Mobilis in mobile/i
1Auteur de nombreux articles sur la littérature contemporaine, Roger-Michel Allemand a fondé la série Le « Nouveau Roman » en questions (Minard). Il a notamment publié Alain Robbe-Grillet (Seuil, 1997) et L’Utopie (Ellipses, 2005). Il s’est aussi entretenu avec plusieurs écrivains parmi lesquels Léopold Sédar Senghor, Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget, Denis Roche ou Tanguy Viel.
2Les différents moments d’une rencontre qui s’est déroulée à Lucinges à l’automne 2008 entre Roger-Michel Allemand et Michel Butor servent de fil directeur à l’ouvrage. La mise en page aérée et variée joue sur la présence simultanée de plusieurs textes. Elle permet une lecture multiple, particulièrement enrichissante. Tandis que de nombreuses photographies et illustrations prolongent les thèmes abordés dans l’entretien, leur font écho des extraits de l’œuvre de Michel Butor : poèmes, essais, romans… Ces textes sont généralement placés en regard du dialogue proprement dit. Ils couvrent plus de cinquante ans d’écriture ou sont, pour certains d’entre eux, des inédits. Élégamment présenté, le livre (240 pages) comprend cinq grandes parties. Plusieurs annexes offrent un choix de textes critiques, d’indispensables repères biographiques et une bibliographie détaillée. Dans la première partie, Roger-Michel Allemand, cheminant aux côtés de Michel Butor et l’accompagnant de ses questions, va lui permettre de revenir sur sa situation présente et d’expliquer pourquoi il a choisi de s’installer en Haute-Savoie, dans le village de Lucinges. Les parties suivantes remontent aux sources de la création, indissociable de la vie. Les souvenirs de l’enfance, de la période de la guerre, les influences ou les contre-influences du milieu littéraire parisien sont tour à tour évoqués. Viennent ensuite l’expérience et l’étude des « décentrements ». Ainsi, le portrait de l’artiste – professeur, écrivain, voyageur –, se construit et s’approfondit progressivement. Des figures nouvelles apparaissent, des perspectives inattendues se dévoilent peu à peu, donnant tout leur sens à une pensée en perpétuel mouvement et à une réflexion qui porte sur des sujets de plus en plus vastes.
3« Ascension » s’ouvre sur la nature. Cette première partie situe le cadre et l’esprit de l’entretien : « La montagne est un lieu dans lequel on se détache, d’où l’on aperçoit les choses de haut, d’où l’on distingue les articulations du village tout autrement, découvrant des passages, des raccourcis. » (p. 13) Le nom que Michel Butor a donné à sa maison est À l’écart. Cette retraite n’en est que plus propice à une méditation renouvelée sur le monde. Les paysages des Alpes, la profondeur de l’espace, les changements délicats de l’horizon que découvre le marcheur, suscitent un dialogue entre l’homme et les temps géologiques, les grandes vagues de l’histoire, les conflits prêts à surgir avec une violence inattendue : le feu couve sous la cendre. Et cette image est aussi celle que Butor retient pour parler de lui-même, reconnaissant : « Je suis un écorché vif. »
4La deuxième partie, intitulée « Michel avant Butor », offre d’abord de multiples entrées dans l’univers où l’enfant a grandi, à Paris, puis dans ce qu’il est convenu d’appeler les années de formation qui se sont partiellement déroulées pendant la guerre : à la Libération, il aura dix-huit ans. Michel Butor convoque une image contrastée de son milieu familial. D’un côte les rires ou les disputes de la fratrie, le tissu des cousinages, de l’autre des parents discrets : un père peu communicatif, une mère frappée de surdité. Mais un sentiment domine, celui d’un amour partagé. Ainsi, sans contrainte, l’enfant s’initie au dessin, à la peinture, à la musique. L’adolescent découvrira la poésie – le surréalisme ; plus tard, la philosophie. Le rêve, les secrets à interpréter ont déjà une place importante dans son imaginaire. Jules Verne apparaît comme un auteur phare. Le capitaine Nemo est une figure magnifique. Incidemment, que faut-il préférer : la devise Mobilis in mobile ou Mobilis in mobili ? la formule la plus belle ou celle qui est grammaticalement juste ? (p. 47) Cette alternative, qui n’est mineure qu’en apparence, illustre une des nombreuses interrogations que dévoile l’entretien. La sensibilité, voire l’hypersensibilité de Michel Butor y est perceptible.
5Dans les parties III, IV et V, tout en continuant d’explorer les moments fondateurs de son existence, Michel Butor éclaire les étapes de son œuvre, le rôle des voyages dans sa genèse et la façon dont s’élabore l’écriture. « Hors les murs » est plus particulièrement consacré à l’ancienne Égypte et au Nouveau Roman, « Du cœur à l’ouvrage » à l’infinité des voix qui traversent le texte, « Ça sort » aux cheminements intimes qu’emprunte la création littéraire pour tenter de canaliser les contradictions qui déchirent le monde. Car tel est le but visé : la diminution du malheur. « Par votre œuvre, vous cherchez donc à rendre les hommes heureux ? – Que chercher d’autre ? », demande à son tour Butor (p. 171). La formulation est modeste. Mais comme toujours chez Butor, la générosité se cache sous le voile de la pudeur, la bonté s’exprime entre les lignes de l’intertextualité, en appelant à l’idéal rimbaldien : changer la vie. Butor choisit l’humour contre la grandiloquence, les détails qui font signe contre « l’absurdité de la société qui rend les hommes méchants » (p. 169).
6Un des grands mérites de ce livre est de servir admirablement l’œuvre de Miche Butor. Il correspond à ce vers quoi devrait tendre tout travail de critique et de recherche. Le lecteur n’est pas seulement entraîné par l’incessant rebond du dialogue, il est aussi poussé par le désir de (re)découvrir Butor. Il se dégage de cette rencontre une évidente impression de complicité, et c’est là sans doute l’originalité majeure du livre. Toujours attentif à la parole qu’il sollicite et qu’il accueille, Roger-Michel Allemand donne à ses interventions des tonalités variées. Les questions brèves, parfois suspendues, alternent avec des allusions érudites, plus étendues. Son interlocuteur manifeste dans ses réponses une grande confiance et adopte lui aussi toute une gamme d’attitudes. Telle question sera éludée de façon courtoise, telle autre suscitera une pointe d’ironie, mais la bienveillance est omniprésente : dans le souci de fournir des renseignements nouveaux, une iconographie inédite, d’ouvrir les archives familiales ou encore de revenir sur des épisodes douloureux. Michel Butor révèle ici quelques-uns des aspects les plus profonds de sa personnalité, avec ses tensions, sa charge d’angoisse mais aussi sa quête d’unité, d’équilibre, l’aspiration à « l’altitude qui repose ». La subtile composition du livre réussit de façon magistrale à rendre sensible cette dynamique. Loin de juxtaposer les anecdotes ou d’imposer un découpage artificiel, Roger-Michel Allemand invite le lecteur au plus près d’une œuvre pleine de vie, mobile comme le monde et qui, tournée vers l’avenir, ne cesse de poser des questions passionnantes.