La Grèce de Pasolini
1Pier Paolo Pasolini fut, dans l'Italie d'après-guerre, la figure controversée d'un anticonformisme subversif et provocant. Il reste aujourd'hui à travers l'exceptionnelle diversité des registres de son oeuvre, un formidable exemple, paradoxal et singulier, d'intellectuel engagé, réfractaire à toute tentative de récupération par la culture dominante.
2Dans son étude, La Grecia secondo Pasolini : mito e cinema, Massimo Fusillo montre comment Pasolini manifeste dès l'origine, et bien au-delà des deux seuls films de l'Œdipe Roi et de la Médée, un intérêt presque obsessionnel pour les mythes de la Grèce ancienne qui nourrissent une réflexion étroitement inscrite dans le contexte social et politique des années 60 puis 70 : comment la démocratie moderne peut-elle assimiler les éléments des civilisations anciennes, et cette synthèse peut-elle échapper à l'utopie ? En retour, les inspirations modernes de l'anthropologie et de la psychanalyse informent la construction d'une Grèce que Pasolini qualifie de 'barbare', n'hésitant pas à jouer de l'oxymore avec le sens ancien de l'adjectif pour s'inscrire contre toute idéalisation néo-classique d'une Antiquité identifiée à la raison et à la froideur olympienne.
3En se concentrant sur deux genres constitutifs du répertoire pasolinien, le cinéma et le théâtre, Fusillo défend la cohérence ultime d'une Grèce pasolinienne exaltée par des moyens différents et auprès de publics variés, comme un espace du sacré plutôt que de la raison, celui des rites, des gestes, de la musique et des paysages désertiques. Le cinéma produit directement cette atmosphère barbare par l'utilisation des décors naturels — la solarité du Maroc dans l'Œdipe Roi, l'architecture archaïque de la Cappadoce où est située la Colchide de Médée, ou bien la côte syrienne d'Alep pour Corinthe —, mais aussi par l'exploitation des costumes et d'une musique non-occidentale, africaine, tibétaine, japonaise ou roumaine. Au théâtre, la vision de cette Grèce des sens et du non verbal est oblitérée par la quête pasolinienne d'une voie aussi éloignée de l'académisme traditionnel que de l'avant-garde d'un théâtre du geste. Pasolini réfute les codes de la communication théâtrale (geste, musique, scène, lumière) et donne à la parole un rôle central. Néanmoins, l'étude de Fusillo échappe à la tentation d'une opposition simpliste entre théâtre et cinéma, et rappelle très judicieusement qu'en plus de s'adresser à un public élitiste, le théâtre de Pasolini ne cesse d'exalter la présence des corps, infiniment plus puissante que le langage verbal limité par ses insuffisances. Malgré les apparences, ce théâtre du logos, de la parole et de la raison, permet encore d'explorer les strates les plus archaïques de la culture occidentale, les niveaux les plus profonds de la psychè humaine, les formes viscérales et émotionnelles de la communication non verbale, tous éléments que l'idéologie pasolinienne prend pour arguments contre les attaques du néo-capitalisme et contre le dogmatisme marxiste.
4Au lieu de distinguer les genres ou de suivre la chronologie, Fusillo organise son étude selon les trois grands mythes (Œdipe, Médée, Oreste) qui orientent la relecture pasolinienne de la Grèce classique. Le premier chapitre analyse parallèlement le film l'Œdipe Roi (1967) et de la pièce de théâtre Affabulation (1969). Au cinéma, le conflit d'Œdipe se noue autour de deux pôles contradictoires, d'une part la nostalgie d'une intégrité perdue, celle d'une enfance située avant la rupture avec le corps maternel, état sur lequel le temps n'a pas prise, et d'autre part l'obligation de connaissance qu'impose avec violence le contrat social. La contradiction du mythe a une portée politique dans l'histoire contemporaine, puisqu'elle correspond au heurt entre le sous-prolétariat et la bourgeoisie. Au théâtre, Pasolini se concentre sur le 'complexe de Laios' et explore l'un de ses thèmes favoris, le conflit entre père et fils. Le mythe d'Œdipe est exploité du point de vue de la psychanalyse, mais aussi de l'autobiographie. Dans le second chapitre, au sujet du film de la Médée (1970), Fusillo situe le conflit sur un plan culturel, en opposant le monde archaïque de Médée et celui, moderne, de Jason, marqué par un colonialisme agressif et un pragmatisme cynique. Toute la ligne dramaturgique du film consiste à rendre visible l'absurdité du renoncement de Jason au monde primordial et barbare de Médée. Cependant, dans ce conflit entre les cultures archaïque et moderne, Pasolini ne fait pas forcément triompher la première, irrémédiablement perdante, pas plus qu'il ne démonise la seconde, mais il dénonce la logique simpliste et univoque d'une société qui croit avoir dominé le sacré et contrôlé les passions. Le dernier chapitre examine la traduction de l'Orestie d'Eschyle proposée par Pasolini (1960), la pièce de théâtre Pylade (1966) et le documentaire Carnet de notes pour une Orestie africaine (1969). Malgré un certain pessimisme quant à l'avènement d'une société idéale, ces trois réécritures de l'Orestie montrent que l'Afrique reste pour Pasolini le lieu privilégié où développer une synthèse entre une culture primitive de la magie et du sacré et le monde rationalisant de la démocratie.
5Le livre de Fusillo constitue à ce jour l'étude la plus complète des représentations de la Grèce ancienne dans les oeuvres de Pasolini. A ce titre, il est un ouvrage précieux pour l'étude de la réception de l'Antiquité. Son originalité est de proposer une relecture précise et renseignée des mythes grecs en utilisant les instruments modernes de la psychanalyse de l'anthropologie sociale ou de la politique. On regrette cependant que Fusillo n'inscrive pas plus précisément sa démarche dans le champ récent des études pasoliniennes, ce qui aurait rendu la lecture de son livre plus accessible aux non initiés. Par ailleurs, Fusillo aurait pu élargir la portée de son étude des représentations de la Grèce ancienne en la mettant au service d'une exploration plus systématique de l'idéologie pasolinienne et de ses contradictions.
6L'ouvrage comprend des illustrations empruntées à la filmographie de Pasolini, un index des noms propres et une bibliographie très complète (jusqu'en 1995) des études sur les oeuvres grecques de Pasolini. Dans l'appendice, signalons la publication inédite des premières traductions de trois fragments de Sappho proposées par Pasolini.