Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Laurence Decroocq

Ballons et regards d’en haut

Les Cahiers de littérature française numéro V, « Ballons et regards d’en haut » dirigé par Michel DELON et Jean M. GOULEMOT, éd. L’Harmattan, juin 2007, 106 pages, 14€.

1Les Cahiers de littérature française offrent un numéro 5 consacré aux « Ballons et regards d’en haut ». Le numéro est dirigé par Michel Delon et Jean M. Goulemot.

2Montgolfière, aérostat, aéronef, ballon, les dénominations inscrivent déjà l’objet dans une approche historique, scientifique ou ludique. Le titre de ce numéro insiste sur la démocratisation à travers le terme choisi (« ballons »), et sur la révolution qu’il permet : observer la terre d’« en haut ».

3Les différents articles érigent la montgolfière en objet littéraire. Le ballon est un objet qui permet de cristalliser les préoccupations d’une époque, et particulièrement ici du XVIIIe siècle. Le ballon est un nouvel objet à explorer dans son rapport à l’espace, à la science, au rêve et à l’imaginaire. Mais ce sera aussi un objet qui, tout en réveillant certains mythes, restera dans l’imaginaire jusqu’au XXe siècle.

4Le ballon est aussi à la croisée de différentes sciences comme l’annoncent les diverses approches des auteurs de ce numéro. Ce volume est par ailleurs un bel objet dans lequel nous avons plaisir à retrouver des iconographies d’époque. Se mêlent alors pour le lecteur d’aujourd’hui le plaisir de la nouveauté et le goût du suranné. Nous restons sous le charme de la nouveauté d’antan. Les articles nous placent dans une situation particulière : ils nous font revivre l’étonnement, le sentiment de découverte d’un objet un peu démodé. Nous prenons conscience de ce que la montgolfière représentait à son invention.

5L’avant-propos annonce bien la diversité des auteurs consultés : historiens, scientifiques et écrivains sont les protagonistes nécessaires pour éclairer l’objet montgolfière. Le questionnement porte particulièrement sur les pratiques et l’imaginaire de l’Ancien Régime (même si certains articles dépassent ces limites annoncées).

6La particularité de l’Ancien Régime à l’aune de cet appareillage est son goût du public pour la science et la démocratisation du savoir scientifique. La montgolfière accentue cette tendance : toute expérimentation ne peut se faire qu’en public, qu’aux yeux de tous étant donné la destination et la stature de l’objet. On est loin dès lors du physicien reclus dans son laboratoire, du mécanicien et de ses miniatures ou encore du médecin pratiquant dans son cabinet. A partir de son expérimentation publique le ballon n’a plus qu’un pas à franchir pour devenir un spectacle.

7Une chronologie sommaire peut donner les premiers éléments de l’histoire du ballon de 1783 à 1794, elle a le mérite de souligner la rapidité de l’évolution scientifique. On peut regretter l’absence d’une bibliographie indicative.

8Shan AGIN dans un premier article : « Le public des ascensions en montgolfière et la démocratisation de la science au XVIIIe siècle » relève l’accueil fait aux premières expériences aéronautiques en France et en Angleterre.

9Le 23 août 1783, 50 000 spectateurs sont réunis au Champ de Mars pour la première ascension publique à Paris. Il s’agit bien d’un spectacle avec souscription.

10On relève dès 1783 une « ballomanie » ou « ballonomanie » et une hostilité à cette pratique publique de la science. Ces expériences sont interrogées quant à leur utilité. Quel pourrait être l’usage des ballons ? sinon de faire s’ébaudir les foules ? voilà qui ne les élève pas ! Mais critiquer la ballomanie n’est-ce pas s’insurger contre la démocratisation de la science ?

11Une autre interrogation porte sur les « explorateurs » aériens ou scientifiques. Certains sont reconnus comme scientifiques, mais d’autres pratiquent la souscription ou sont autodidactes. Devant toutes ces nouveautés (l’objet, les méthodes, les personnes) la communauté scientifique est, elle aussi, émue – et mise en ébullition – par les ballons.

12Wilda ANDERSON dans « Vol au-dessus d’un paradigme nouveau » travaille sur le paradigme de la compréhension pour les Lumières : la vision analytique. Cela permet d’explorer la distinction entre « le fait de voir » et « observer ».

13L’observation au XVIIIe siècle se résume à deux postulats : la recherche d’un terrain objectif pour observer son sujet sans interaction de l’environnement ou la recherche d’un sens, d’une harmonie, la compréhension de l’ensemble partant du postulat que la partie est comprise dans un tout (on y retrouve le lien indéfectible entre la carte et le territoire). Le premier postulat insiste sur l’objectivité nécessaire à l’observation, le second sur le fait qu’observer signifie cartographier.

14L’expérience de l’observation à partir de la montgolfière laisse tout d’abord une grande part au comportement, à la sensation, plutôt qu’au détachement de l’observateur qui s’appuierait sur des conventions de représentation. Or, la cartographie s’appuie sur des conventions d’abstraction.

15A cette époque la carte est alors comprise par l’expérience que l’on a de sa réalité. Je comprends la carte pour en avoir traversé le territoire. Des tableaux panoramiques des vues sur les villes ou les ports étaient d’usage comme cartes pour les militaires. Les cartes fonctionnent alors comme la mémoire d’un parcours. On part du concret pour le représenter de manière abstraite.

16Or, l’ascension en ballon rend méconnaissable l’environnement familier. On balance alors entre l’observation et l’interprétation poétique. De la montgolfière, le monde est incompréhensible, il ne correspond pas à ce que l’on en connaît, ce qui explique le retour des observateurs à l’enthousiasme poétique, à la subjectivité. L’objectivité ne leur permet pas en effet d’interpréter ce qu’ils voient. A travers cette expérience, l’observateur est confronté à l’incompréhension de ce qu’il voit, et ceci même avec l’aide des cartes alors en cours : la miniaturisation des villes accentue la géométrie de leur organisation.

17Les observateurs ont alors besoin d’un renversement pour comprendre ce qu’ils voient : ils passent de la carte au paysage : de l’abstrait à l’observé. La carte, par la représentation géométrique, permet de comprendre ce qui est vu. Cela amène deux pratiques, deux représentations panoramiques : l’une de surface, l’autre de survol. Le sublime est reconnu. On comprend le territoire grâce à la carte. La carte permet d’interpréter ce que les observateurs voient.

18Alberto CASTOLDI, dans son article « Avatars de Montgolfier » explore l’imaginaire attaché à l’objet.

19A travers les œuvres du XVIIIe au XXe siècle, l’auteur insiste sur deux émotions procurées par le ballon : l’angoisse de la chute, et le plaisir, l’euphorie de l’envol.

20Il faut noter que dans la littérature de l’époque, le spectateur doit s’imaginer embarqué dans le ballon. Dès lors, l’envol laisse place à l’enthousiasme, au plaisir. Cette expérience évoque le plaisir de l’érection, il s’agit de se soustraire aux contraintes, de partir loin. Comme objet de plaisir, la montgolfière est apparue comme un jouet. On retrouve ces thématiques à travers les illustrations de l’époque et des extraits d’E. A. Poe, de J. Verne, de G. de Maupassant et plus tard dans l’imaginaire littéraire. Cette première émotion laisse donc une empreinte forte dans la littérature.

21Mais, la montgolfière peut aussi être présentée comme un monstre, un être animé et dangereux. La métaphore sexuelle permet d’insister sur la sauvagerie de l’objet, son caractère insoumis, intuitif. Le ballon est représenté comme un corps, avec ses humeurs et ses pertes. La fin du XIXe et le début du XXe siècle soulignent donc la similitude du ballon avec le corps féminin, soumis aux humeurs changeantes comme un corps hystérique.

22Du triomphe de l’ascension, on en vient à craindre l’impossibilité de diriger le ballon.

23L’article « Transports aériens », de Michel DELON, nous replace dans la littérature du XVIIIe siècle. Rivarol rend compte des vols comme d’éléments d’actualité. « Entre information et badinage », il tient à la fois un discours sérieux sur la relation du progrès scientifique et un discours teinté d’émotion.

24Ce progrès amène en effet à se positionner comme optimiste ou pessimiste selon l’interprétation que l’on fait de cette révolution. Rivarol passe ainsi de la joie à la crainte, toutefois il récuse la crainte religieuse du progrès. Il est donc dans un entre-deux, il reconnaît les apports de ce progrès, sa signification, et son importance et s’en inquiète sans pour autant être alarmiste.

25Au même moment d’autres auteurs basculent dans la grivoiserie. Pour l’abbé Prévost, le phénomène oscille entre spectacle et phénomène de mode. Le registre aérien évoque le registre sexuel et le dépassement des limites signalé par ce progrès scientifique annonce le dépassement des limites du plaisir. De la réalité à l’imaginaire, le balancement est acquis, de la réalité à l’esprit, de la grivoiserie à la légèreté.

26Le point de vue surélevé de la montgolfière permet de saisir des secrets d’amoureux cachés, de la même façon qu’on peut supposer que les envols permettront de mettre à portée de la compréhension humaine les secrets du monde. La montgolfière signifie à la fois un dépassement de la condition humaine et par là même un rappel de celle-ci.

27Franca FRANCHI, avec son article « Ballons célibataires », permet une excursion dans le XXe siècle. Dans Locus solus Raymond Roussel s’arrête sur la demoiselle, aérostat qui donne lieu à nombreuses pages techniques et descriptives. L’envol de l’aérostat dans un autre texte de R. Roussel permet une mise en abyme.

28Cet objet permet une interrogation sur le rapport au texte à travers l’usage à la description technique. Franca Franchi fait référence aux descriptions de Jules Verne, pour lequel l’explication devient poétique, mais aussi au rapport de Nadar, Guy de Maupassant et Edgar A. Poe avec cet objet. Il paraît pour E. A. Poe comme l’occasion d’une digression grotesque.

29Dans ces différents textes, les digressions techniques signalent des changements de registre. La description devient une fin en soi, l’objet est improductif au niveau narratif. La description n’est pas « conjuguée avec le texte » donc dite « célibataire » si l’on se réfère à la définition qu’en donne Michel Carrouges.

30Jean M. GOULEMOT nous livre un article très référencé : « Montgolfières, arts graphiques et arts décoratifs ».

31J. M. Goulemot souligne tout d’abord que toutes les ascensions européennes ont été relatées dans la presse périodique. Chacune donnait lieu à un récit ouvrant sur l’émotion procurée, et suscitant l’admiration, le rêve. Mais ces articles avaient aussi un objectif pédagogique. Ainsi, la gravure est légendée, située et datée, ce qui permet de suivre l’actualité, de diffuser l’information et de faire rêver. La montgolfière apparaît comme un lieu d’observation et un moyen de locomotion.

32La gravure est le premier élément qui nous permet de mesurer l’impact des ascensions sur le grand public. J. M. Goulemot nous explique l’absence de ce motif chez les imagiers de Saint-Jacques.

33L’auteur entreprend d’explorer les arts décoratifs où coiffures, robes, chapeaux, boissons font référence aux ballons, sans que l’on puisse assurer que ces éléments soient réels ou imaginaires car leur représentation est parfois outrée, fantaisiste. Par ailleurs, éventails, jeux, et boîtes sont réservés à un usage aristocratique, trace d’une distinction, comme les faïences et les porcelaines sont destinées à une clientèle plus commune ou plus riche. Dans ce domaine, le ballon a d’ailleurs été un moyen de relancer la production de certains fabricants en se servant de l’actualité. De nombreux objets des salons permettent la représentation de ballons dans leur forme sphérique. Ainsi les horloges permettent d’introduire divers motifs de ballons.

34On trouve là une expression du culte pour les grands hommes et les exploits. Il ne s’agit pas seulement d’une représentation décorative de la montgolfière, mais aussi d’une représentation à fonction commémorative.

35La représentation dépasse l’image imprimée pour s’immiscer dans l’ensemble des arts décoratifs. Ces représentations sont surtout positives, optimistes, il s’agit de la concrétisation d’un rêve, cette prolifération signale un goût partagé pour la science. Seules les représentations des épisodes du roman Paul et Virginie peuvent être qualitativement et quantitativement comparées avec le succès du ballon dans ces arts. Le ballon nous place dans une approche positive sur les possibles et les découvertes à venir, ce qui explique qu’il reste dans les motifs représentés après que les vols n’ont plus été d’actualité.

36Selon Didier MASSEAU, dans « L’invention de la machine aérostatique, la mise en scène de nouveaux discours », l’essor des ballons met en évidence la figure de l’inventeur, entre ingéniosité et héroïsme. La montgolfière est une réussite visible. Les savants peuvent être reconnus par le public. Il faut souligner la multiplicité des genres s’intéressant à ce progrès : poèmes, revues scientifiques, almanachs… différentes manières de rendre compte des découvertes. Tous ces genres expriment l’attente des inventions annoncées par cet objet.

37Les chroniqueurs sont de styles différents : Louis-Sébastien Mercier oscille entre description technique et imaginaire, Faujas de Saint Fond entre la chronique et le discours savant. Il relate les voyages à chaud du point de vue de l’explorateur. La principale révolution est la vision d’en haut.

38Il faut aussi prendre en compte l’importance des procès-verbaux qui tentent de donner tous les points de vue (spectateurs, explorateurs, inventeurs, témoins). Dans ce faisceau de points de vue, on oscille toujours entre le spectacle et l’approche scientifique. L’objectif du chroniqueur est souvent de prévenir contre les rêves et les illusions des charlatans. Il faut démêler le réel et l’imaginaire car la concurrence entre les savants – tant quant aux découvertes et améliorations qu’en termes d’exploits – amènerait le lecteur à croire l’impossible.

39Dans la description, la machine est assez souvent présentée comme extraordinaire, en dehors de toute représentation, en dehors des formes connues de la nature. Cela oppose l’appareil aux créations de la nature et interroge la portée de la machine et les possibilités de la création humaine.

40Catriona SETH, dans « Envols en vers », s’intéresse aux traces des succès aériens sur la poésie, témoignant ainsi qu’à cette époque la poésie se préoccupe de l’actualité. Elle s’appuie sur une bibliographie importante.

41En 1783 et 1784, on trouve des vers et des recueils évoquant les ballons, et l’Almanach des Muses de 1765 à 1833 est un témoin de l’intérêt des poètes pour l’événement. On y trouve des vers de circonstance, l’éloge des héros et la célébration des progrès scientifiques.

42 Le ballon repousse les limites du monde, les savants sont des « grands hommes » maîtrisant l’air, vainqueurs du quatrième élément.

43Ce recul des limites libère l’imagination, les lois scientifiques sont opposées aux mythes et croyances, toutefois l’euphorie amène à comparer les savants aux dieux qu’ils éradiquent. On perçoit l’attente de nouveaux exploits et de nouvelles machines.

44Il faut reconnaître que cet engouement sera ponctuel. Les exploits sont mis en parallèle avec les succès maritimes des Anglais. Les héros se doivent de se confronter à ces concurrents. Il faut souligner l’engagement politique sur cette évolution scientifique à travers le mécénat royal. La comparaison avec les Anglais fait lui aussi basculer l’exploit scientifique dans le champ politique.

45Les noms de savants et le vocabulaire aérien intègrent la langue poétique. Sur un ton plus léger, on file la métaphore des globes aux seins. Et lors des premiers incidents et accidents la poésie joue encore le rôle d’un témoin à travers ses épitaphes.

46Jean-Jacques TATIN-GOURIER, dans « La difficile régulation d’une chronique des ascensions de montgolfières dans Le Journal politique de Bruxelles en 1784 » focalise notre attention sur une source particulière : le Journal Politique de Bruxelles, gazette de langue française diffusée en France et en Europe qui, depuis 1770, intégrait dans son sommaire de nouvelles thématiques en faisant la chronique de l’actualité technique et scientifique. En 1784, on peut noter à travers ses relations que les ascensions ont un impact européen et populaire. Une émulation existe entre les différents états et provinces en termes d’ascension et de progrès à apporter aux ballons. Par ailleurs, la foule semble unie dans son admiration pour ces expériences. L’admiration pour le progrès permettrait un apparent lissage des inégalités.

47Il faut tout d’abord noter l’enthousiasme des rédacteurs, puis les aspects techniques sur lesquels ils débattent, prenant toujours l’avis de l’académie. Enfin la gazette semble témoigner à l’égard de cet enthousiasme et de cette science une certaine méfiance. Nous pouvons en effet relever que les rédacteurs préviennent contre les exagérations, les récits fantaisistes et imaginaires. Ils s’interrogent aussi sur l’utilité de cet objet. Ils travaillent donc à relativiser l’événement et se réfèrent toujours à l’académie pour s’assurer de la véracité des expériences.

48Gabriel-Robert THIBAULT, dans son article « Bernardin de Saint-Pierre et les aéronefs : poésie de l’écrivain et poésie de l’ingénieur », s’intéresse particulièrement à l’incidence de l’invention de l’aérostat sur le discours de Bernardin de Saint Pierre.

49Il faut rappeler que l’auteur de Paul et Virginie est élève de l’école des Ponts et chaussées et ingénieur géographe. Son œuvre est contemporaine de l’invention de l’aérostat. Il intègre donc quelques réflexions à ce sujet dans ses Etudes et Harmonies de la nature. Il travaille au rapprochement de l’aérien et de l’aquatique.

50Cela est particulièrement sensible dans son interrogation du principe de contre-poids permettant de prendre et de perdre de la hauteur. Plus que de l’oiseau, il rapproche l’aérostat du poisson.

51Mais il s’interroge aussi sur la finalité de cette invention, sur son usage positif ou négatif, c’est-à-dire sur l’aspect moral de son devenir.