Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Elisabetta Sibilio

La Porte de l’ombre. Regards sur l’œuvre de Patrick Modiano

Patrick Modiano, John E. Flower (ed.), Amsterdam/ New York, NY, 2007, 296 p.

1La critique universitaire, surtout en France, montre toujours une certaine pudeur face aux auteurs contemporains, aux romanciers en particulier. Que ce soit le manque du recul jugé nécessaire pour une analyse objective, ou la crainte d’un démenti que pourrait contenir un prochain ouvrage, il faut constater une certaine timidité ou même une apparente absence d’intérêt à l’égard de certains auteurs et de leurs romans. Modiano s’est plaint maintes fois, dans des entretiens, de cette situation. Mais il faut souligner que, hors de France, cela se passe très différemment.

2Comme le montre la riche introduction de ce volume, entièrement dédié à Modiano et à son œuvre, qui réunit les actes d’un colloque de 2004 à Canterbury (!), les études incontournables de la critique modianesque sont dus à des spécialistes étrangers, surtout anglophones.

3Ce livre est construit sur trois lignes directrices qui se croisent plusieurs fois d’une façon très efficace : la « situation » de Modiano et de son œuvre romanesque dans le contexte de la prose française contemporaine, la recherche des antécédents, des modèles, des points de repère de l’auteur dans la littérature du passé et l’analyse de quelques ouvrage ou de l’ensemble de son œuvre avec des instruments nouveaux ou selon des points de vue originaux.

4Les trois bouts de la tresse sont tenus fermement à la main par Colin Nettelbeck, déjà auteur avec Penelope A. Hueston en 1986 d’un classique de la critique modianesque1. En s’opposant à l’opinion de « ceux pour qui Modiano refait toujours le même livre », il nous décrit ce corpus romanesque comme un ouvroir de la mémoire et de la résistance à la désagrégation du monde contemporain.

5Une série bien chargée d’études vise ensuite à identifier et à reconstruire sources et intertextes de quelques romans de Modiano dans le but surtout de prendre en compte le problème du rapport de Modiano avec l’histoire de France et de sa famille durant les années de l’Occupation. Comme on le sait, et comme nous le rappelle Alan Morris, autre nom bien connu des spécialistes, Modiano est né en 1945. Son massif travail pour « [se] créer un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres »2 s’est donc nourri de matériaux divers qui sont reconduits à la lumière pour Les boulevards de ceinture (et pour les autres romans du « premier cycle » modianien) par Alan Morris et Anne Marie Obajtek-Kirkwood. Sur la question du témoignage historique et des rapport entre histoire et fiction ou bien « imagination », comme nous le montre très efficacement Joseph Jurt (« L’imagination c’est l’apport spécifique de l’écrivain quand il évoque la Shoah », p. 103) nous éclaircissent deux contributions relatives à Dora Bruder  (Dora Bruder :le témoignage par le biais de la fiction par Annelies Schulte Nordholt et La mémoire de la Shoah : Dora Bruder par Joseph Jurt).

6Béatrice Damamme-Gilbert étudie ces mêmes problèmes, et en particulier la mémoire de la Shoah, du point de vue de  ce qu’elle appelle « la transmission des traumatismes ». Katarzyna Thiel-Jańczuk analyse quelques romans en considérant la pertinence du genre biographique par rapport à la construction des personnages romanesques. En se servant d’outils « classiques » (Tadié, Ricoeur, Madelénat) elle parvient à situer « l’œuvre modianienne dans l’héritage de Proust » (p. 142).

7De la biographie à l’autobiographie il n’y a qu’un pas et, comme nous le montre Scott Lee, c’est là un problème majeur quand on a à faire avec un auteur contemporain qui, comme c’est le cas de Modiano, « se refuse à toute réduction du sens de son œuvre à la simple transposition de faits au domaine fictif » (p. 144). Il répond ensuite à la question « Peut-on lire Modiano sans recourir à sa biographie ? » en nous offrant une analyse d’Accident nocturne qui se passe très bien des références biographiques (Scott Lee, Drame des origines, drame du signifiant).

8Mais il y a un autre petit pas à franchir, de l’autobiographie à l’autofiction. Thème fondamental de la critique modianesque malgré la valeureuse résistance de Modiano même et de ses textes à toute définition courante, l’autofiction est traitée par Dervila Cooke dans son essai sur La petite Bijou où il me semble que son analyse, très précise, de plusieurs textes de Modiano de ce point de vue, nous confirme le rapport particulier de l’auteur avec ses matériaux autobiographiques qui est ainsi décrit au commencement de l’essai : « Modiano’s approach to autobiography is famously oblique, through his game-playing with his readers, his repetition-with-difference of fictionalized elements pertaining to his life, and what appears sometimes as ludic coyness and sometimes as an emotional block about speaking in a directly autobiographical mode » (p. 195). Sur le même roman, La petite Bijou, travaille Jeanne-Andrée Nelson en analysant avec finesse le personnage ou plutôt le rôle de la mère.

9Jurate D. Kaminskas nous propose une double lecture, stylistique et thématique, de Des inconnues. Le feu de son analyse est la présence de la musique et de la musicalité (dans un sens structurel aussi) dans le texte. Autre entreprise thématique, et de vaste envergure s’attachant au corpus romanesque complet (en 2004) de Modiano nous est présentée par Nelly Wolf qui examine l’une des « figures obsédantes » de l’auteur : la fuite. La « disparition » dans tous ses états est au centre de la contribution de Jean-Marc Lecaudé Patrick Modiano : le narrateur et sa disparition ou qu’y a-t-il derrière le miroir ?.

10Toujours travaillant sur l’œuvre complète, dans son Fade-out : Patterns of Inconclusion in Modiano’s Novels Simon Kemp aborde la fascinante question formelle de la conclusion, ou plutôt de l’inconclusion des romans de Modiano sans en oublier le rapport avec le thèmes fondamentaux de la narrative modianesque. Son essai se termine par une très belle « conclusion » : « Glimpsed through the gaps which remain in the narrative’s architecture when the story is over, just beyond the reader’s focal range, are the shadows of the unrecovered self. » (p. 237).

11Akane Kawakami montre le rapport profond entre Modiano, « the postmodern flâneur » et Baudelaire, « the Modernist flâneur » et en souligne analogies et différences.

12La dernière contribution, due à Christian Donadille, est centrée sur l’apport de Modiano à la littérature pour l’enfance décrivant thèmes et personnages et les comparant aux héros « adultes » de la narrative modianesque.

13Avec des contributions de haut niveau, ce livre est intéressant pour les spécialistes mais aussi pour étudiants et lecteurs curieux qui veuillent aborder l’œuvre de ce grand écrivain. Œuvre « incomplète », grande mosaïque inachevée dont chaque nouveau roman est une tesselle qui s’accorde, en forme et en couleur, au dessin soujacent ; dessin que ce livre nous illustre et nous explique.