Les genres de Huysmans
1Le recueil ici présenté rassemble les communications d’un colloque de même titre qui s’est tenu à l’Université de Nice Sophia Antipolis en octobre 2007, co-organisé par cette université et celle de Lyon III. Composé selon huit rubriques (genres et positions dans le champ littéraire ; poétique du roman ; débords du roman ; le poème en prose ; presse et prose ; récits brefs ; la pantomime ; genres littéraires et spiritualité), chacune précédée d’une brève introduction, l’ensemble regroupe vingt‑six contributions dues à des professeurs d’université et des jeunes chercheurs, dans une présentation claire et soignée, avec néanmoins le très gros inconvénient de ne pas avoir d’index. À vrai dire, le lecteur était en droit d’en attendre deux, un index nominum et un index des œuvres de Huysmans (et pourquoi pas un index des termes génériques), qui auraient fait du volume un véritable instrument de travail — et auraient avantageusement remplacé quelques canulars assez passés de mode, et même pas drôles (p. 364).
2La question des genres littéraires, abondamment travaillée dans l’université actuelle, n’avait en effet jamais été traitée de façon systématique chez Huysmans. On peut évidemment regretter qu’elle le soit ici selon la formule de l’ouvrage collectif, c’est-à-dire de façon morcelée, rhapsodique et nécessairement incomplète, là où on aurait pu attendre une grande synthèse mûrie par une seule intelligence maîtresse de son sujet, et de la totalité de la bibliographie huysmansienne, ici singulièrement lacunaire (un exemple, parmi d’autres : celle concernant le thème de la nourriture, déjà si abondamment traité). Néanmoins l’organisation exigeante du volume contribue à ouvrir de multiples pistes riches et raisonnées, auxquelles les introductions partielles fournissent un nécessaire ciment.
3Deux grandes idées dominent et sont illustrées de façons diverses suivant les parties et les auteurs : l’hybridité générique de l’œuvre, qui va s’accentuant avec le temps, et la mise en avant, pour en rendre compte, des nombreuses contributions de Huysmans à la presse de son époque. S’en dégage une tension très sensible, et passionnante, entre la « modernité » d’une écriture brève, rapide, censée être accessible à tout public, et la quête personnelle d’un style très consciemment travaillé. Le vaste ensemble des écrits de Huysmans est interrogé, sans omettre carnets, correspondances (Ph. Barascud), brouillons, préfaces (Ch. Berg) éclairants sur ses intentions et également les contraintes auxquelles le soumettaient les exigences de librairie.
4Peut-être manque-t-il une réflexion sur le terme même de « genre », qui n’est pas d’usage huysmansien, et l’idée que l’on s’en faisait entre 1880 et 1910. En revanche le volume présente une nomenclature très intéressante des multiples « genres » et « sous-genres » représentés ou créés à l’époque : « étiquetage » des romans spécifiés par des adjectifs (médical, militaire, etc.), hypothèse que l’enseigne « naturalisme spiritualiste » pourrait dans ce cadre être « une sorte de trade mark, visant à fidéliser son ancien lectorat et à en conquérir un nouveau » (J.‑M. Seillan, p. 23), etc. L’examen du Carnet vert par Sylvie Duran prouve cependant qu’il n’y a aucune « planification générique méthodique », mais plutôt « un très significatif flottement dans la nomination générique » (notamment entre roman et nouvelle, p. 29 — les critères étant d’ailleurs toujours thématiques, et non formels), le ciment le l’œuvre étant assuré par le « je » qui assume diversité et hybridation, « la création apparai[ssan]t comme une articulation des œuvres entre elles » (p. 35).
5Le genre romanesque évidemment prédominant (toute la question étant de savoir si Huysmans change ou non d’écriture après le tournant de la conversion) subit toutes sortes de contaminations : modèle énumératif et descriptif hérité des Goncourt pour la « maison‑musée » d’À Rebours (B. Bourgeois), ekphrasis systématique dans La Cathédrale selon le modèle (faussé) de l’encyclopédie médiévale (S. Guérin‑Marmigère : mais n’aurait-il pas fallu faire ici un travail comparatif beaucoup plus serré sur les sources avérées du « roman » ?), insertion de « poèmes en prose » au sein de la trame romanesque (j’avais déjà eu l’occasion de le montrer à propos de la double narration de l’histoire de l’Exaltation de la Croix dans L’Oblat), modèle pictural de la description de paysage urbain. La question du poème en prose, avec le triple héritage bertrandien, baudelairien et mallarméen, est naturellement fondamentale et amplement traitée. Sylvie Thorel‑Cailleteau évoque à juste titre une longue « oscill[ation] entre la voie de la poésie et celle du roman » (p. 169) qui n’a peut-être jamais été totalement résolue. Henri Scépi analyse le « régime narratif de type nouvelle ou conte » de certaines pièces du Drageoir aux Épices, et d’autres qui ressortiraient plutôt au « récit autobiographique », à la « confession monologuée » (p. 187). La tension est constante, dans le recueil, entre autonomie des fragments et « trompe-l’œil efficace visant à conférer à cette instance labile et indéfinie une épaisseur temporelle, une durée de type romanesque » (p. 188). C’est à bon droit également qu’Alice De Georges‑Métral réfléchit sur le titre à apparence générique de Paraphrases donné par Huysmans à sa réédition augmentée de Croquis parisiens : il s’agit à la fois d’exégèse et de traduction d’un art dans un autre.
6La section « Presse et prose » s’avère particulièrement convaincante, et n’est pas étrangère à la réflexion sur le poème en prose, dont on sait ce que, depuis Baudelaire en tout cas, il doit à l’écriture journalistique : « désir de transcender la simple et banale information du journal, d’en cueillir une sorte de quintessence, de suc pour qu’elle échappe à la mort ou à sa simple valeur marchande » (S. Disegni, p. 216). On notera avec intérêt le jugement dépréciatif de Huysmans sur les écrits journalistiques de Barbey d’Aurevilly, cité (sans référence) p. 222 : « Que d’heures perdues dans cet au jour le jour du journalisme ! S’il n’avait été obligé de façonner tant d’articles, peut-être nous aurait-il donné cette suite de romans sur la chouannetie du Cotentin qu’il avait […] résolu d’écrire » — prouvant que Huysmans n’est pas dupe de l’engouement moderne pour la presse et reste attaché à la forme lente et travaillée. Il n’empêche que, comme le montre Alexia Kalantzis, la pratique de l’écriture en revue influe sur l’écriture romanesque, par reprises et collages (mais ne peut-on aussi invoquer, à propos du tableau de la p. 233, la constance itérative de l’invention verbale et du rythme, qui pourrait à elle seule expliquer — comme chez tous les grands écrivains — des « reprises » non concertées ? — on retrouve le même phénomène d’un roman à l’autre). Le regroupement en volume en 1905 de Croquis parisiens, À Vau-l’eau et Un dilemme prouverait que « les nouvelles, mais aussi les romans de l’époque naturaliste, sont des croquis parisiens amplifiés » (p. 237). Cette réflexion est poursuivie par Jonathan Devaux qui joue sur les termes génériques de « croquis » et de « chronique », quasiment interchangeables.
7Un problème qui reste posé est celui de la « lisibilité » (par un vaste public) des textes brefs de Huysmans, mise en péril par le double obstacle du style et de l’ironie chez celui que Léon Daudet définissait comme hybride de « la collaboration d’un aquafortiste et d’un cannibale » (p. 255) ! C’est précisément ce style très personnel qui projette Huysmans au delà d’une discussion sur les genres, transcendés par sa prose d’art. Au service de cette dernière, des tentatives d’originalité générique sont heureusement présentées, et notamment la pantomime Pierrot sceptique [1881] signée conjointement par Huysmans et Léon Hennique. Ariane Martinez en démonte habilement le mécanisme, inversion du majeur et du mineur, genre théâtral gigogne qui « suscite de véritables chimères génériques […] ballet, acrobatie, etc. » (p. 303), mais aussi tentation romanesque, et y voit un témoignage du « choix affiché de Huysmans en faveur de l’hybride contre la hiérarchie des formes » (p. 307). À la pantomime, Morgane Leray ajoute le ton héroï-comique et le monologue fumiste pour définir une poétique polyphonique reposant sur la riche et fascinante ambiguïté du rire huysmansien, finement analysée : c’est là sans aucun doute un élément constant et révélateur de la profonde unité personnelle (et non dépourvue de signification métaphysique) de l’œuvre.
8C’est de spiritualité que s’occupe en effet la dernière section du livre. Sans s’attacher directement au rapport entretenu par Huysmans avec les grands genres de la littérature spirituelle (exégèse, homilétique, méditation, etc.), elle s’interroge tantôt, avec Gaël Prigent , sur l’insertion du mode de la prière, liturgique et privée, au sein des romans du converti, et en souligne la mise à distance, voire la mise en abyme, à la fois humoristique et décadente, qui permet à Huysmans de se démarquer du style pieux, tout en se gardant de verser dans le blasphème : position d’équilibriste, bien sûr, qui ne lui attirera pas nécessairement la bienveillance des autorités ecclésiastiques ! Les deux derniers articles enfin cernent l’hagiographie, lexicalement renouvelée par les trouvailles, notamment adjectivales, du romancier, et surtout par l’extrême complexité générique de Sainte Lydwine de Schiedam, transportée au rang de « tombeau littéraire » ou de testament huysmansien, reprenant et condensant les multiples postulations de l’œuvre entière.
9D’une somme de contributions elles-mêmes non exhaustives on ne saurait attendre de nous avoir fait faire absolument le tour du sujet proposé. C’est le genre même du recueil collectif qui pose les qualités (minutie, originalité, inventivité) de ce volume, en même temps que ses lacunes et défauts (perméabilité des diverses sections, redites, excursions, surtout thématiques, hors du sujet). L’effet mosaïque appelle, a posteriori, une recomposition en perspective dont on peut espérer qu’elle sera un jour prochain entreprise sur cette question majeure.