Pour une philosophie de l’affect : penser l’affect & penser par affect
1À tous ceux qui douteraient encore que l’histoire de la philosophie n’est pas de la philosophie, on pourra leur rétorquer qu’ils n’ont pas lu les ouvrages de David Lapoujade. Après son très riche et très convaincant livre sur les frères James1, où il s’agissait non pas de relater leur pensée, mais de penser leur relation, l’auteur prétend désormais, dans Puissances du temps, fournir trois perspectives originales pour aborder l’œuvre du philosophe Bergson, autant de « versions » appelées à compléter notre connaissance de l’auteur de Matière et mémoire2. Force est en effet de constater que D. Lapoujade brosse une peinture du philosophe assez singulière, corroborant ainsi la remarque de Deleuze selon laquelle l’histoire de la philosophie est un art du portrait3. Et si l’on suit la définition que donnaient Deleuze et Guattari de la philosophie comme activité de création de concepts4, ce portrait est en lui‑même une œuvre philosophique, puisqu’il s’agit ici de donner leur pleine valeur conceptuelle à des notions jusqu’à maintenant délaissées par les plus éminents commentateurs. Ces trois notions qui accèdent ainsi à la dignité de concepts sont celles d’émotion, de sympathie et d’attachement à la vie. Chacune d’elles a été soit ignorée, soit minorée, soit confondue avec d’autres. Or, ce que montre l’auteur, c’est qu’ils fournissent des clés pour rendre non seulement sa cohérence et son intelligibilité à la philosophie bergsonienne, mais aussi pour éclairer celle-ci sous une perspective nouvelle.
2Le bergsonisme, c’est d’abord une invitation à « dépasser l’humain5 », étant entendu que l’humain se définit d’abord par son intelligence. Dépasser l’humain n’est jamais rien d’autre que retrouver l’émotion même de la durée, s’émouvoir du devenir que nous sommes, sympathiser avec le passage du temps et entrer en relation avec d’autres réalités, s’attacher au mouvement qu’est la vie « se faisant » par-delà la mécanique toute faite des habitudes. Émotion, sympathie, attachement, autant d’affects centraux de la philosophie bergsonienne dont l’importance n’est pas suffisamment prise en compte. S’ils sont restés relativement au second plan dans la critique bergsonienne, c’est très certainement parce qu’on n’attendrait pas d’affects qu’ils soient des opérateurs explicatifs, méthodologiques et éthiques. Car D. Lapoujade explique que c’est l’affect-concept qu’est l’émotion qui rend compte du concept de liberté comme libération explosive. La liberté est en effet pensée par Bergson comme expression du moi profond qui fait craquer la surface du moi intellectuel tourné vers l’action. L’auteur montre aussi que c’est l’affect-méthode qu’est la sympathie qui vient compléter la méthode de l’intuition en saisissant dans l’univers entier (monisme de Bergson) cet esprit qui, dans l’intuition, s’est saisi comme durée sous les différents niveaux de réalité que sont la matière, la vie, etc. (pluralisme de Bergson). D. Lapoujade met enfin en évidence que c’est l’affect-éthique qu’est l’attachement à la vie qui donne tout son sens à l’entreprise de Bergson de penser un au-delà de l’intelligence, ou plutôt une immanence de l’esprit contre les transcendances de l’intelligence, celle-ci étant au principe de la croyance et de l’obéissance.
L’émotion comme vibration interne
3L’émotion ne joue apparemment pas un rôle essentiel dans l’œuvre de Bergson, et D. Lapoujade remarque qu’on s’est souvent étonné de ne pas trouver chez cet auteur davantage d’analyses d’émotions, celles-ci étant liées de façon étroite au temps. Mais si effectivement Bergson ne s’est pas intéressé beaucoup aux affects superficiels que sont notamment le regret et l’espoir, D. Lapoujade tente de montrer que l’émotion joue un rôle central dans l’explication de la possibilité de la liberté. L’émotion ne doit pas être ici entendue comme réaction affective, effet d’un objet sur un sujet. Conformément à l’étymologie, elle doit être pensée d’abord comme élan, mouvement, vibration intérieure ; et c’est pris en ce sens que le concept d’émotion viendra résoudre le problème de la liberté. Car comment penser en effet un acte libre qui, comme on le sait, n’est chez Bergson que surgissement de tout le passé ? Question parallèle : comment penser un sens de l’avenir alors que tout, chez l’auteur de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, est mémoire ? Comment le moi profond, qui se caractérise par sa passivité, peut-il devenir un moi actif et libre ? C’est le problème qui est traité dans le premier chapitre intitulé « Le nombre obscur de la durée. Bergson mathématicien ». L’auteur opère d’abord un détour dans sa démonstration en procédant à une analyse de la philosophie de Maïmon et de l’usage métaphysique que fait Bergson des mathématiques. Ce détour permet à D. Lapoujade de montrer que l’acte libre est l’intégrale (en référence au calcul infinitésimal) de toute l’histoire de la personne, et qu’il trouve son élan et son activité précisément dans cette mémoire. L’idée que l’activité puisse ainsi surgir d’une accumulation du vécu suppose de définir celui‑ci comme synthèse de tout ce qui a été étouffé par les impératifs propres à la vie humaine, ce qui n’a pas été vécu et éprouvé sur le mode de la durée cherchant alors à s’exprimer en explosant dans la création. La liberté n’est donc pas tant action que libération, libération qui est l’expression de l’émotion fondamentale, définie comme vibration affective. Nous ignorons le plus souvent cette vibration intérieure qui tient à la durée, au profit de ces émotions de surface que sont les réactions à des objets perçus dans l’espace. La redéfinition de l’acte libre amène Lapoujade à déterminer chez Bergson le concept de « mémoire-esprit », « mémoire de ce que nous avons été empêché de vivre » (p. 48). De la mémoire, il est alors possible de dégager un sens de l’avenir, la conservation du passé étant aussi attente d’expression pour une émotion fondamentale mais enfouie. L’opposition artificielle entre passivité et activité se trouve alors dépassée, au profit de la différentielle qui nous fait passer de l’étouffement de l’émotion à son expression libératrice. Si Bergson a souvent été présenté comme un philosophe de l’action ou de la vie en même temps que le philosophe par excellence de la mémoire, il nous est présenté ici comme un philosophe de la révolte, qui pense l’action libre sur le mode de l’explosion volcanique. Et c’est là, dans cette expression de l’émotion, que prend tout son sens l’idée d’un dépassement de l’humain.
Derrière l’intuition, l’affect
4C’est finalement le même cheminement qui sera observé dans le chapitre deux, intitulé « Intuition et sympathie. Bergson perspectiviste ». Le concept de sympathie, remarque l’auteur, a toujours été ignoré dans sa spécificité ou considéré comme secondaire par les commentateurs. Il prétend pourtant que l’affect qu’est la sympathie joue un rôle méthodologique central car complémentaire de celui d’intuition, dont on sait l’importance cruciale dans la philosophie de Bergson. Tandis que l’intuition nous permet de nous saisir intérieurement comme durée, et ainsi de découvrir que nous participons d’une même réalité que la matière et la vie, la sympathie nous permet d’éprouver le monde comme participant d’une même réalité qu’est l’esprit. Les concepts si fondamentaux d’élan vital, d’image ou de perception pure, sont le fruit d’un esprit qui sympathise avec l’univers extérieur, un esprit capable d’adopter les perspectives de ces réalités, de se faire immanent à elles, abandonnant ainsi le point de vue surplombant de l’intelligence. Si la sympathie devient alors une méthode complémentaire essentielle, elle ne doit pas être réduite à un sentiment de fusion, mais bien plutôt perçue comme résultant d’un raisonnement analogique. Il s’agit de voir et surtout de sentir le spirituel en toute chose, non pas en identifiant toutes les réalités à l’esprit, ni en fusionnant avec ces réalités, mais en éprouvant l’analogie qu’il y a entre toutes les tendances qui constituent l’univers. C’est donc grâce à la sympathie que Bergson serait autorisé à poser l’équation durée = mémoire = esprit : en adoptant d’autres perspectives, d’autres rythmes de durée, l’homme peut éprouver la conscience et la plasticité de l’esprit en toute chose. D. Lapoujade semble donc autorisé à voir dans cette émotion fondamentale ce qui permet l’extension de l’intuition à l’univers tout entier, la sympathie nous permettant de nous ouvrir à d’autres réalités. Mais l’auteur ne s’arrête pas là, et rejoint l’enjeu rencontré dans le premier chapitre : trouver en toute tendance (matière, vie, etc.) une intention, une visée de l’esprit, c’est aussi s’ouvrir à un sens de l’avenir, puisqu’on remonte alors vers l’émotion fondamentale dont tout procède. De plus, ainsi entendue, la sympathie ne peut être suspectée d’anthropomorphisme, puisqu’elle n’est pas projection de l’humain et de son intelligence dans les réalités autres, mais perspective de l’esprit qui, se découvrant dans le non‑humain, se découvre aussi au-delà de l’humain, dans la matière, la vie, la société… On a donc encore une fois un concept qui rend compte de l’idée d’un dépassement de l’homme chez Bergson.
L’attachement à la vie
5Le troisième chapitre, intitulé « L’attachement à la vie. Bergson, médecin de la civilisation », procède encore selon le même modèle : élever à la dignité conceptuelle une notion de l’œuvre bergsonienne jusqu’alors laissée dans l’ombre, pour penser un sens de l’avenir et un dépassement de l’humain. La notion d’attachement à la vie a bien souvent été ignorée ou confondue avec celle d’attention à la vie, dont elle diffère pourtant, suivant les analyses de D. Lapoujade. L’attachement à la vie peut revêtir trois formes : l’obéissance, qui signifie l’attachement à un groupe social ; la croyance, qui est un attachement à un groupe d’êtres surnaturels ; et enfin la création ou la libération, issues d’un attachement au mouvement même de la vie. La société et la religion sont deux réponses apportées par l’homme à la dissolution, à la dépression, au découragement, trois pathologies entraînées par l’intelligence qui nous conduit à considérer l’intérêt personnel, l’inéluctabilité de la mort et l’impossibilité d’agir sans appréhender l’échec possible. La représentation dénoue le lien qui attache l’homme à la vie. Reste que la religion et la société ne sont pas des remèdes qui nous font sortir de la maladie, en ce qu’elles sont des réponses qui ne font que rendre la vie intelligente supportable. C’est alors qu’intervient la troisième forme d’attachement : il s’agit de ne pas rester dans les cercles et les limites de l’humain, de l’intelligence, mais d’en sortir, d’opérer le saut hors de l’humain. Sortir du pathologique, pour se faire anormal, mystique ou artiste, voilà ce qu’autorise le détachement à l’égard de la représentation et des choses, et l’attachement au « se faisant », à la durée. S’opère alors un passage du clos à l’ouvert, dont la description emprunte les mêmes termes que dans le chapitre un : libération d’une force éruptive, qui n’est jamais que la réponse que lance la mémoire de l’avenir à tout ce qui a été empêché, notamment par la société et la religion qui étouffent, avec l’intelligence, la puissance créatrice. Le sens de l’avenir émane donc d’une mémoire‑esprit, mémoire de l’avenir rencontrée plus haut. L’homme fait ainsi un saut intensif au-delà de lui-même, ou plutôt en deçà, quittant les transcendances de la représentation pour l’immanence de la durée et de la vie. Bergson parle alors d’émotion créatrice pour désigner cet engendrement de nouveaux objets et d’actes libres sur fond d’une émotion, intégrale de toutes les vibrations ou affects réprimés par l’intelligence. Il s’agit donc d’exprimer cette émotion fondamentale contrainte, qui n’est jamais que la durée elle-même.
***
6Pour Bergson, nous rappelle David Lapoujade, « penser, c’est chaque fois sauter hors d’un cercle où s’est enfermée l’expérience humaine. » (p. 101) C’est davantage à un Bergson nietzschéen auquel nous avons donc affaire ici, plutôt qu’à un Bergson mélancolique tel que nous le présenterait Deleuze (p. 176). Ce philosophe serait un penseur de la révolte, de la liberté comme libération à l’égard de l’intelligence au profit de l’esprit, c’est‑à‑dire de la durée et de la mémoire, selon l’identité proprement bergsonienne durée = mémoire = esprit ; cette libération se fait au profit de l’expression de l’émotion et des affects fondamentaux dont nous vibrons intérieurement. C’est donc une pensée de l’affect qui est à l’œuvre chez Bergson, non pas au sens d’une réflexion sur les affects psychologiques bien connus et superficiels que sont le regret, le remord, l’espoir, mais au sens d’une pensée qui procède par et est tout entière affect. Se détacher des représentations de l’intelligence au profit d’un attachement au mouvement même de la durée, sympathiser avec ce flux, s’en émouvoir et exprimer l’émotion dont est pleine notre mémoire, c’est là aussi ouvrir un avenir qui ne soit pas la répétition du présent, mais bien un dépassement de l’humain.
7Cet ouvrage de D. Lapoujade nous offre donc une perspective nouvelle sur la philosophie bergsonienne. Mais son mérite est aussi de montrer que l’affect a sa place dans la recherche philosophique, trop attachée à la raison raisonneuse, et pas assez au mouvement concret de la vie. Autant il est prouvé ici qu’on peut penser l’affect en lui donnant valeur de concept et de méthode, autant il est indiqué de ne pas penser le concept et la méthode sans chercher à en éprouver le sens. Le style et les analyses limpides contribuent encore à faire de ce livre un excellent commentaire de Bergson, mais aussi une belle illustration du fait que l’histoire de la philosophie est aussi de la philosophie.