Hölderlin vu de France
1« Hölderlin vu de France » : c´était le titre d´un ouvrage collectif paru en 1987 à Tübingen, qui rassemblait des études de Bernhard Böschenstein, Michel Deguy, Dominique Janicaud, André du Bouchet, Antoine Berman, Jean-Pierre Lefebvre parmi d´autres. Michel Deguy y écrivait notamment : « Il y a un ton, caractéristique, de la traduction de Hölderlin en français – au point que de “jeunes poètes” français imitent – peut-être même sans le savoir – non pas tant Hölderlin que le style de la traduction hölderlinienne de la deuxième génération, c´est-à-dire de ceux entrés en relation avec le poète par Heidegger (c´est-à-dire) par les traducteurs français de Heidegger ». Présenter l´œuvre de Hölderlin dans le contexte français, écrire sur le poète depuis l´autre côté du Rhin (vu d´Allemagne…), revient donc toujours à penser et écrire selon un certain style philosophique marqué par la pensée de Heidegger – est-ce encore vrai aujourd´hui, ou y a t-il d´autres pistes qui s´ouvrent, notamment grâce à ce numéro spécial de Poésie 2004 ?
2C´est en tout cas sur la perspective française que débute ce numéro, avec un article d´Isabelle Kalinowski sur Maurice Blanchot, Hölderlin et Heidegger, et un autre article sur Philippe Jaccottet passeur de Hölderlin par Christine Lombez. S´il y va dans ce volume de l´actualité (ou de l´inactualité) du poète, c´est bien de sa présence dans la langue et dans la culture françaises qu´il s´agit tout d´abord, d´où la question de la traduction, centrale chez Jaccottet, grand ordonnateur de l´œuvre de Hölderlin dans la Pléiade. « Chez Jaccottet, remarque Christine Lombez, la traduction va souvent beaucoup plus loin qu´une simple translation interlinguale, fût-elle inspirée : elle devient un échange où la voix du traducteur « migre », pour ainsi dire, dans la parole même du poète allemand, fusionne avec elle tout en restant encore audible à qui prête l´oreille ». Chez Jaccottet il y a donc autant création, écriture poétique propre que traduction, il y a « consubstantialité » entre elles. Il est ainsi montré comment l´écriture de Hölderlin « habite » la poésie de son traducteur. Quant à Maurice Blanchot, il permit un « rapprochement jusque là inédit en France entre poésie et philosophie » (Isabelle Kalinowski) à travers son article « La parole « sacrée » de Hölderlin » paru en 1946 dans la revue Critique, repris dans La Part du feu.
3Deuxième paradigme, après celui du passage en France, celui de la folie, qui n´est pas propre cette fois-ci à la réception française de Hölderlin. Dans le texte de David Gascoyne extrait de son livre paru en 1938 Hölderlin´s Madness, on retrouve bon nombre des stéréotypes consacrés concernant les dernières décennies de la vie de Hölderlin dans la Tour de Tübingen. Ces années sont mises en résonance avec la folie de Nerval, la « malédiction » de Rimbaud dont le célèbre mot d´ordre « Je dis qu´il faut être voyant, se faire voyant » est appliqué à l´œuvre de Hölderlin, « l´exemple même du romantisme ». Les poèmes de Gascoyne ici publiés, ceux de Pierre Emmanuel et aussi de Jean Tardieu (le plus émouvant et le plus juste nous semble-t-il) représentent bien ce courant de réception de l´œuvre du poète allemand à travers le prisme de la folie. Un extrait du livre de Wilhelm Waiblinger, Vie, poésie et folie de Friedrich Hölderlin paru en 1830, en ce qu´il place la figure du poète devenu « fou » dans les conditions de l´époque, apporte une sobriété bien venue, tellement ce poncif risque toujours d´empêcher une lecture appropriée des œuvres antérieures à l´ébranlement consécutif au voyage à Bordeaux (l´historique exact de cette chute aurait permis un point de vue clinique utile pour éviter le lyrisme ordinaire – et semble-t-il inévitable – sur cette question).
4Il faut signaler la richesse du numéro en traductions nouvelles réalisées par Nicolas Waquet (Grèce, L´aède aveugle, Nature et art, Courage du poète, Timidité, Vocation du poète, Comme au jour de fête, Grèce de 1843), François Garrigue (Pain et vin, Aux sources du Danube, L´Ister) ou Eloi Recoing (La Mort d´Empédocle). À signaler également une étude de Philippe Marty sur la polysémie du mot Ort (lieu) dans la poésie de Hölderlin.
5Mais le thème qui nous semble le plus intéressant dans ce numéro est celui de la question politique dans le rapport de Hölderlin avec la Révolution française (célébrée comme on le sait avec ses collègues du Stift, Hegel et Schelling). Dans son étude intitulée « La fête de la vie », Jean-Yves Masson (qui a conçu le numéro) écrit : « Que l´on fasse de Hölderlin un jacobin, un républicain avide de liberté, ce qu´il fut incontestablement (Alexander Jung déjà, en 1848, en prenait note) ou qu´au contraire on le situe du côté de l´intemporalité du mythe – les lectures qui en découlent se croisent, s´enchevêtrent, se répondent de façon parfois étourdissante ». La question du rapport de Hölderlin avec une Grèce originelle caractérisée par sa polis et ses mythes ouvre en effet un champ de réflexion intense sur ce que la pensée politique de Hölderlin peut représenter pour nous après la « récupération » de l´œuvre par les nazis. Elle situe en effet Hölderlin dans l´ambiguïté entre pensée mythique et Lumières, même si, comme on le sait, la République moderne s´articule aussi autour de quelques mythes fondateurs. Dans son livre Spinoza dans l´idéalisme allemand, Jean-Marie Vaysse évoque la conscience qu´eut Hölderlin d´une « communauté impossible », malgré le « communisme des esprits » appelé de ses vœux ; c´est sur ce terrain que se situe Masson (proche en cela des études de Lacoue-Labarthe) lorsqu´il écrit : « Hölderlin a eu conscience, le premier, de ce défaut de communauté dont la poésie ne pouvait pas avoir conscience tant qu´elle était assurée d´être pure variation sur un ensemble de thèmes conventionnels, pour un public d´élite connu d´avance […]. Précisément parce qu´il a conscience de ce défaut de communauté, Hölderlin est tout sauf un poète dont la parole serait réservée à une élite. La tour du menuisier Zimmer n´est pas une tour d´ivoire. C´est le signe tragique et vertical du poète qui a constaté que restaurer la communauté à partir de la poésie était au-dessus de ses forces, et qui tient respectueusement tout le monde à distance à force de titres ronflants ».
6Une curiosité – et plus que cela – de ce volume est le texte de Paul Challemel-Lacour (1827-1896), auteur de la « première étude hölderlinienne en France », intitulée « La poésie païenne en Allemagne au XIXe siècle : Frédéric Hölderlin ». Elle remet en perspective la réception française, montrant son ancienneté, bien avant les études de Bertaux ou les traductions de Roud, Bianquis ou Jaccottet, et surtout sous un angle politique qui nous occupe aujourd´hui : Challemel-Lacour était un des pères fondateurs de la Troisième République, et avait su reconnaître en Hölderlin un républicain passionné, annulant d´avance toutes les approches trop axées sur la poésie pure ou les asservissements du poème hölderlinien à une cause philosophique ou politique douteuse.