Les ambiguïtés françaises face au narrative debate
1L’ouvrage, qui est une réédition d’un texte publié pour la première fois en 2005, propose un parcours chronologique afin d’examiner, au travers de la notion d’évidence, différents modes et différents temps de l’écriture historique. Une très large part est consacrée à l’antiquité grecque. La Romanité est elle-même perçue au travers de deux auteurs de langue grecque Polybe et Denys d’Halicarnasse, ce qui conduit l’auteur à laisser largement dans l’ombre Tacite, Tite-Live ou Suétone. Le choix de Polybe se comprend à la fois par l’importance de sa postérité dans les lettres et l’historiographie occidentales ainsi que par son ambition à saisir la marche des temps dans sa totalité. Aussi l’évidence s’impose-elle dans l’exposé par le biais du récit synoptique. En revanche, la présence de Denys d’Halicarnasse dans ce parcours paraît plus surprenante parce que les interrogations que celui-ci suscite sur les origines de Rome semblent déplacer la question principale de l’évidence pour se centrer sur la place de la Ville dans le monde et sur le point de vue romain de l’Histoire. Ensuite par un saut chronologique, François Hartog laisse de côté le Moyen Age et ses Froissart et Commynes, ignore la période classique que ce soit celle de Mabillon ou de Voltaire pour se concentrer sur Michelet, sur l’Ecole des Annales, sur Levi-Strauss ou encore sur Michel de Certeau.
2Une telle sélection laisse malheureusement à penser qu’entre le pôle grec ou hellénistique et ce que l’auteur appelle les « évidences modernes », la réflexion sur les implications de l’Histoire, sur l’Histoire en tant que quête ou « forme de justice » — pour reprendre les termes mêmes de la présentation générale — est indigente, voire inexistante. Aussi l’évidence qui met au premier plan l’œil et le regard et plus généralement le témoignage et l’autopsie réapparaît-elle après l’occultation de plusieurs siècles sans que le lecteur puisse véritablement comprendre ce qui ferait que la théorisation des premiers historiens grecs retrouverait une actualité toute particulière au XIXe siècle au point que la scientificité moderne apparaîtrait comme un accomplissement des seules avancées grecques. Même si Hartog se méfie explicitement de l’illusion selon laquelle l’histoire grecque serait déjà scientifique et moderne, le rapprochement temporel est plus fort que toutes les nuances exprimées, d’autant que l’« autorité médiévale » suffit dans sa formulation lapidaire à créer l’impression que ces questionnements n’existent pas pendant cette période. Pourtant l’auteur montre bien que la notion d’autorité est centrale au point d’occuper une large part du premier chapitre consacré à l’antiquité. Par ailleurs, pour prendre un exemple médiéval célèbre, la place grandissante du témoignage dans les Chroniques de Froissart aux dépens de la compilation prouve là encore que c’est aller un peu vite en besogne que de considérer que l’évidence ne se pose pas là aussi comme une « épiphanie » problématique. Est-ce que la vue, le témoignage rendus dans leur énergie initiale suffisent à garantir l’objet représenté ? Ce questionnement sur les limites de la représentation historique, sur l’impression de présence du passé dans le présent, ou encore sur la force illusoire ou non de l’image est une constante lourde de l’écriture historique au-delà du parcours que François Hartog choisit de nous fait suivre. Comme le montre là encore l’exemple de Froissart, elle est inhérente à la conscience même qu’a l’historien de sauvegarder le passé en vue d’une postérité. Une allusion plus nette à ce qui ne pouvait pas être exposé dans les dimensions actuelles de l’ouvrage aurait suffit à dissiper les malentendus puisque l’ « archéologie du regard historien » est renvoyée par l’auteur au début de la seconde partie à un livre encore à venir.
3Cette constante lourde qui est sous-jacente tout au long de l’ouvrage amène Hartog à évoquer les débats contemporains de l’Histoire « entre science et fiction » et donc à aborder avec précautions le narrative debate qui secoue la communauté scientifique. Paul Ricoeur est convoqué avec bienveillance, mais le lecteur averti regrettera en revanche la rapidité avec laquelle l’auteur évoque les positions de Hayden White (une seule allusion) ou de la revue History and Theory avec laquelle il semble prendre une certaine distance narquoise ou encore le silence complet qui entoure les travaux majeurs de Frank Ankersmit. Certes, l’école historique française qui se méfie du plaisir suscité par la belle narration est généralement hostile à une thématique qui est fort à la mode dans le monde anglo-saxon. Hartog partage-t-il cette hostilité ? Rien n’est moins certain. Pourtant il semblerait que cette hostilité institutionnelle l’amenât tout de même à minimiser dans des domaines qu’il connaît pourtant fort bien la part de la critique anglo-saxonne ou d’auteurs qui ont su s’imposer aux Etats-Unis avant d’être traduits tardivement en France. Les premiers chapitres sur la théorie historique grecque ne rendent pas pleinement justice à Marincola ou à Mornigliano et à la richesse de leurs réflexions épistémologiques. Le « défi narrativiste » pourtant au cœur de l’ouvrage, à preuve la quatrième de couverture, apparaît donc sur le mode mineur. On pourra le regretter car il est inséparable de la question même d’évidence. Il apparaît en outre de façon quelque peu biaisée dans la description que fait Hartog de la période moderne. En effet, l’auteur est tributaire de la rhétorique micheletienne. En cela, l’analyse qui est proposée de la démarche d’Augustin Thierry semble quelque peu réductrice au regard de la démonstration de Lionel Gossman. Comme l’École des Annales avant lui, Hartog exagère la rupture qu’initie Michelet, sans considérer les convergences de vocabulaire ou de méthode qui existent pourtant bel et bien entre Thierry et Michelet : la résurrection apparaît également sous la plume du libéral français de même qu’une certaine manière de mêler le moi à la grande Histoire. Toutes ces remarques qui n’enlèvent rien aux qualités intrinsèques de l’ouvrage montrent qu’au regard du très original et brillant Anciens, Modernes, Sauvages du même auteur, Évidence de l’histoire relève davantage de la vulgarisation des plus exigeantes et ambitieuses, ce qui explique sa présence fort stimulante dans le catalogue de « Folio histoire ». L’ouvrage est de ce fait promis à un large public — et l’on ne saurait que s’en réjouir — public pour lequel il faut reprendre les fondamentaux avant même de les soumettre à interrogation. Par ailleurs, le lectorat ainsi visé serait sans doute incommodé par un étalage surabondant de références universitaires et d’allusions aux débats de spécialistes. François Hartog se livre avec tact à un compromis toujours délicat et toujours périlleux entre les exigences de la science et le désir de susciter la curiosité du plus grand nombre, qu’il en soit remercié.