Penser la retraduction
1Touchée par la caducité, la retraduction en tire aussi sa force. Selon un dicton cher à Benjamin, cité et glosé par Robert Kahn et Catriona Seth au seuil du recueil, « Einmal ist keinmal, un propos qu’on pourrait (re)traduire en disant qu’une fois ne suffit pas » (p. 7). À la différence de la traduction, la retraduction s’inscrit dès lors d’emblée dans une réception de l’œuvre et de son esthétique, de ses virtualités d’ouverture. Elle est à la fois relecture du déjà traduit et proposition nouvelle pour un autre temps de lecture. Elle a le souci de « faire texte », d’après le vœu d’Antoine Berman qu’Yves Chevrel rappelle (p. 16), et se déploie souvent à la lumière de la philologie et de ses apports. Y aurait-il cependant une théorie de la retraduction un tant soit peu distincte d’une théorie de la traduction ? Ou ne serait-ce qu’une inclusion, qu’un espace critique propre aux réflexions nombreuses sur la traduction, délimité et multiplié par les différents sens de la petite préposition re-? Ou bien faudrait-il renverser le rapport de force et placer la théorie de la traduction dans l’espace plus vaste de la retraduction, comme ce propos d’Henri Meschonnic le suggère dans Poétique du Traduire : « l’histoire de la traduction est surtout l’histoire des retraductions » (cité par Florence Bancaud, p. 289) ? Qu’est-ce que l’opération du retraduire recouvre exactement ? Comment entendre ce verbe de la dimension n+ 1 : retraduire ? Quelle relation entretient-il avec ce qui est de l’ordre du rétrospectif ? c’est-à-dire : une ressaisie d’une tradition des traductions, une manière de reprendre, remettre sur le métier, réviser et rénover tout ensemble? Ou bien serait-ce ce qui est à construire selon une dynamique prospective qui l’emporte, dans cette partition du re-: traduire encore, de nouveau ou une fois de plus, à savoir : dégager des pistes herméneutiques neuves, toucher un public inattendu et rassembler une autre communauté de lecteurs autour de l’œuvre, faire émerger sa part encore inédite comme si elle constituait un drôle d’iceberg immergé ad libitum?
2Et puis, qu’en est-il quant à la « qualité » des (re)traductions et à ses difficiles critères d’évaluation, question qui hante tant ceux qui ne pratiquent pas la théorie de la traduction ou se défie de la lecture en traduction? La nième fois sera-t-elle meilleure ? La plus moderne et la mieux actualisée ? La mieux sédimentée, grâce aux expertises successives et à leur récapitulation sélective ? S’agirait-il alors de se tourner vers une théorie du gain — « celui-ci serait-il de type cumulatif, dès lors qu’on en arrive à une troisième ou quatrième versions » (p. 9), comme le demandent les auteurs ? Ou encore comment négocie-t-elle avec cette « part d’utopie », intrinsèque à toute entreprise de retraduction que Tiphaine Samoyault signale (p. 231) ? Face à une même œuvre, au rebours d’une hiérarchie de ses (re)traductions (leur « valeur ») et plus encore qu’une historicité doublée d’une cartographie nécessaires (leur ancrage dans un temps et un espace linguistique, culturel), ce serait leur auxiliarité dynamique qui serait au cœur de la notion telle que ce livre, issu du colloque dirigé par Robert Kahn et Catriona Seth, à Rouen en 2006, la construit. Retraduire, c’est se placer dans un espace de réception des traductions, avec une conscience accrue de ses enjeux et de ce qui accompagne un texte dans son devenir, ses déterritorialisations et reterritorialisations d’une langue à une autre, ainsi que de ce que ce même texte fait à la langue qui commence et apprend, plastiquement, à l’accueillir. Il y aurait là une « instabilité nécessaire, organique en quelque sorte de la retraduction » (Robert Kahn et Catriona Seth, p. 9), bien loin de la seule opération de passage ou de transport à laquelle on a trop généralement associé l’idée de traduction.
3Le terme même, « retraduction », est flottant : la définition des dictionnaires ne recouvre pas le sens en usage à l’université, ce qu’Y. Chevrel analyse pertinemment dans son article introductif. Il note les différentes acceptions : « traduction au carré, c’est-à-dire la traduction d’une traduction », « rétro traduction (ce qu’exprime normalement l’allemand Rückübersetzung) c’est-à-dire le fait de retourner à la langue originelle du texte » et aujourd’hui, plus fréquemment, « une nouvelle traduction, dans une même langue cible, d’une œuvre déjà traduite dans cette langue », emploi majoritairement retenu par les contributeurs de ce collectif (p. 11). Il rappelle que « la retraduction reste une traduction, et pose par conséquent tous les problèmes liés à l’acte de traduire » (p. 12) et indique que la « traduction est à recommencer sans cesse » car elle est « le déploiement d’une herméneutique appliquée » (p. 20).
4Par ailleurs et pour mieux approcher sa spécificité face au geste du traduire, comme Philippe Marty le note, « retraduire se passe sur le mode du fréquentatif » (p. 40). La nouvelle traduction sera un après coup. C’est une traduction contre, tout contre les autres, qu’elle peut renier, combler, ignorer, renouveler, remodeler. Elle semble rarement indifférente en tout cas. Le traducteur, qui ne se rêve ni ne se nomme jamais retraducteur (pratique soulignée par Yves Chevrel et Philippe Marty), entretient des amours partagées avec la communauté des traducteurs qui l’a précédée ou qui l’accompagne en synchronie : des « emprunts cleptomanes » (dans un sens tout autre que celui porté par la figure de Deszö Kosztolányi1), des révisions sévères, des rivalités implicites, des nouveaux « blanks » (le blanc au sens anglais du terme recouvre ce qu’en traduisant on ne traduit pas2), jusqu’au refus méthodique de lire les précédentes traductions pour garantir une autonomie au verbe que l’on trouvera pour aller au texte traduit. Varié dans les corpus et par les cas de retraduction qu’il couvre, le recueil, qui rassemble des propos de chercheurs mais aussi des témoignages et des réflexions de traducteurs, multiplie les figures et les anecdotes. Jean Canavaggio prend ainsi la parole pour la retraduction du Don Quichotte pour la Pléiade, presque contemporaine de sa précédente par Aline Schulman. Il compare trois versions différentes, afin de donner à lire les choix de la traduction à laquelle il a participé, dans une pédagogie du commentaire. Tiphaine Samoyault revient sur l’entreprise de la « traduction nouvelle » d’Ulysse, soixante dix ans après la traduction par Morel, Gilbert et Larbaud, et sur le sens donné au collectif : « pluraliser le texte par la retraduction, dans la retraduction est aussi une façon de sortir de la relation inégalitaire qui se noue entre texte original et traduction » (p. 234).
5Sur le plan théorique, l’article de Philippe Marty est décisif, réfléchissant et mettant en balance les différentes opérations (qualifiées par des prépositions et des verbes) au cœur de la retraduction, qui complexifient le simple re- liminaire. Entre « re » et « pro » (la nouvelle traduction comme processus, « progrès » par rapport à la précédente), la retraduction « est contre, après, avant ou en avant : rien en tout cas qui puisse s’exprimer par le préfixe re » (p. 36). Il proposera d’autres termes pour enrichir la notion : répétition (au sens deleuzien), « “semelfacticité” de l’original », « communauté de “mêmes” », augmentation et dissémination de l’original, « vice versa » et « tourniquet » de la retraduction. Il rejoint ici une pensée de la traductrice Svetlana Geier, étonnante figure qui travaille aux « cinq éléphants » que sont à ses yeux les œuvres de Dostoïevski : « Pourquoi les gens traduisent-ils ? C’est le désir de trouver quelque chose qui se dérobe sans cesse. L’original jamais atteint3. » Philippe Marty remarque à son tour :
Les retraductions, de la même façon, se changent sur place en l’original. Elles fréquentent ou hâtent la place de l’original. Ou inversement : l’original, du point de vue des retraductions, se fréquente sur le mode du versari. (…)
Les retraductions naissent au voisinage de l’origine toujours hypothétique ou douteuse : meinen, est-ce l’original ou est-ce déjà un avatar de la chose elle-même ? (p. 40-41)
6Pour Jean Bollack, c’est avec cette notion de retraduction qu’« il y a lieu de se tourner vers l’auteur à traduire et d’examiner son rapport à la langue » (p. 21) — langue conçue comme « un feuilletage de plusieurs langues » mais également comme Kunstsprache (« langue d’art », selon un terme inventé au XIXe siècle par les historiens de la langue à propos d’Homère). Il fait remonter en aval l’opération de traduction — écrire c’est alors déjà traduire. Il reprend la question de l’actualisation — quand l’histoire est « jouée contre l’historicité » (p. 23), et s’attache à la problématique plus spécifique de la retraduction théâtrale et de la langue qu’elle requiert, celle à incarner pour les acteurs et voir incarner pour les spectateurs, au présent.
7Après ces articles liminaires, le recueil fait ainsi le partage en quatre entrées : 1. retraduction et philosophie, 2. la retraduction du texte de théâtre, 3. la retraduction du texte romanesque, 4. le proche et le lointain. Le lecteur aura soin de se rapporter aux articles comparatistes et monographiques sur les œuvres qui l’intéresseront le plus.
8La première partie — retraduction et philosophie — donne voix à Philippe Marty, qui construit sa pensée à partir du « meinen dans un vers de Rilke », Jean-Pierre Cléro évoque « Bentham et la retraduction », Catriona Seth « Adam Smith retraduit par Sophie Condorcet », Karlheinz Barck « le baroque de la banalité », avec Benjamin, Stefan George et Baudelaire, Marc Sagnol livre quelques notes, issues d’une longue pratique des textes de Benjamin, sur « retraduire les concepts benjaminiens : Urgeschichte, Trauer, Vergängnis ».
9La seconde partie, consacrée à la « retraduction du texte de théâtre », se compose des articles de Claire Lechevalier « Paul Mazon, d’une Orestie à l’autre », de Jean-Michel Déprats, qui médite sur les enjeux de la « retraduction de Shakespeare », d’Ariane Ferry sur « la possibilité d’une retraduction pour la Penthesilée de Kleist après Julien Gracq », de Daniel Mortier sur « l’entreprise mystérieuse » que constitue la « retraduction du Cercle de craie caucasien de Brecht ».
10Consacrée au roman, la troisième partie ouvre le champ sur différents monuments de la littérature européenne : Jean Canavaggio revient sur le Don Quichotte, Jean-Louis Backès sur « l’évolution des normes. Notes sur diverses traductions de Dostoïevski et de Virginia Woolf » (Les Vagues, Crime et Châtiment), Lance Hewson sur « Madame Bovary et ses versions anglaises », Dominique Jardez commente « le retour de Moby Dick », Robert Kahn s’attarde sur « Proust en allemand : noch einmal ? à propos d’une retraduction récente » de La Recherche du temps perdu, Anne-Rachel Hermetet bâtit son étude sur les notions de « retraduction et réception : les nouvelles de Pirandello », Tiphaine Samoyault présente sa pratique de traductrice et propose de « Retraduire Joyce », Jean-Michel Déprats fait retour sur ses expériences et ses analyses face à la traduction de Shakespeare, Philippe Brunet décrit certains de ses choix, pour traduire en hexamètres les vers d’Homère.
11Enfin, la dernière partie, tournant le regard vers « Le proche et le lointain », met en lien les contributions de Philippe Brunet sur la question de l’épique ou comment « traduire en hexamètres : redire Homère », de Gabriel Bianciotto qui disserte « de quelques traductions du Roman de Renart », de Bénédicte Vilgrain qui nous emmène avec « Cendrillon au Tibet », de Frédéric Weinmann qui nous entraîne dans une « chevauchée fantastique entre l’Allemagne et le France — Naissance, triomphe et mort de la Lénore française », Florence Bancaud, qui nous invite à relire et « retraduire le Journal de Kafka à la lumière de sa genèse, enfin Lucile Arnoux-Farnoux, qui réfléchit sur « traduire et retraduire Cavafis, ou les métamorphoses de Protée ».
12Chaque œuvre manifeste ses propres singularités en matière de traduction, de réception et de retraduction — celles qui sont placées sous l’épreuve de la raréfaction, d’autres face à la foison de retraductions et à leur féroce mise en concurrence. Pour une fois la Bible, livre qui n’existerait qu’en traduction, n’est pas au cœur du propos : la querelle de la lettre et de l’esprit, celle de la langue de portée — Luther traduisant pour la mère de famille et plus simplement pour l’exégète, sont mises entre parenthèses. Ce déplacement vers le corpus profane est aussi significatif que productif : il détache la notion de sacré de celle d’autorité — l’aura de l’original comme texte premier, originel, intouchable et porteur d’une parole divine. Les références communes seront Berman, Meschonnic, Benjamin, Marc de Launay et Vitez, pour le théâtre. Se tournant parfois vers d’autres publics : adulte ou enfantin, théâtre à jouer ou théâtre pour une lecture silencieuse, épopée à lire en chambre ou à scander sur l’espace public et collectivement, la retraduction gagne parfois à se différencier radicalement avec la traduction d’un texte romanesque ou poétique. Il semble même que pour trouver son public, elle doive se penser dans une langue encore plus actualisée peut-être, une langue pour la scène, lorsqu’il s’agit de théâtre. D’autres translations, comme celle du Roman de Renart, témoignent d’une relation timorée au texte, manifestant, selon Gabriel Bianciotto, « une gêne des traducteurs devant l’expression directe des mots du sexe » a fortiori quand le texte est destiné à un public enfantin, par des effets de réception (p. 263).
13Au fil des interventions, les métaphores se baroquisent pour parler de la retraduction. Outre le « vive versa de la retraduction », et son tourniquet déjà évoqués, on rencontre la « spirale » (Jean-Pierre Cléro à propos de Bentham et du travail de Dumont, qui adapte en français avant même que l’écrivain soit publié en anglais, p. 47), la chaîne (Philippe Marty, Yves Chevrel), un « vase d’albâtre » (Karlheinz Barck, p. 78), l’entrelacé et le sédimenté (Jean-Pierre Cléro, p. 48), le « feuilletage » puis l’ « éventail », l’« expédition en terre lointaine, étrangère, l’acclimatation et le dépaysement » (Jean Bollack, p. 21 et 30), le « labyrinthe » et le « dédale des contraintes » dans lesquels le traducteur s’enferrerait (Jean-Michel Déprats, p. 117), l’envol et le transit, le « work in progress » (Florence Bancaud, p. 289), la « transformation » et la « métamorphose » de Protée (Lucile Arnoux-Farnoux), autant de trouvailles qui s’efforcent de traduire ce que le geste de retraduire signifierait pour la pensée. On retiendra encore l’échafaudage et le château de cartes, et de même « une sorte de Gratwanderung, de “funambulisme” entre deux langues et entre deux ou plusieurs cultures » tous empruntés à Benjamin (cité par Karlheinz Barck, p.74), la « variation » fondée sur la « poikila, sorte de scintillation des couleurs et des formes» (Philippe Brunet, p. 247), le « toilettage » (pour le strict nettoyage d’un texte traduit de ses scories mal traduites, Daniel Mortier, p. 157) ainsi qu’« une certaine patine d’ancienneté » (ibid.), qui témoigne du vieillissement de la retraduction, plus prompt que celui de l’œuvre originale. Une jolie figure à ce propos nous est remémorée par Tiphaine Samoyault : celle de Bernard Lortholary, qui « compare la traduction à la photographie d’une toile de maître qui jaunit tandis que l’original reste inchangé » (p. 231). C’est ainsi que pour elle « la traduction vieillit ; l’original se transforme » (ibid.), pensée qui serait la plus commune à tous les contributeurs de ce recueil, celle à mettre en partage car détenant la plus nette évidence.
14Rebond, redite, tour et retour, renouveau remettront sur le « métier à tisser des traductions » la préposition si problématique et emblématique du terme. Plus inédite, une autre image, celle du paysage retient l’attention. Proposée par Florence Delay, elle figure en exergue de la réflexion de Jean Canavaggio :
L’histoire des traductions est comme un paysage que l’on verrait différemment selon l’heure et la lumière. (p. 155)
15Véritable travail de renouvellement, cette plasticité des métaphores concourt à faire un pas de côté par rapport aux pensées plus classiques, aux représentations plus traditionnelles dans lesquelles on tient généralement la traduction. Jean-Louis Backès repart ainsi du rêve de la traduction en miroir, qui figure l’illusion de la fidélité : « on propose une nouvelle traduction dans l’espoir de mieux servir l’original. Les métaphores pour le dire sont bien connues : transparence, proximité, reflet… » (p. 173) Face à ces lieux communs des belles infidèles, il cherche de son côté d’autres manières pour le commentaire et conclut de façon ouverte :
C’était pourtant – nous l’avons vu d’emblée – le rythme qui devant importer plus que tout. Qu’est-ce alors que le rythme ? Retraduire, est-ce rythmer autrement ? (p. 186)
16Ces figures pour dire la retraduction évoluent au gré des situations de retraductions : que l’on traduise de nouveau une œuvre, mais à plusieurs, dans une entreprise de pluralisation du sens, ou que l’on s’attèle en solitaire à une nouvelle traversée du texte, avec le rêve secret de faire œuvre à son tour, par l’épreuve de la traduction. Elles mettent ainsi en lumière différents types de processus retraductifs : soit qu’il désigne celui qu’un retraducteur opère sur une première traduction, ou sa série, soit qu’il décrive un enroulement réflexif sur la tradition des traductions.
17Il aura ainsi suffi d’un simple préfixe pour déplacer le champ de la réflexion sur la traduction : re-traduire, c’est décliner un peu autrement les opérations du traduire et donc enrichir le fonds pratique et critique de la traduction. La retraduction se situe ainsi dans une configuration particulière, dans un « espace de la traduction » (Antoine Berman). Elle vient après une première traduction. Elle a la qualité propre à l’enroulé de la spirale : ce que Marc de Launay appelle une dynamique d’alternance (cité par Tiphaine Samoyault, p. 231), mais aussi ce que Philippe Marty passe au « tourniquet de la traduction », son « vive versa » intrinsèque. Il y a là quelque chose de l’ordre d’un principe d’accumulation ou d’accélération possible des traductions, ou comment une traduction suscite déjà et très vite une traduction à l’échelle n+1. Ou ce « désir de trouver quelque chose qui se dérobe sans cesse », selon la belle expression de la Svetlana Geier citée plus haut.
18La mémoire de l’œuvre, à l’épreuve des retraductions, serait alors une nouvelle édification, ou plutôt, le lieu d’une nouvelle fouille de ses sédimentations successives. Dans la retraduction se jouerait en quelque sorte un processus « strate par strate », mot que j’emprunte à la poétesse Akhmatova, employé à propos de Pouchkine et que son amie Lydia Tchoukovskaïa applique en retour à son Requiem, pour dire la stratification de la mémoire et des temps mêlés, délicatement superposés, décantés dans le poème. Le cumul s’opère ainsi également au plan théorique. Face à une généalogie, une cartographie, une superposition ou une juxtaposition de retraductions, le commentaire pourra s’attacher à dégager la tradition des traductions, afin d’en commencer la critique de la traduction ; il pourra produire l’archéologie de la retraduction pour mieux ouvrir les enjeux d’une traduction génétique4 et philologique. En somme, il sera à même de donner une lisibilité de la pierre apportée par chaque traduction du même à l’édifice, cathédrale inachevée, que l’œuvre compose.
19Un véritable essaim se met alors à grossir l’œuvre, qui devient l’original et sa nuée, l’un durable et plastique, l’autre pluriel et éphémère, de durée inégale selon chaque spécimen. Il s’agit alors de lire un texte tel qu’il s’effectue, se performe, s’altère positivement en tant de langues, de culture et de littérature. En jeu, la conception de l’œuvre et de la lecture, comme élargie, dilatée, étendue, qui se déploie dans le sens d’un gain, d’un ajout, d’une dynamique, loin d’une déploration amère de la perte, qui condamnerait la lecture en traduction. En somme, dans les jeux de miroirs baroques de la retraduction, la pensée littéraire ferait signe vers l’infinitude de l’œuvre.