Hold-up sur l’imaginaire
1« Hold-up sur l’imaginaire ». C’est par ces mots que s’achève l’introduction du livre de Christian Salmon, qui dénonce l’arrivée en France du storytelling, cet art de raconter des histoires. Celui-ci prend acte de l’importance structurante du récit pour l’expérience humaine en s’inspirant, d’une façon qu’ils n’auraient pu prévoir, de Ricœur ou de Barthes : « le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle1 » ou, pour citer Barthes à la suite de Christian Salmon :
Innombrables sont les récits du monde. […] sous ces formes presque infinies, le récit est présent dans tous les temps, tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l’histoire même de l’humanité ; il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ; toutes les classes, tous les groupes humains ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en commun par des hommes de culture différente voire opposée : […] international, transhistorique, transculturel, le récit est là, comme la vie2.
2C’est un envahissement du discours par le récit que ce livre nous « raconte » (p. 20) en n’hésitant pas à recourir lui-même au récit à des fins d’exemplification. Il s’ouvre ainsi sur deux morceaux narratifs : l’intrigue d’un jeu de simulation destiné à l’entraînement des militaires américains et un stage de formation pour managers où la lecture d’Harold et le crayon mauve est censée faciliter l’adoption du changement. Ces deux « récits » hétérogènes, hétéroclites même, servent de preuve à Christian Salmon pour démontrer cette invasion où le récit perd sa nature et son sens. Employé partout et par tous, il ne renvoie plus à rien. C’est en même temps le péché — véniel — de ce livre, qui compare parfois l’incomparable, suivant en cela l’expansion incontrôlée de l’art — ou du mot ? — du storytelling.
3Après avoir évoqué rapidement dans l’introduction le « narrative turn » qui se produit au milieu des années quatre-vingt-dix dans les sciences humaines, Christian Salmon se concentre sur l’utilisation du récit dans quatre domaines : le marketing, le management, l’entraînement militaire et la politique. Il s’agit en réalité de dénoncer l’utilisation du récit par les élites économiques et politiques à des fins de propagande, comme l’indique avec netteté le dernier paragraphe de l’introduction :
Ainsi, l’art du récit qui, depuis les origines, raconte en l’éclairant l’expérience de l’humanité, est-il devenu à l’enseigne du storytelling l’instrument du mensonge d’État et du contrôle des opinions : derrière les marques et les séries télévisées, mais aussi dans l’ombre des campagnes électorales victorieuses, de Bush à Sarkozy, et des opérations militaires en Irak ou ailleurs, se cachent les techniciens appliqués du storytelling. L’empire a confisqué le récit. C’est cet incroyable hold-up sur l’imaginaire que raconte ce livre. (p. 20)
4Avec le récit, c’est bien l’imaginaire, comme art d’organiser la confusion du réel et de configurer les possibles, qui est en jeu : à un moment où la société relègue dans ses marges les études littéraires, ce détournement d’un de leurs objets centraux leur redonne une singulière urgence.
5Le premier chapitre, « Des logos à la story », expose en une vingtaine de pages très éclairantes le changement de centre de gravité qui se produit en 1995 dans la politique d’image des marques. Alors que les années quatre-vingt sont le règne du logo, les années quatre-vingt-dix inaugurent celui du récit, voire du mythe. On passe en fait d’une recherche de l’identification à une quête d’identité : si le logo permet l’identification, du premier coup d’œil, de la marque, son contenu idéologique est vide et la notoriété du logo va pouvoir être un support facile pour la critique et le détournement. L’exemple de Nike que donne Christian Salmon est tout à fait exemplaire : la célébrité du swoosh de Nike a rendu la marque plus fragile face aux campagnes anti-Nike : la découverte des conditions de travail de ceux qui fabriquaient les fameuses chaussures a fait d’autant plus scandale qu’à ce moment furent associés le logo, image vide, et les sweatshops — « Sous le swoosh de Nike : les sweatshops » (p. 27), comme l’exprime Christian Salmon en une formule frappante. C’est en réalité à la cristallisation d’un symbole à laquelle on assiste : le logo se révèle un signe en attente de sens. Il va s’agir alors pour les entreprises de construire ce sens pour éviter qu’on le construise à leur place : la reprise en main qui se joue à ce moment est une reprise en main narrative. Celle-ci va permettre de contrôler les valeurs transmises par la marque et en même temps de jouer sur un attachement émotif du public, à la place d’une reconnaissance visuelle, qui ne mettait en place qu’un lien ténu. Le consommateur ne doit plus seulement identifier la marque, mais s’identifier avec elle. On ne vend plus un produit, ni même un style de vie, mais un univers narratif (p. 36-37). La pomme d’Apple devient la face concrète d’un symbole dont le signifié est la success-story de l’entreprise et de son charismatique fondateur, Steve Jobs, qui n’hésite jamais à rappeler son histoire, exemplaire roman d’apprentissage. Cette dimension à la fois héroïque et personnelle du storytelling explique d’ailleurs en partie, selon Christian Salmon, son développement aux États-Unis : ces Vies de héros modernes sont sous-tendues par la croyance dans le rêve américain et dans le self-made-man.
6Mais au-delà de l’utilisation de récits de vie exemplaires, le marketing du storytelling met en œuvre consciemment des symboles et des mythes ancrés dans l’imaginaire collectif : c’est là que va se situer le point commun de tous ces storytelling et la raison profonde de leur succès. Face à la complexification du monde et la perte des grands récits explicatifs, qu’ils soient politiques ou religieux, les hommes ont besoin de nouveaux récits, qui vont donner du sens au monde moderne3. Et ces récits, des publicitaires, des managers et des hommes politiques vont, cyniquement, les fabriquer à partir des membres épars des mythes anciens. La désignation des storytellers comme des gourous dans le domaine du management paraît alors tout à fait révélatrice. L’équivalence, un peu rapide, que Christian Salmon établit entre le gourou — indien — et le griot — africain — est parlante : le storyteller devient gourou, guide spirituel, parce qu’il est griot, parce qu’en racontant des histoires il recrée un lien et un sens défaillants.
7Si le premier chapitre, qui peut être lu de façon quasi indépendante, donnait un exemple frappant et facilement appréhendable dans la vie quotidienne de l’envahissement de l’espace discursif par le récit, les trois chapitres suivants reviennent sur l’origine du storytelling et sur l’explication de son succès, en étudiant ce qui est, avec la politique, l’un de ses noyaux durs : le management. Christian Salmon propose ici une manière de prolongation du livre de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme4, paru en 2000. Le storytelling est en effet une émanation et une concrétisation de ce « nouvel esprit » qui permet à son tour de comprendre son fondement tout à la fois économique et existentiel.
8Ce storytelling management partirait, dans les années quatre-vingt-dix, de l’étude du « silence des organisations », absence de parole entre les services et les employés qui ferait obstacle à la gestion des conflits et à l’innovation. Il va s’agir pour ce nouveau management de susciter la parole ou plutôt, en réalité, de contrôler la parole : au silence imposé5 se substitue le récit domestiqué. Les récits qui prolifèrent de façon informelle autour de la machine à café ou à la cantine, toutes ces petites histoires de l’entreprise, vont être collectés et mis en forme pour servir l’Histoire de l’entreprise. Diffusées par l’intranet, ces légendes — au sens étymologique de « ce qui doit être lu » — servent à l’édification de tous.
9Histoires utiles, les récits récupérés par le management exercent une fonction discursive d’exempla au service de la nouvelle morale du capitalisme — le changement : « La philosophie actuelle du capitalisme a ceci de particulier que le désordre y semble souhaitable : la restructuration permanente d’une entreprise est ainsi vue comme une marque de dynamisme et, sur le marché boursier, le changement institutionnel a une valeur en soi6. » Le récit prône le « merveilleux changement »7 et le rend possible : alors que l’entreprise pyramidale à l’ancienne a laissé la place à des réseaux mouvants, le récit permet de donner un sens au vécu de l’employé et de rendre presque tolérable l’adaptabilité exigé du travailleur à l’époque, pour reprendre cette fois une expression d’Haruki Murakami, de la « société capitaliste à haut rendement8 ».
10Ce sont ainsi les propriétés de mise en ordre du récit qui sont exploitées par le management, indépendamment de la question de sa référentialité. Mais on se rend compte assez vite que le storytelling est, plus qu’un art du récit, un art de la fiction. C’est d’ailleurs cette ambivalence qui donne parfois au livre de Christian Salmon un aspect disparate. Le quatrième chapitre, « La nouvelle “économie fiction” » s’ouvre en effet sur l’évocation des call centers indiens dont les employés, afin de pouvoir dialoguer avec leurs clients américains, subissent une forme d’exil intérieur ou de délocalisation culturelle : imprégnés par la culture américaine, ils vivent en Inde la vie d’une Amérique fantasmée. L’exemple du scandale d’Enron paraît également ne plus avoir de rapport avec ce néo-management. Dans ce cas cependant, on retrouve l’utilisation du récit par le marketing décrite au premier chapitre : le succès d’Enron puis le scandale viennent de la transformation du récit, utilisé comme moyen de donner du sens et donc comme outil de persuasion, en fiction. En faisant reposer les comptes sur « la valeur future hypothétique » (p. 107), le PDG d’Enron, Jeff Skilling met en effet à la fois en œuvre un récit — la projection dans le temps d’une action — et une fiction qui se révèle un mensonge — un monde possible donné comme monde réel.
11Le cœur de la dénonciation de Christian Salmon n’est ainsi pas tant la capacité du récit à « formater les esprits » que son utilisation pour réaliser un escamotage du réel. Ce qui unit tous ces récits disparates, y compris les jeux vidéos destinés à l’entraînement des soldats, l’histoire d’Harold et le crayon mauve ou le récit à peine arrangé rapportant le succès d’une équipe dans son adaptation au changement, c’est l’interposition entre le sujet et le réel d’un récit qui, sous le prétexte de le mettre en ordre, le voile : le storytelling réalise un dédoublement du monde et fait vivre les employés des call centers comme les actionnaires d’Enron dans un simulacre.
12S’expliquent alors la place prise par la politique dans le livre de Christian Salmon — environ la moitié de l’ouvrage — et l’importance qu’y prennent les exercices de simulation menés par l’armée. En pointant la convergence entre Hollywood et le Pentagone, concrétisée par la fondation en 1999 de l’Institute for Creative Technology, Christian Salmon attire l’attention sur la prise de conscience par les hommes politiques des pouvoirs de la fiction, qui font des scénaristes hollywoodiens des experts et des productions hollywoodiennes des récits prophétiques ou légitimants. Les films et séries américains sont engagés dans une opération de propagande qui vise à remplacer le réel tel qu’il est par le réel tel que le gouvernement de Bush veut qu’il soit. Les propos tenus par un conseiller de Bush à Ron Suskind, éditorialiste au Wall Street Journal, rapportés par Christian Salmon, sont en cela l’acmé du livre :
Il m’a dit que les gens comme moi faisaient partie de ces types « appartenant à ce que nous appelons la communauté réalité » [the reality-based community] : « Vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable. » J’ai acquiescé et murmuré quelque chose sur les principes des Lumières et l’empirisme. Il me coupa : « Ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire maintenant, poursuivit-il, et, lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. […] » (p. 171-172)
13Au fil des trois chapitres consacrés par Christian Salmon à la politique américaine, on glisse ainsi du discours politique au récit, du récit à la fiction et de la fiction au mythe. Le chapitre 5, « La “mise en histoires” de la politique », s’ouvre sur « l’histoire d’Ashley », histoire vraie d’une jeune fille ayant perdu sa mère le 11 septembre, réconfortée en public par George Bush. Christian Salmon se livre alors à une analyse précise de la mise en images de cette histoire qui constitue un des moments les plus réussis du livre. Il expose ensuite comment le storytelling est utilisé lors de la campagne présidentielle qui conduit Bush Jr à sa réélection puis comme une méthode de gouvernement. Ce chapitre, l’un des meilleurs du livre, en est aussi le point de départ, la répétition du terme « story » dans un discours de Bush en 2001 ayant attiré l’attention du narratologue Peter Brooks et à sa suite de Christian Salmon (p. 14)9.
14Parce qu’il fait primer l’émotion sur l’analyse, l’identification sur la distance critique, le récit est un danger potentiel pour la démocratie. Il ne faut pas cependant négliger sa rationalité propre, pas plus qu’il ne faut confondre fiction et mensonge. L’habileté des scénaristes à inventer des fictions n’en fait pas des conseillers illégitimes du prince, de même que c’est à bon droit que les romans d’anticipation de DeLillo sont utilisés par Christian Salmon pour éclairer le réel. Les jeux vidéo de simulation destinés aux soldats mettent par exemple à profit la capacité qu’a la fiction, par la suspension d’incrédulité qu’elle provoque, de donner accès à des expériences possibles : ils paraissent en définitive pouvoir bien difficilement servir la thèse de l’auteur. Le cas de la « jurisprudence Jack Bauer » (p. 168-169), certes frappant, paraît de même un peu vite analysé : la légalité ou la moralité d’un acte peut tout aussi bien être examinée à partir d’un cas réel que d’un cas fictif. Il est donc loisible à un juge d’argumenter sur la moralité du recours à la torture à partir de l’exemple de Jack Bauer, le problème venant plutôt de l’affirmation par un juge du primat de cette moralité sur la légalité.
15Mais la thèse de Christian Salmon s’appuie sur la convergence de ces fictions qui créent une culture de l’infotainment (p. 178), soit une suspension générale de l’incrédulité face à un réel qui, mis en récit, paraît un scénario d’Hollywood : tout devient alors possible. L’histoire d’Enron qui fermait le chapitre 4 apparaît ainsi comme une image de la politique bushienne : ce qui doit être prend la place de ce qui est tandis que disparaît le principe de réalité.
16Si l’on a vu que le récit doublait et voilait la réalité, les propos du conseiller de Bush confèrent au pouvoir la capacité d’instaurer le réel, de créer un récit plus vrai que le réel : nous sommes plongés là en plein régime mythique. Alors que le cynisme du PDG d’Enron ne fait pas question, Christian Salmon s’interroge sur les modifications apportées par l’administration de Bush aux rapports de la NASA ou de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) : un pseudo-journaliste a, par exemple, fait disparaître toute allusion au Big Bang dans les documents de la NASA (p. 182). Il semblerait que, pour une partie du moins de l’administration Bush et de ses électeurs, il existe bien deux couches de réalité d’une valeur inégale : la réalité profane et ce qu’il faut bien appeler le mythe, que les faits, parce qu’ils n’ont pas le même statut ontologique, ne peuvent démentir.
17La conclusion de l’ouvrage, « Le nouvel ordre narratif », met en lumière l’arrivée en France du storytelling en analysant la campagne de 2007 qui a vu s’affronter non pas deux programmes mais deux « histoires », les armes de Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal n’étant pas les idées, mais des symboles et des mythes : les Mythologies de Barthes remplacent à la fin du livre son « Introduction à l’analyse structurale des récits ».
18C’est dans cette récupération et cette manipulation consciente des mythes et des récits collectifs que réside la perversion de l’imaginaire que produit le storytelling ; au lieu d’exprimer l’imaginaire, ces nouveaux mythes le modèlent, au lieu de mettre en forme l’expérience du passé, ces nouveaux récits déterminent l’avenir. C’est d’ailleurs en cela que, plutôt que de récits ou de fictions, il faut parler de mythes : ce qui est construit par ces nouveaux griots, ce sont des modèles narratifs de comportement. Si la fiction ouvre le possible et permet l’expérimentation ludique, le récit mythique impose un ordre et un sens et escamote le temps : l’avenir, dans le régime mythique, est prescrit par le récit sacré qui instaure le réel. Alors que l’époque de la dénonciation des mythes semblait bien dépassée et l’heure semblait plutôt à la démonstration de leur pouvoir heuristique, il se produit là un bien inquiétant retour des mythes.