Splendeurs et misères de la grisette
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2Dans un livre élégant et précis, Alain Lescart retrace l’évolution de la représentation de la grisette dans la littérature et dans les arts populaires français (vaudevilles, chansons, lithographies, tableaux de mœurs, lettres privées…), du dix-septième au dix-neuvième siècles, étudiant également son impact sur la figuration de la femme parisienne dans la littérature anglophone. Des lectures superficielles et fragmentaires avaient esquissé les traits de ce personnage secondaire, petite couturière aux ressources restreintes et aux multiples visages, parfois concurrencée par la courtisane et par la lorette, mais qui, « au moyen d’une coquetterie faite de bouts de rubans », devint l’emblème « des luttes de la classe populaire » pour l’acquisition d’une plus grande indépendance économique et sociale.
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4Le modèle de la grisette s’élabore au XVIIe siècle. La définition qu’en donne, pour la première fois, le dictionnaire d’Antoine Furetière (1690) en souligne la basse condition. « Femme ou jeune fille vêtue de gris », elle désigne d’abord, de manière large, une « catégorie sociale inférieure de femmes méprisables par leur appartenance modeste » (p. 11). Mais c’est La Fontaine, avant Furetière, qui esquisse les traits de cette « dame de bas-parage ». Dans un récit de 1664, inspiré de l’Arioste et intitulé « Joconde ou l’infidélité des femmes », La Fontaine souligne la fraîcheur ingénue de cette « pucelle sans faute » dont l’innocence virginale rend les charmes plus attrayants. « Sous les cotillons des grisettes, écrit-il, peut loger autant de beauté que sous les jupes des Coquettes. »
5Négligeant les suggestions érotiques du fabuliste, l’édition de 1718 du Dictionnaire de l’Académie française relèvera néanmoins cette association du cotillon et de la grisette, du vêtement médiocre et de la femme sans condition. Mais le modèle de Joconde, fraîche, candide et infidèle, s’imposera pourtant. Après La Fontaine, Champmeslé ou Mme Deshoulières insisteront sur le charmant badinage et les amours faciles que le personnage de la « jeune fille belle et bien faite » suggère désormais.
6Le XVIIIe siècle reprend et enrichit cette veine. Peu à peu assimilée à une petite bourgeoisie, la grisette est associée au monde des marchandes de modes et à celui de la couture. Boutiquière, puis fille du peuple coquette, bientôt entretenue par des personnes fortunées, son image évolue. Jacques de Varenne, dans ses Mémoires du Chevalier de Ravanne, Marivaux, dans La Vie de Marianne, Diderot, dans Les Bijoux indiscrets, en relatent les différents états. Quand le Siècle des Lumières s’achève, deux représentations coexistent. L’une, « pleine de commisération, loue sa capacité de travail et maudit sa pauvreté » ; l’autre « l’assimile au monde galant » (p. 38).
7L’intérêt pour cette « femme de peu » est constant au XIXe siècle. Empruntant le chemin populaire de la chanson, du roman, du vaudeville et du dessin, la grisette connaît un engouement remarquable sous la Restauration. Béranger, Désaugiers et Emile Devraux la chantent ; le lithographe Henri Monnier la dessine ; Eugène Scribe la met en scène ; Balzac, Jules Janin et Alexandre Dumas en font « un condiment indispensable du Paris des années vingt ».
8Son succès littéraire, essentiellement parisien, idéalise le personnage. Toujours pauvre, « indépendante et travailleuse », « compatissante et généreuse », la grisette est un être « angélique » dont « les souffrances rachètent les faux-pas ». « Jeune amante amoureuse », elle se situe « hors du marché du mariage et de la chasteté du célibat ». Si elle use parfois de ses charmes pour quelque promotion sociale ou privée, elle sait aussi aimer « sans fausseté ».
9Dans les chansons à succès de Béranger, illustrées par Monnier, classes sociales et modèles littéraires s’opposent ou se mêlent. La grisette, qui n’était encore qu’un sujet de chansons grivoises parmi d’autres, participe alors de cette mise en scène de la vie sociale française et permet, « sous forme de tableaux de mœurs », « une décompression psychologique des tensions du temps ». Béranger se défait des représentations réalistes de la vie des petites ouvrières de Paris pour imaginer un personnage illustrant la réalité politique du moment. Il fait de la grisette « la fille à courtiser par excellence et la seule à pouvoir représenter les valeurs de la France républicaine ». Sous sa plume alerte, Lisette l’infidèle devient Lise, oracle d’une République idéale. Les chansons et les lithographies associées lancent donc « un signal d’alarme vers les nostalgiques de la Révolution et de l’Empire, ainsi que vers la jeune génération des Romantiques, bercés par les couplets soulignant les dangers d’une société élitiste qui aurait perdu le contact avec le peuple des sans-culottes. » (p. 138)
10Socialement, comme le rapporte le dictionnaire de l’Académie de 1835, la grisette est « une jeune ouvrière coquette et galante ». Elle appartient non pas au monde des grandes fabriques textiles, mais à celui de l’artisanat à l’ancienne mode, oeuvrant dans les boutiques de marchandes de mode, de lingères et de couturières ou travaillant seule, indépendante, dans une modeste mansarde. « L’aiguille est l’outil féminin par excellence ; plus de la moitié des femmes qui vivent de leur travail sont armées du dé et de l’aiguille », écrira Jules Simon en 1861. Moralement affranchie et politiquement subversive, la grisette incarnera bien cette évolution sociale et cette spécialisation professionnelle.
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12Après 1830, les Romantiques s’emparent de la grisette comme une des leurs. La mode des bals populaires aux barrières de la périphérie, chez les marchands de vin et dans les guinguettes, favorise son essor. Aux quadrilles sages et posés de l’aristocratie survivante, aux menuets de l’Ancien Régime et aux entrechats du Directoire, s’opposent les danses plus « cabriolées » ou « gaudriolées » — le chahut, le cancan — des étudiants de Paris et de la classe ouvrière. « L’école, lit-on alors dans la littérature populaire, saute avec le magasin ». Mais la lorette, nouvelle figure féminine dansante, chasse bientôt la grisette. Certes le bal continue, mais il se pervertit et se peuple de femmes à chapeau, vénales et oisives.
13Cette substitution des corps féminins, autour de 1840, traduit un changement social important. Les écrivains épurent la figure de la « petite amante délicieuse, travailleuse à bonnet », en « la dégageant de sa version infidèle et dépravée par le moyen d’un sentiment quasi religieux. » (p. 163). Même s’il se répète (crise insoluble due aux déboires financiers de l’être aimé), le scénario romantique se précise et requiert son sacrifice, parfois même sa disparition (la Fantine d’Hugo, la Henriette de Janin). Cette rédemption, qui affirme la prépondérance des idéaux amoureux, en fait alors un personnage christique.
14Le Réalisme cependant entreprend de défaire le modèle romantique : « Le discours sur la grisette se déplace d’une vision idéaliste des amourettes vers la dure réalité des exigences et des difficultés de la vie sociale pour les pauvres habitantes des mansardes. » (p. 214). La ferveur de l’imagination et l’exagération des passions produisent « un effet ad nausea ». Le sordide s’installe, l’ironie gagne. Champfleury promeut cette nouvelle tonalité dans ses contes Chien-Caillou et L’homme aux figures de cire. La grisette y symbolise le petit peuple ; prolongeant l’esquisse républicaine de Béranger, elle devient « zone de résistance ou de barricade face à la montée de la bourgeoisie et à la prépondérance de la puissance de l’argent » (p. 231). Dumas Fils poursuit cette mutation esthétique. Sa Dame aux Caméliens met en scène Marguerite, une « courtisane » parfois perçue par la presse comme une lorette mais associée par son auteur au monde de la grisette. Dans sa préface de 1872, Jules Janin tranche finalement en faveur de cette dernière en la rattachant à une longue tradition. « La Dame aux Camélias […], écrit-il, agissait souvent comme une grisette avant de s’être laissé prendre à la répartie, à la gaîté, au papillonnage du jeune esprit qui la devait faire immortelle. Elle avait suivi dans leurs sentiers fleuris la race à part des peintres et des chansonniers des printemps de 1824. »
15La fin du XIXe siècle déplorera la disparition de cette figure contrastée. En 1894, Antonin Reschal lancera une petite revue de mode parisienne qu’il intitule La Grisette. Dernier reliquat d’un temps disparu : le premier numéro, s’ouvrant sur un extrait de Joconde, de La Fontaine, espère atteindre « toutes les jolies filles de vingt ans qui vont chaque jour à leur travail, le cœur léger, la bouche rieuse », « vaillantes ouvrières de France » et amoureuses véritables. Sa revue cesse de paraître trois ans plus tard.
16L’appropriation anglophone de la grisette témoigne de son succès populaire. S’appuyant sur les œuvres de Sterne, de Charlotte Brontë et d’Elizabeth Gaskell, mais aussi sur les comptes-rendus des journaux américains, Alain Lescart montre dans les dernières pages de son livre combien ces écrits contribuent au portrait de la Parisienne en femme romantique, passionnée, aimante, tragique, coquette, futile, superficielle, facile. Mais le personnage permet aussi, comme chez Brontë, de défier la vision classique du mariage et du rôle social des femmes. Dans la seconde moitié du siècle, la presse anglophone l’associe volontiers à la Bohême et fait de Paris « la ville des artistes extravagants, débauchés et anti-bourgeois ». Une certaine féminité à la française, complétée par d’autres modèles comme ceux de la lorette, de la cocotte ou de la demi-mondaine, se répand alors outre-Manche et outre-Atlantique.
17Il semble que cette imagerie ne se soit pas totalement dissipée. « Voulez-vous coucher avec moi, ce soir ? » de Lady Marmalade, le film Moulin Rouge, des rumeurs et des bavardages de rue, en relatent encore, dit-on, l’étonnante histoire.