Denis Diderot, critique d’art : des salons aux Salons… avec plaisir !
Le dix-huitième siècle n’est pas seulement une époque, mais un lieu de l’esprit où le français respire à pleins poumons. Une cure d’air frais, de fantaisie, de contradictions intégrées, de variétés inépuisables ? Tout ça, et voilà une croisière qui m’a tenté. (Philippe Sollers, Un vrai roman : mémoires)
1On connaît le grand intérêt du vingtième siècle – de Michel Foucault à Philippe Sollers, en passant par Milan Kundera, Jean Starobinski et al. – pour Denis Diderot ; fascination vouée au philosophe, mais qui rayonne également sur son époque, le dix-huitième siècle. Siècle des Lumières et de L’Encyclopédie, certes, du libertinage à la Casanova, d’accord, mais aussi, et peut-être surtout, siècle qui a inventé la critique d’art. Néanmoins, cette critique est plutôt éloignée de celles que l’on connaît et pratique aujourd’hui (nouvelle critique, critique formaliste, sémiologique, phénoménologique, psychanalytique, etc.), d’où la désidérabilité qui lui est maintenant octroyée, lui donnant ainsi une vie nouvelle bien méritée. Diderot, virtuose de la plume s’il en est un, principalement connu comme philosophe, ayant aussi signé romans, contes et nouvelles, est indubitablement une figure marquante de cette naissance de la critique d’art, grâce à ses Écrits sur le théâtre, ses Essais sur la peinture, mais aussi par les Salons qu’il rédigea de 1759 à 1781 (en fait, il y aura neuf Salons : 1759, 61, 63, 65, 67, 69, 71, 75 et 81). Mentionnons d’emblée que ces Salons possèdent un contexte de production et de réception tout à fait particulier. Faisant écho aux salons littéraires qui ont vu le jour un siècle plus tôt sous le règne de Louis XIV (on pense à ceux de François de Malherbe ou de Valentin Conrart), continués au dix-huitième (Diderot et d’Alembert chez le baron d’Holbac) et au dix-neuvième (fréquentés par Honoré de Balzac, Alexandre Dumas et tous les autres grands romanciers), pour s’éteindre tranquillement au vingtième siècle (on en trouve encore des bribes dans la Recherche de Marcel Proust), les Salons de Diderot, eux, troquèrent la discussion réelle pour un échange imaginaire, en adoptant le mode épistolaire. Il s’agissait en effet de lettres à l’intention de Melchior Grimm pour la défunte Correspondance littéraire, dans lesquelles Diderot faisait état des expositions de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Ce qui aujourd’hui surprend, d’où le contexte particulier évoqué plus tôt, est que ce périodique bénéficiait d’un tirage pour le moins réduit : au temps de Diderot, la Correspondance littéraire comptait seulement une quinzaine d’abonnés, tous aristocrates (quelques noms : Catherine II de Russie, Auguste III de Pologne, Louise Ulrique de Prusse), dont aucun ne résidait en France. Le philosophe, lucide devant cet enjeu, devait de la sorte jongler avec deux publics antinomiques : d’une part celui réel, connu, mais restreint des quelques accoutumés de la Correspondance et, d’autre part, celui fantasmé, inconnu et ouvert de la postérité. Si les Salons faisaient alors date, ils font aujourd’hui l’histoire – alliant merveilleusement le particulier et l’universel par leur duel esthétique contre la distance (aussi bien physique que temporelle), corroborant ainsi la célèbre formule de Casanova comme quoi « [l]’homme ne peut jouir de ce qu’il sait qu’autant qu’il peut le communiquer à quelqu’un » (Icosameron).
2Les Salons de Diderot : théorie et écriture, ouvrage – recueil – sous la direction de Pierre Frantz et d’Élizabeth Lavezzi, comptant dix articles aux sujets et approches variés, se penche sérieusement, quoique rapidement (du haut de ses quelque 150 pages ; on y reviendra), sur la question de la critique d’art chez Diderot en abordant de front les multiples facettes du phénomène aussi bien social qu’artistique des Salons. Ce résumé propose de s’attarder systématiquement à chacune des sections du volume, en conservant leur répartition originale, pour à la fois faire la lumière sur le geste critique de Diderot et sur l’orientation adoptée par Frantz, Lavezzi et compagnie pour en saisir les tenants et les aboutissants, ses multiples splendeurs et ses quelques misères.
3Les Salons de Diderot s’ouvre avec deux textes liminaires qui, par leurs enjeux opposés, donnent le ton aux diverses avenues qu’adoptera l’ouvrage pour cerner et quadriller les terres diderotiennes de la critique d’art.
4Le premier, « À propos de la théorie et de l’écriture », signé par les deux directeurs de l’ouvrage, Frantz et Lavezzi, se penche sur les enjeux esthétiques, voire métaphysiques, des Salons et de leur rapport unique à l’œuvre d’art et au texte critique. Les auteurs soulignent avec justesse les trois motifs récurrents qui établiront le squelette des textes qui compléteront ce versant théorique du volume : soit la relation entre « [la] [d]escription des œuvres, [le] jugement porté sur elles et [la] réflexion sur les arts du dessin » (p. 7 ; nous soulignons). Ces trois activités, loin d’être en harmonie, viennent plutôt se concurrencer l’une l’autre, ce qui permet au philosophe une liberté critique jamais égalée, cette « démarche profondément expérimentale » (p. 8). Frantz et Lavezzi mentionnent également la tendance qu’a le philosophe avec ses Salons de s’enticher des positions extrémistes, plongeant avidement et sans scrupule dans le blâme ou dans l’éloge. C’est entre autres pour cela que « la théorie de l’art dans l’écriture de Diderot est singulièrement complexe » (p. 11), faisant d’elle une sorte de monstre hybride, jouant de l’objectivité et de la subjectivité, flirtant avec la technique sans pourtant la pratiquer, établissant un jugement toujours catégorique sur des éléments et impressions parfois discutables. En effet, « Diderot pervertit la théorie de l’art et ses termes puisqu’il les détourne de leur but didactique initial : sous la plume de la critique d’art, ils deviennent une arme » (p. 11), la critique s’approchant parfois dangereusement du combat. Les deux auteurs vont finalement présenter les Salons comme un laboratoire théorique, Diderot, comme nous l’avons souligné, se permettant une liberté énonciatrice dans la veine des Lumières que la critique n’a pas encore pleinement retrouvée : « [l]a dynamique même de cette écriture, digressions, écarts, dérives permanentes vers la fiction, fait surgir autant de […] brèches et de percées, qui concernent la morale, la philosophie, l’anthropologie, la politique, l’esthétique, la théorie du théâtre » (p. 12-13).
5Le deuxième texte liminaire, celui de Barthélemy Jobert, « Diderot dans son cadre : le Salon au XVIIIe siècle », opte pour une thématique à l’inverse du précédent, établissant le contexte exclusivement social et historique du « Salon ». Toutefois, selon Jobert, « [c]omprendre ce qu’était alors le Salon ne permet pas seulement de contextualiser l’activité de Diderot en matière d’art, au-delà de l’arrière-plan nécessaire à la compréhension de l’homme et de l’œuvre, mais en fournit aussi un certain nombre des clés d’interprétation » (p. 15). Pour commencer, il faut savoir que le Salon n’est pas né en 1759 avec le premier compte rendu de Diderot pour Grimm, mais bien en 1648 grâce à l’Académie royale de peinture et de sculpture, ce qui confirme la dimension novatrice de la vie artistique en France, alors que l’équivalent anglais, la Royal Academy de Grande-Bretagne, ne sera fondé qu’en 1768. Par la suite, l’auteur insiste longuement sur les premiers balbutiements de l’Académie et du Salon, pour tenter d’en dégager la logique, ou, comme dirait Roland Barthes, le noème. Il sera longuement question de la « hiérarchie interne » des genres et des oeuvres, aussi bien pour la peinture que pour la sculpture. Puis, Jobert, après avoir insisté sur la prééminence de l’Académie et du Salon sur les autres institutions artistiques parisiennes, fait tomber le lecteur dans ce qu’il nous semble juste de nommer l’orchestration du détail. Le quotidien du salon (heures d’ouverture, emplacement de l’escalier, disposition des tableaux, achalandage et heures de pointes, nature du livret explicatif, etc.) est soigneusement mis en scène, ce qui peut d’ailleurs faire l’effet d’un tableau. Ses douze travaux terminés, l’auteur conclut sur ce que représente la critique d’art d’alors pour l’historien d’art : c'est-à-dire « une source privilégiée, avec pourtant des manques et des faiblesses, qui reste l’une des seules voies d’accès à l’analyse de la réception contemporaine des œuvres, point de départ nécessaire à l’établissement de la fortune critique des artistes aussi bien qu’à un panorama plus général de l’art français à telle ou telle date, ou dans la continuité historique de la succession des expositions »(p. 26). Mais Diderot dans tout cela ? Et bien ses Salons pourraient bien représenter une « voie d’interprétation neuve » (p. 27) pour rendre justice à la profonde originalité de ce phénomène social qu’était alors le Salon et dont Jobert nous trace finement le portrait.
6Le premier texte de cette section est à nouveau signé par Pierre Frantz et s’intitule « De la théorie du théâtre à la peinture. Réflexions en marge d’un tableau de Van Loo, Mademoiselle Clairon en Médée. » Comme l’indique son titre, cet article – judicieux et plutôt profond – développe les relations qu’entretiennent le théâtre et la peinture dans la critique artistique picturale de Diderot. Or, même si l’auteur est conscient qu’il s’agit d’un sujet maintes fois développé, il reconnaît qu’il représente un enjeu primordial pour l’étude du geste critique diderotien : [o]n observe ainsi un déplacement du théâtre […] qui n’est nulle part aussi sensible que chez Diderot » (p. 32). Sera aussi traité le thème de l’unité, « véritable leitmotiv dans toute l’œuvre esthétique du philosophe » (p. 35), de son évolution dans les écrits de Diderot qui, finalement, « donnera à [cette] idée d’unité une formulation plastique et non plus seulement dramatique » (p. 35). Les dernières pages de l’article de Frantz prennent l’exemple du tableau de Van Loo, et de l’âpre critique qu’en fait Diderot, pour exemplifier les théories du philosophe concernant la possible interrelation des arts plastiques et dramatiques et la façon dont elle doit se dérouler. « Théâtre et peinture partagent le langage du corps, langue, dialecte, sociolecte, idiolecte tout à la fois. Ils le représentent pour le retrouver » (p. 39).
7Deuxièmement, on retrouve l’article de Stéphane Lojkine, « Quand la discorde renverse Louis XV. Défiguration et visibilité. » Lojkine s’intéresse à la critique qu’a faite Diderot d’un tableau allégorique de Jacques Dumont, dit le Romain, « Allégorie de la publication de la paix en 1749 ». Encore une fois, le philosophe sanctionne négativement le tableau, et ce, en effectuant une « déconstruction de l’allégorie » (p. 44), littéralement, « Diderot détourne le livret » (p. 44), en opérant un savant « processus de désacralisation » (p. 47). Lojkine démontre de façon lumineuse les armes critiques orchestrées par le philosophe pour littéralement détruire le code pictural et allégorique proposé par Dumont le Romain : Diderot va par exemple « remplace[r] les formules abstraites de l’allégorie, ses mécanismes de signification discursive, par des expressions concrètes ou triviales » (p. 48), en plus d’« insiste[r] longuement sur l’incompatibilité du monde allégorique et du monde réel » (p. 50). En somme, l’auteur des Salons va quitter son siège de critique, troquer la plume pour le pinceau, en recomposant le tableau de Dumont le Romain, pour souligner l’absurdité première de celui-ci. Nous jugeons que l’article de Lojkine, en abordant de front la recomposition diderotienne, soit la faculté de se positionner à la place du peintre et de proposer sa propre performance, se trouve au cœur de l’antichambre de la critique pratiquée par le philosophe dans ses Salons.
8Le troisième texte de cette section, « La critique de l’effet dans les Salons de Diderot » de Stéphanie Loubère, traite sans surprise de l’importance primordiale de l’effet dans la critique diderotienne, le philosophe le qualifiant de « critère essentiel dans l’évaluation d’une œuvre d’art » (p. 61), toute discipline confondue. Il est aisé de remarquer que Diderot utilise ce terme de façon constante dans ses Salons, lui accordant une suprématie sensualiste par rapport à la beauté. Néanmoins, l’effet, malgré son omniprésence, n’est pas omnipotent : il est d’abord subordonné au savoir, mais surtout au plaisir. L’art et la critique de celui-ci doivent alors passer par l’effet pour que se rejoignent « le plaisir né de la sensation et celui né de la réflexion » (p. 62-63). Grâce à sa poétique de l’effet, Diderot met en avant une « définition sensualiste de l’art et de l’émotion qu’il suscite » (p. 64), mais en ne niant jamais « la dimension subjective et intellectuelle de cette émotion » (p. 64), suivant cette superbe formule de Loubère comme quoi le philosophe réclame pour le spectateur le plaisir d’être ému. Nous croyons voir dans cet article le fil rouge de tout le recueil, car ces notions d’effet, de sensualité, d’émotion et surtout de plaisir, perles du dix-huitième siècle, représentent l’amont du puissant fleuve de la critique diderotienne que Frantz, Lavezzi et autres tentent de remonter.
9Le dernier article de cette première partie s’intitule « Diderot et Hogarth : la pyramide et la ligne serpentine » et est signé par la co-directrice des Salons de Diderot, Élisabeth Lavezzi. Il s’agit probablement du texte le plus technique et pointu du recueil. En fait, Lavezzi s’est donné comme mission de faire la lumière sur l’emploi de deux termes précis dans le vocabulaire critique de Diderot, deux notions empruntées à la hiérarchie des lignes et des formes du peintre et graveur anglais William Hogarth : c’est-à-dire celle de la pyramide et celle de la ligne serpentine. Diderot extrait ces mots de leur contexte originel pour les introduire dans sa théorie de la beauté et du plaisir. Pour exemplifier ces concepts et l’esthétique qu’ils suggèrent, il sera question des tableaux et des pensées de peintres comme Bachelier, Deshays, Dufresnoy, Greuze, Lagrenée. Cependant, comme le souligne Lavezzi, « Diderot […] ne saurait se réduire à l’emploi d’un mot ou d’une expression ; […] notre critique d’art tend à employer une notion théorique en la dé-théorisant » (p. 79 ; nous soulignons). On remarque encore une fois l’éternel combat de Diderot avec l’ange : donner naissance à un discours sur l’art qui ne serait pas subordonné à la technique, se permettant ainsi une subjectivité marquée qui ouvre la voie de l’effet et au final du plaisir, ne voyant pas l’œuvre d’art étudiée comme un temple que le critique doit garder ou défendre, mais bien comme une chance de faire valoir sa propre parole, sa liberté, son style, et s’il le faut à l’encontre de l’œuvre, de la théorie ou de l’art en question. L’utilisation de la pyramide et de la ligne serpentine à la Hogarth entre tout à fait dans cette logique : ces notions ne doivent pas être calquées, il s’agit plutôt de les faire fonctionner (du moment que ça marche), éventuellement au détriment de leur possible pureté originelle pour ne pas dire vétuste.
10Jean-Christophe Abramovici signe le premier texte de cette deuxième partie, avec son « Vous me tyrannisez, mon poulet. La publicité de l’intime dans les premiers Salons ». L’auteur y aborde l’enjeu de la vive sensibilité de Diderot face aux questions du destinataire et des modes de diffusion d’un texte (p. 91) ; méditation que le philosophe entreprend lors de ses trois mois de prison dans les geôles de Vincennes, en 1749. Abramovici s’arrête sur la logique énonciatrice employée par Diderot dans ses Salons destinés aux quelque quinze abonnés de la Correspondance littéraire de Grimm. Il est à noter que le philosophe, dans ses comptes rendus, choisit, question de rhétorique, si l’on veut, de s’adresser directement à son ami Grimm. On constate également, suivant l’évolution des Salons, que l’épistolarité orchestrée par Diderot « fait l’objet d’une élaboration stylistique attentive » (p. 93). Son écriture, avec le temps, « est passé[e] du caractère autotélique du discours philosophique à une écriture dialogique mieux à même d’incarner et de rendre persuasives les idées » (p. 94 ; nous soulignons). Très près d’une toile, le style et la poétique de Diderot gagnent en motifs et en couleurs, lui octroyant une sorte d’effusion sensible dans laquelle le philosophe peut se mettre en scène dans son intimité (p. 97).
11Le prochain article est celui de Marie Leca-Tsiomis, au titre « Portraits de l’auteur ». L’auteur y trace l’évolution de la pensée de Diderot par rapport à l’art du portrait. Un portrait doit-il ressembler à son modèle ? Que signifie, justement, le fait de ressembler ? Doit-on mettre de côté la mimesis au profit de la composition ? Ces interrogations ne sont pas nouvelles… Une fois ces questions lancées, Leca-Tsiomos se laisse entraîner par Diderot du côté de celle de la postérité, aussi bien la postérité des œuvres elles-mêmes que celle de la critique qui en fait foi. Pour le philosophe, la critique doit être faite avec style, sinon elle mourra ; la quête de l’écrivain, comme celle du peintre, est alors celle de l’immortalité. Toutefois, la toile et les matériaux qui la recouvrent vont inévitablement dépérir avec l’œuvre du temps (un portrait ressemblant un jour finira par ne plus ressembler), ce qui n’est pas le cas du texte, qui lui n’est évidemment pas jugé sur sa version originale (le manuscrit). Le rôle du critique, comme s’il le fallait, se trouve à nouveau mis sur un piédestal. Est aussi abordé dans cet article l’enjeu du moi de l’artiste et de sa survie. Pour le philosophe, cette dite survie de l’artiste doit se faire dans et par ses œuvres – Diderot dépassant de plus d’un siècle les idées de Proust dans son Contre Sainte-Beuve. L’art du portrait, sujet principal de cet article ne l’oublions pas, est peut-être plus que tout autre en rapport intime avec la disparition et la mémoire, avec la présence absente (p. 110). Le rôle du critique d’art prend tout à coup un tournant bien mélancolique. Par le peaufinement de son style, Diderot critique d’art peut ainsi donner l’immortalité aux portraits inclus dans ses Salons, leur permettant ainsi de résister face au néant et à l’oubli.
12« La chute du jour » de Michel Delon traite d’une prédilection diderotienne pour un certain type de lumière, le point ou la chute du jour – véritable bout de l’univers. Ce type de lumière devient dans les Salons un instrument critique considérable, la toile qui le possède de façon magistrale pouvant alors « suggérer une temporalité qui excède les possibilités de la peinture, entre ce qu’on voit et ce qu’on voudrait voir » (118). Cependant, la tâche n’est pas chose simple : comment l’artiste peintre peut-il « saisir ce qui semble fluide et impondérable » (p. 118), ce qui revient, avouons-le, à rendre visible l’invisible. Alors, comme le souligne à juste titre Delon, le paysage, avant de devenir un état d’âme, « est une expérience sensorielle, une émotion sensible » (p. 119). Dès lors, il faut que la nature soit l’un des engrenages de la machine critique et sensualiste de Diderot, qui, faut-il le mentionner, était aussi un grand spécialiste, comme Goethe avant lui, de la lumière et des couleurs. C’est pourquoi la nature selon la critique d’art du philosophe, doit être effet, « c’est-à-dire spectacle pour un observateur, énergie pour une conscience qui en tire une émotion et une invention » (p. 121). Par son effet de trop grand, d’insaisissable, voire de terrible, le point ou la chute du jour, clé d’interprétation importante pour l’esthétique des Salons, procure au lecteur un effet de sublime, rapprochant la critique d’art de la liturgie. Il n’est donc pas surprenant que Diderot, à maintes reprises dans ses écrits pour Grimm, évoque avec passion et ardeur la magie du tableau qu’il est en train de décrire.
13Le dernier texte du recueil, « L’art et la manière : Diderot face à Boucher », est signé René Démoris. Le Boucher du titre est François Boucher, associé encore aujourd’hui au style rococo. Admis à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1734, il fut aussi le premier peintre de Louis XV à partir de 1765. L’article de Démoris nous paraît le plus ambigu du recueil : l’auteur y orchestrant les grandes lignes des opinions diderotiennes sur Boucher, dans le dessein assez clair et plutôt avoué de redorer la réputation du peintre, le plupart du temps au détriment des réflexions du philosophe devenu critique d’art. Diderot, avance Démoris, se serait laissé berner par une tendance critique de son époque, soit le « rejet d’un certain nombre de pratiques littéraires et picturales caractéristiques de la première moitié du XVIIIe siècle, que l’on a pu ranger ultérieurement sous l’appellation de rococo » (p. 129). Il est certes question du maniérisme et de la frivolité de Boucher, mais l’auteur, par une habile rhétorique, arrive à présenter les propos de Diderot sous un jour peu flatteur (allant même jusqu’à les qualifier de délire), ce qui met en doute leur intégrité et leur jugement. À bien y penser, le texte de Démoris ne s’intéresse aux Salons, très peu évoqués, que pour la douane ; l’objet principal de son argumentation n’est pas tant l’œuvre de Diderot que la renommée de Boucher. Notons tout de même que l’auteur analyse la poétique de la critique de Diderot envers le peintre, ce qui a pour effet de garder le lecteur dans l’antichambre diderotienne de la théorie sur l’art. Démoris conclut alors avec des propos plus généraux (la critique d’art au dix-huitième), permettant de relire son article avec cette optique, même si la façon de faire de Diderot s’y trouve encore négativement sanctionnée.
14Pour conclure, allons-y franchement. Frantz, Lavezzi et leurs collaborateurs, avec Les Salons de Diderot : théorie et écriture, ont gagné leur pari : rendre la complexité, la richesse et l’enthousiasme de leur sujet, malencontreusement méconnu. Tout un voyage, de la ligne serpentine à l’art du portrait, en passant par la déconstruction de l’allégorie et par le rôle de l’intime dans la correspondance, sans oublier l’importance de l’effet apportant le plaisir et la chute du jour comme sentiment de sublime pictural, le tout en 151 pages ! Notons qu’il serait toutefois possible de critiquer (sans un certain effet de vertige : critique de la critique d’une critique) l’ordre de répartition des articles qui nuit sensiblement à l’harmonie du recueil, ou encore de sanctionner les quelques coquilles typographiques et certaines explications nébuleuses qui s’y trouvent, mais nous pensons que le brio et l’intérêt de l’ouvrage ne doivent pas être ternis par ces détails somme toute négligeables.
15De plus, composer un recueil de dimension si restreinte est évidemment chose risquée, surtout lorsque le sujet abordé y est aussi riche, ce qui souligne à nouveau sa réussite. Comme nous l’avons dit d’entrée de jeu, se frotter aux Salons de Diderot implique ni plus ni moins de faire la lumière sur la naissance de la critique d’art. Démoris n’est d’ailleurs pas le seul à s’opposer au côté disons décadent de la poétique de Diderot concernant les théories et réflexions sur les œuvres de son époque. Il suffit de penser à la formule de Jules Barbey d'Aurevilly dardée au philosophe : « un peintre qui crevait la peinture pour passer sa tête par le trou de la toile afin qu'on le vit bien et qu'on l'entendit toujours ». Crever la peinture ? Absolument ! Du moment que cela est fait avec toute l’intelligence, l’humour et la fantaisie que l’on accorde généralement à Diderot. Il est impossible et absurde de chercher dans la critique d’art du dix-huitième les composantes qui règnent dans celle que nous connaissons aujourd’hui, au même titre que les romans de Rabelais ne seront jamais lus de la même façon que La comédie humaine. Les Salons de Diderot ne représentent pas la perfection en matière de critique d’art (si perfection il y a), mais ils doivent incarner quelque chose comme un paradis perdu, gorgé des qualités que Kundera attribuait légitimement à Jacques le fataliste et son maître dans ses Testaments trahis : « 1) la liberté euphorique de la composition ; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques ; 3) le caractère non sérieux, ironique, parodique, choquant, de ces mêmes réflexions ». Le dix-huitième siècle ne peut qu’être optimiste, ayant inventé une critique d’art si libératrice, ouverte sur le dehors et à l’inconnu, là où la subjectivité de l’auteur est reine. Et nous nous souvenons encore du début de Jacques le fataliste et son maître : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut ». Des Salons aux Salons, Denis Diderot critique d’art : mais avec plaisir !