Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2009
Février 2009 (volume 10, numéro 2)
titre article
Benoît Delaune

Un cas précis de « plagiat par anticipation » : Antonin Artaud accuse Lewis Carroll

Pour faire suite au livre de Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2009, 160 p., EAN 9782707320667.

1Dans son livre, Pierre Bayard explique que les moyens de détection d’un plagiat par anticipation, au vu de l’inversion temporelle que le procédé suppose, sont bien minces. Pourtant il est un cas au moins, avant même que l’Oulipo définisse ce terme, où un auteur plagié par delà son époque a été à même de le remarquer et de démasquer, de façon visionnaire en quelque sorte, le plagiaire : lors de son internement à l’asile de Rodez, Antonin Artaud, on le sait, a repris contact avec l’écriture (grâce au docteur Gaston Ferdière, selon certains témoignages). C’est à cette occasion que, lors d’ateliers thérapeutiques, le poète se voit proposer en 1943 la traduction et l’adaptation de textes de Lewis Carroll, Jabberwocky, The Dear Gazelle et un chapitre de La Traversée du miroir. Lorsque Marc Barbezat lui propose en 1947 de réunir ces traductions dans un recueil, Artaud lui écrit plusieurs lettres ainsi qu’un post-scriptum où, à deux reprises, il accuse clairement Lewis Carroll de plagiat :

J’ai eu le sentiment […] que ce petit poème [de Lewis Carroll] c’est moi qui l’avait et pensé et écrit, en d’autres siècles, et que je retrouvais ma propre œuvre entre les mains de Lewis Carroll ;
Car on ne se rencontre pas avec un autre sur des points comme :
Être et obéir
Ou
Vivre et exister […]
D’ailleurs ce petit poème [Artaud parle ici de sa traduction], on pourra le comparer avec celui de Lewis Carroll dans le texte anglais, et on se rendra compte qu’il m’appartient en propre et n’est pas du tout la version française d’un texte anglais1.

2Deux ans auparavant, dans une lettre de 1945 à Henri Parisot, Artaud était plus explicite encore ; après avoir relativisé l’importance de sa traduction du Jabberwocky (« un fragment ») et accusé Carroll de « manque[r] d’âme » et de faire preuve de faiblesse, il déclarait :

Et j’ai contre Jabberwocky quelque chose de plus. C’est que j’avais eu depuis bien des années une idée de la consomption, de la consommation interne de la langue, par exhumation de je ne sais quelles torpides et crapuleuses nécessités. Et j’ai, en 1934, écrit tout un livre dans ce sens, dans une langue qui n’était pas le français, mais que tout le monde pouvait lire, à quelque nationalité qu’il appartînt. Ce livre malheureusement a été perdu. […]
Ayant écrit un livre comme Letura d’Eprahi Falli Tetar Fendi Photia o Fotre Indi, je ne peux pas supporter que la société actuelle dont vous ne cessez de souffrir comme moi, ne m’en laisse plus que la latitude d’en traduire un autre fait à son imitation. Car Jabberwocky n’est qu’un plagiat édulcoré et sans accent d’une œuvre par moi écrite et qu’on a fait disparaître de telle sorte que moi-même je sais à peine ce qu’il y a dedans2.

3Vingt quatre ans plus tard, en 1969, Gilles Deleuze dans Logique du sens (ouvrage qui porte Lewis Carroll) consacre un chapitre entier aux traductions d’Artaud et à ces deux lettres accusatrices3. Il y note bien les ressemblances entre les deux écrivains, et surtout comprend l’impression d’Antonin Artaud d’avoir été pillé : « [Artaud] a lui‑même l’impression d’une extraordinaire ressemblance avec Carroll. Ce qu’il traduit en disant que, par delà les temps, Carroll l’a pillé et plagié, lui Antonin Artaud4. »


***

4Selon Deleuze, il existerait de nombreux traits communs entre la langue déployée par Artaud et les procédés carrolliens, mais aussi de nombreuses différences. C’est d’ailleurs dans cette proximité source de malaise qu’Artaud peut formuler son accusation. Deleuze évoque « l’extraordinaire familiarité » des fonctionnements textuels des deux auteurs, qui se muerait en une « radicale et définitive étrangeté5 », le plagiaire n’arrivant à reproduire la langue du plagié qu’en « surface », impuissant à atteindre les « profondeurs » du texte d’Artaud. Cette impuissance de Carroll serait alors le signe indubitable du sens temporel du plagiat : c’est bien Carroll qui tente d’imiter Artaud et ne le reproduit qu’en surface, et non Artaud qui, plagiant Carroll, aurait dépassé de si loin le fonctionnement textuel de l’auteur d’Alice que de toute façon l’idée même de plagiat dans ce sens en deviendrait incongrue.

5Mais il est également significatif, comme le note Anne Tomiche dans « Penser le (non)sens6 », qu’à l’occasion de l’analyse de ce plagiat d’Artaud par Carroll, qui va bien dans le sens d’une inversion temporelle, Gilles Deleuze verse lui-même dans ce retournement du temps. En effet, le philosophe, à cette occasion et de façon inattendue, sort du système qu’il a mis en place, d’expression de la « multiplicité » et de refus de la binarité par le biais de « séries », pour se tourner vers le système en quelque sorte passéiste qu’il dénonce : ce chapitre de Logique du sens met en perspective clairement des oppositions binaires, entre langue de la névrose (Carroll)/langue de la psychose (Artaud), surface/profondeurs, Conscience/Inconscient. C’est un peu comme si, happé par ce mouvement d’Artaud vers une époque antérieure, Deleuze lui-même subissait cette inversion du temps. Cet élément nous semble une preuve supplémentaire du plagiat d’Artaud par Carroll, et plus globalement, de l’existence même de la notion de plagiat par anticipation.