout petit monde, Rivages, 1992), soit, dans la réalité comme dans la fiction, « le professeur de littérature le mieux payé de la planète » (le premier sinon le seul « littéraire » à bénéficier d’un salaire annuel à six chiffres en dollars…) et l’homme de toutes les polémiques sur les questions de politique universitaire comme sur les sujets les plus brûlants du débat public nord-américain4.
2Nul doute que la parution de Quand lire, c’est faire fera ici l’effet d’une « bombe à retardement », selon le mot (et le vœu) d’Yves Citton qui préface le volume. On peut s’étonner cependant du choix du titre français, qui a certes valeur mnémotechnique et le mérite de faire signe pour le public francophone vers l’un des titres les plus célèbres de J. L. Austin (Quand dire, c’est faire, trad. de How To Do Things With Words [1962], Seuil, 1970) mais en affichant peut-être trop positivement la filiation de S. Fish avec ce courant de la philosophie pragmatique représenté par W. James, J. Dewey ou R. Rorty, auquel les premiers essais du théoricien ne font guère référence. Cette édition française réunit en effet les trois brefs essais qui formaient l’édition américaine de Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretative Communities (Harvard University Press, 1980), issus d’une série de conférences prononcées en avril 1979 au Kenyon College en réponse aux attaques dont pouvaient alors faire l’objet les positions de J. Derrida, H. Bloom et Stanley Fish lui-même, auxquels les éditeurs français ont eu l’heureuse idée d’adjoindre un chapitre more geometrico tiré du plus récent, mais tout aussi célèbre outre-atlantique, Professional Correctness : Literary Studies and Political Change (Oxford University Press, 1995), ainsi qu’une postface de l’auteur rédigée pour l’occasion.
3La communauté des textes et le partage des significations
4Plus fidèle à l’original anglais, le sous-titre « L’autorité des communautés interprétatives » (The Autority of Interpretive Communities) nomme sans doute mieux le propos de l’ensemble et la principale originalité de l’ouvrage pour la théorie littéraire ; la question qu’affronte S. Fish, à la fin des années soixante-dix donc, est bien celle du statut de l’interprétation, de l’autorité du texte en regard de celle de l’interprète et de ce qu’on pourrait nommer le « partage des significations ». On peut énoncer cette question dans les termes simples, ou « continentaux », d’une alternative brutale : doit-on penser que le sens d’un texte se confond avec la signification qu’un auteur a en lui déposé et qu’il s’agit donc pour le suffisant interprète de mettre au jour ou de « retrouver » (mais alors comment expliquer la diversité des interprétations dont ce même texte peut faire historiquement l’objet ?) ; ou bien : un texte peut-il recevoir tous les sens qu’il nous plaît de lui donner (mais peut-on alors accepter qu’aucune interprétation puisse être dite plus juste qu’une autre ?). Pour l’énoncer autrement : quelles sont donc les autorités respectives de l’auteur et de l’interprète ?
5Le premier terme de l’alternative est celui de la position dogmatique, ou néo-positiviste, pour laquelle la signification d’un texte n’est pas dissociable d’un sens « originel » qu’une herméneutique historique érudite permet seule de délivrer — non sans paradoxe, puisque ce souci de l’histoire, incapable de rendre compte du devenir du texte dans les différentes interprétations à lui attachées, dénie au texte une bonne part de son historicité, et au prix d’un impensé théorique où l’on doit reconnaître la « tache aveugle » de l’histoire littéraire : si un texte ne dit pas autre chose que ce que l’auteur « a voulu dire », pourquoi donc ce sens demeure-t-il « caché » et requiert-il le travail de l’interprète, lequel se voue encore le dire autrement ? Le second terme est celui de la position relativiste radicale, avec laquelle on a trop longtemps voulu confondre la pensée de S. Fish, comme celle des autres ténors de la « déconstruction » : un texte n’a pas d’autre signification que celle que lui donne tel lecteur en fonction de ses propres désirs ou besoins, et il y a donc autant de significations qu’il y a de lecteurs — « sous les pavés disciplinaires de l’histoire littéraire, la plage de toutes les libertés interprétatives », selon la tonique formule d’Yves Citton (Préf., p. 17) — au risque ici de saper toute exigence de rigueur herméneutique en déniant la possibilité même d’une connaissance « objective » des textes et donc aussi du passé. La présente traduction nous offre à comprendre que la thèse de S. Fish, même si elle peut prêter le flanc, par des formulations à l’emporte-pièce qu’il est toujours tentant de sortir de leur contexte, à l’accusation de relativisme absolu, n’est en réalité assimilable à aucune des deux positions, parce qu’elle vise précisément à esquisser une sortie de l’alternative. La postface de cette édition française est au demeurant l’occasion pour S. Fish de couper court aux malentendus qui lui ont pourtant valu une bonne part de sa célébrité : ses « deux ambitions constantes », écrit-il (p. 127), ont été « premièrement, [de] réfuter la prétention du texte à être dépositaire de la signification et, deuxièmement, [de] placer la signification ailleurs sans la laisser libre de toute contrainte », en soulignant que « l’esprit » qui a présidé à la rédaction de ses essais « est celui de la philosophie analytique : la question dominante est “comment fait-on pour déterminer la signification d’un texte ?”, et l’objectif est d’identifier les contraintes qui empêchent l’acte d’interprétation d’être un acte arbitraire et/ou forcé, un acte de hasard ou un acte de pouvoir » (p. 126). L’ambition est bien d’affronter « le problème (cartésien, fondamentalement) [du lien] entre un texte autonome et un lecteur autonome » pour tenter « de dissoudre l’antinomie sujet/objet qui [a] miné la théorie de l’interprétation pendant des siècles », (p. 129). Telle est la vertu du concept de « communauté interprétative » que les essais ici réunis visent à forger.
6Loin d’affirmer le pouvoir créatif du seul lecteur face au texte, et son émancipation à l’égard de toutes les contraintes textuelles, S. Fish postule, entre « l’objet » textuel et le « sujet » lisant, l’existence de la « communauté interprétative » comme instance de médiation : « ce n’est pas une communauté que ses membres choisissent de rejoindre ; au contraire, c’est la communauté qui les choisit dans le sens où ses présupposés, préoccupations, distinctions, tâches, obstacles, récompenses, hiérarchies et protocoles deviennent, à la longue, l’aménagement même de leurs esprits » (p. 128). Le lecteur n’agit donc pas en sujet autonome : il se trouve « contraint » dans ses activité interprétatives « par les protocoles intériorisés de la communauté » au sein de laquelle le texte lui est donné, c’est-à-dire « se fait » sous la conduite de ces mêmes protocoles. « Prétendre que les lecteurs font les textes, ce n’est pas annoncer le triomphe de la subjectivité ; c’est annoncer la mort de la subjectivité, mais aussi la mort de l’objectivité. Lorsque le texte s’effondre devant la suprématie (pour ne pas dire l’hégémonie) de la communauté interprétative, le lecteur autonome s’effondre aussi » (p. 130). La fécondité du concept tient encore au fait qu’il permet d’appréhender les cas d’accord et de désaccord sur le sens d’un même texte : « les lecteurs opérant à l’intérieur des présupposés spécifiques à une communauté ont tendance à voir le même texte », « les membres de communautés interprétatives différentes voient et, dans un sens très affaibli, font des textes différents » (ibid.). Il ouvre aussi aux études littéraires un nouveau champ : « celui de l’étude de l’histoire des communautés interprétatives en vue de l’établissement du registre de l’ascension et de la chute des interprétations » (ibid.) — on devine sans peine ce que pourrait être une telle « histoire » s’agissant, par exemple, des Pensées de Pascal, tour à tour et pour les différentes communautés qui en ont délivré le texte, l’œuvre d’un janséniste, celle d’un théologien augustinien, le journal d’un « misanthrope sublime », ou le traité d’un philosophe tragique, etc5.
7On doit donc comprendre, avec F. Cusset, que « les “communautés interprétatives” englobent à la fois les œuvres, leurs lecteurs et les institutions historiques reliant ces deux pôles, et produisent dans un même mouvement le texte et sa lecture, sans qu’écriture et interprétation soient encore séparables. Elles désignent “l’appartenance à un même système d’intelligibilité”, le “répertoire permettant d’organiser le monde et ses événements”, en une notion affinée de “l’horizon d’attente” du théoricien de la réception H. R. Jauss. Au-delà d’une telle épistémologie de la lecture, Fish redéfinit ici l’institution en un sens élargi, dématérialisé, celui d’un soubassement idéologique précisément codifié de toute activité d’interprétation. Cette institution-là est le théâtre d’une production du sens, puisqu’elle détermine la « mé-prélecture » (mis-prereading) — une mélecture d’avant l’acte de lire —, et le lieu d’avènement du texte lui-même, lequel n’est plus alors que “ce qui arrive quand nous lisons” »6. L’autorité n’est donc pas davantage celle du texte autonome que celle d’un sujet émancipé de toute contrainte textuelle : les deux instances la tiennent en définitive, ou plus exactement la négocie au sein de l’espace où le lecteur advient à lui-même en même temps qu’un texte lui est « donné ».
8Fables théoriques : comment reconnaître le fait théorique dans son quotidien
9La force du petit livre de S. Fish ne tient pas seulement à l’effort d’élaboration théorique du concept de « communauté interprétative » : elle doit beaucoup à la manière de l’essayiste, à sa façon de mettre la pensée au travail à partir de courtes anecdotes, ou encore, selon Y. Citton, à « un enjouement qui a pu paraître prétentieux, voire arrogant, mais qui tient surtout à une joie (exubérante et contagieuse) de jouer le jeu de la théorie ; […] derrière la polémique de surface, on sent le plaisir presque sensuel que prend l’auteur à construire et à raconter des fables théoriques, et à considérer la pensée comme un lieu d’expérimentation presque jubilatoire » (Préf., p. 15-16). Les quatre essais réunis dans Quand lire, c’est faire en témoignent diversement. Le titre des deux premiers, également célèbres, nous introduisent d’emblée au plaisir de l’affabulation théorique : « Y a-t-il un texte dans ce cours ? » et « Comment reconnaître un poème quand on en voit un » prennent semblablement leur départ dans des anecdotes liées à la vie des campus sur lesquels le théoricien a pu sévir.
10« Is there a text in this class ? » est la question posée par une étudiante à l’un des collègues de Fish ; dans le contexte d’un début de semestre, et sans autre information sur les présupposés de la question, la réponse, de la part de ce même collègue, ne pouvait être que : « Oui, c’est The Norton Anthology of Literature », s’attirant alors cette répartie : « Non, non, je veux dire, dans ce cours, est-ce qu’on croit aux poèmes et à tout ça, ou est-ce qu’il n’y a que nous ? ». Ce qu’illustre l’anecdote, c’est que le même énoncé peut recevoir deux significations également littérales : « à l’intérieur des circonstances présupposés par mon collègue (je ne dis pas qu’il s’est engagé à présupposer ces circonstances, mais qu’il était déjà engagé à l’intérieur de celles-ci), l’énoncé porte évidemment sur l’inscription d’un manuel spécifique au programme du cours en question ; mais à l’intérieur des circonstances auxquelles il fut rappelé par la rectification de son étudiante, l’énoncé porte tout aussi évidemment sur la position de l’enseignant (à l’intérieur de l’ensemble des positions possibles dans le champ de la théorie littéraire contemporaine) » (p. 30) — l’enseignant de ce cours est-il, ou non, de ceux qui, comme Fish, prêchent l’instabilité du texte et l’invalidité des significations déterminées ? Voilà ce que voulait dire l’étudiante. Le « malentendu » ne constitue pas seulement un « incident » de communication : il révèle l’existence d’une ligne de partage, sinon de fracture, entre deux « communautés interprétatives ». On « entend » toujours un énoncé à l’intérieur d’un système de déterminations, finalités et implications, dans une forme de « pré-compréhension » en dehors de laquelle l’énoncé n’a tout simplement pas d’existence. « La communication se produit à l’intérieur de situations et être en situation, c’est déjà être en possession d’une (ou être possédé par une) structure de présupposés, de pratiques comprises comme pertinentes par rapport à des finalités et à des objectifs qui sont déjà en place ; et c’est à l’intérieur du présupposé de ses finalités et objectifs que tout énoncé est immédiatement entendu » (p. 47). Aucune stratégie d’interprétation n’appartient en propre à l’interprète, et son geste herméneutique n’est pas davantage contraint par les propriétés de l’énoncé : il découle de sa précompréhension « d’intérêts et d’objectifs qui ne sont la propriété de personne mais qui relient tous ceux pour qui leur présupposé est tellement habituel qu’il n’est pas réfléchi » (p. 51) ; soit, en extrapolant du simple énoncé à la question du sens des textes : « les significations ne sont la propriété ni de textes stables ni de lecteurs libres et indépendants, mais de communauté interprétatives qui sont responsables à la fois de la forme des activités d’un lecteur et des textes que cette activité produit » (p. 55).
11La seconde fable théorique est plus pure encore ; lors d’une même matinée de l’été 1971, le professeur Fish, qui conjugue institutionnellement deux « spécialités » — théorie littéraire et littérature de l’âge classique —, se trouve devoir donner successivement deux cours dans la même salle à deux groupes d’étudiants distincts : le premier sur les rapports entre linguistique et critique littéraire, le second sur la poésie religieuse anglaise du XVIIe siècle. Or, il advint qu’il laissa au tableau une manière de « sujet de devoir », une simple liste égrenant verticalement le nom de cinq linguistes, assorti de quelques signes diacritiques (un trait d’union pour un tandem, un point d’interrogation en aval d’un nom à l’orthographe approximative, un numéro de page, un encadré) : entrant dans la salle, la liste fut signalée aux étudiants du second cours comme un poème religieux qu’ils avaient à interpréter comme ils l’avaient déjà fait pour d’autres poèmes lors des sessions précédentes. « Immédiatement, ils s’exécutèrent » (they perform it). Valeur de l’anecdote ? « Loin d’être provoquées par des caractéristiques formelles, les actes de reconnaissance [“ceci est un poème”] sont leur source. Ce n’est pas la présence de qualités poétiques qui impose un certain type d’attention mais c’est le fait de prêter un certain type d’attention qui conduit à l’émergence de qualités poétiques » (p. 60). En d’autres termes : ce sont bien les lecteurs qui font les poèmes. La compétence de lecture ne se confond pas avec la capacité à discerner des propriété textuelles, « c’est une capacité à savoir comment produire ce dont on peut dire, après coup, qu’il est là » (p. 62). Les poèmes et les sujets de devoir sont certes des objets différents, mais « ces différences sont le résultat d’opérations interprétatives différentes, et non de quelque chose qui serait inhérent à un poème ou à un sujet de devoir » (p. 67), et les moyens par lesquels ces objets sont « faits » sont sociaux et conventionnels. Ici encore, il n’y a pas de lecteur autonome en relation, adéquate ou inadéquate, avec un texte également autonome, mais seulement « des lecteurs dont les consciences sont constituées par un ensemble de notions conventionnelles qui, une fois mises en marche, constituent à leur tour un objet conventionnel, et vu conventionnellement » (p. 69).
12Intitulé « Démonstration vs. persuasion », le troisième essai s’attache à distinguer le modèle d’activité critique qu’induisent les fables théoriques précédentes ; si l’on cesse de penser l’interprétation comme quelque chose d’extérieur à un centre qu’elle serait censée menacer pour la penser elle-même comme centre (« ce qui a valeur de fait, de texte, de preuve, d’argument raisonnable, et qui définit par conséquent ses propres limites et frontières »), si, loin de regarder l’interprétation comme une pratique qui a besoin de contraintes, on veut bien admettre qu’elle est elle-même une structure de contraintes, alors l’activité critique ne doit plus se mettre en quête de « preuves » susceptible d’autoriser l’interprétation, mais poursuivre une finalité seulement persuasive. C’est pourquoi il ne saurait y avoir d’interprétation irresponsable ou excentrique : « l’excentricité n’est pas la propriété d’interprétations qui auraient été jugés inexactes à l’égard d’un texte autonome, mais la propriété d’un système interprétatif dans les limites duquel le texte est continuellement établi et rétabli », définissant le comportement responsable autant que le comportement responsable le définit (p. 80). Le « système interprétatif » est précisément le « mécanisme de négociation infinie sur ce qui est autorisé et non-autorisé », et dans ce système, « tout mouvement d’écart par rapport à un texte est simultanément un mouvement vers lui, plus exactement vers sa réapparition en tant qu’extension d’une interprétation, quelle qu’elle soit, qui se fait jour » en reconfigurant un autre système (p. 82). Les études littéraires auraient tout intérêt à tourner le dos au modèle de la démonstration qui prévaut dans les procédures scientifiques et dans lequel les interprétations sont confirmées ou infirmées par des faits qui sont spécifiés de manière indépendante, pour adopter le modèle de la persuasion, dans lequel « les faits qu’on invoque ne sont disponibles que parce qu’une interprétation (au moins dans ses grandes lignes) a déjà été présupposée » (p. 93).
13On laissera le lecteur découvrir, sous le titre « Folger Papers », le plaisant « argumentaire contre le “professionnellement correct” dans l’enseignement littéraire » qui forme le quatrième essai de cette édition française, postérieur de quinze ans aux trois autres, comme on l’a dit, et où S. Fish plaide non sans paradoxe en faveur de l’intention de l’auteur (tant du moins qu’il s’agit d’interpréter, « mais on peut faire autre chose avec les textes que les interpréter »…), contre l’historicisme (« pas contre l’histoire, ça n’aurait aucun sens »), contre l’interdisciplinarité (« pas contre le travail interdisciplinaire, ça n’aurait aucun sens »…), ou encore contre une critique qui se voudrait naïvement politique (« pas contre la politique, ça n’aurait aucun sens »).
14Et pourtant : en dépit du scepticisme affiché par S. Fish quant à la possibilité pour la théorie d’avoir des effets sur le monde « au-delà de l’Université », la question de l’autorité, et des mécanismes par lesquels un discours s’attribue une autorité au moment même où il prétend délivrer le sens d’un texte (qu’est-ce au fond qu’un interprète autorisé ?), est bien une question politique. Yves Citton le rappelle au passage : « C’est une tâche politique immédiate de nous convaincre qu’aucun texte », fût-ce celui des statistiques (sincères ?) du chômage ou le libellé (exact ?) du déficit public, « ne prescrit quoi ce soit par lui-même, mais que ce sont toujours des interprètes qui font dire à ce texte quelque chose qu’il leur est utile » (p. 25). Il est sans doute plus difficile de dire quels seront les effets du décalage proprement historique avec lequel ce texte parvient au lecteur français : le point décisif est peut-être ici que le « travail politique » puisse nous être indiqué comme « l’autre » du travail interprétatif — « il y a une grande différence entre essayer de comprendre ce qu’un poème signifie et essayer de comprendre quelle interprétation de ce poème contribuera au renversement du patriarcat ou à la subversion du capitalisme […] Vous pouvez choisir de faire un travail interprétatif, d’essayer d’atteindre la vérité à propos de textes ou d’événements ou de cultures (même si vous ne pouvez pas choisir vos interprétations, ou vous pouvez choisir de faire un travail politique ; mais vous ne pouvez pas faire un travail interprétatif (au moins pas dans le champ des lettres) avec l’intention de faire un travail politique, puisqu’une fois que vous aurez décidé de faire un travail politique […] les critères auxquels et desquels vous aurez à répondre ne respectent pas (et ne reconnaissent même pas) les critères de l’Université » (p. 110).
15 Il est bien possible que la question au bord de laquelle S. Fish s’était arrêtée à la fin des années 1970 — « on peut faire autre chose avec les textes que les interpréter » — prescrive une tâche pleinement actuelle : une fois admis que ce sont les lecteurs qui font les textes, et théorisé le cadre dans lequel s’exerce la pratique interprétative, que faire de ou avec ces mêmes textes si l’on choisit de ne pas les interpréter ?