De la crise du cœur à la crise du signe : le jeu des métaphores dans Délie de Maurice Scève
1À œuvre inépuisable, critique intarissable : le canzoniere de Maurice Scève, Délie, objet de plus haute vertu n’a de loin pas livré tous ses secrets, et l’ouvrage de Xavier Bonnier apporte sa pierre à l’édifice interprétatif d’un recueil dont l’obscurité et la difficulté ne sont plus à souligner. Ce livre, résultant du remaniement d’une thèse en littérature française, se consacre in extenso à l’étude de l’usage scévien de la métaphore. Du fait qu’elle a à voir avec l’intertextualité (elle peut être empruntée à un/des devanciers), avec la syntaxe (elle est étroitement liée à l’ordre des mots), et avec les emblèmes (elle est aussi une « image »), la métaphore offre le double avantage de permettre d’aborder l’œuvre sous divers angles et d’augmenter les ressources interprétatives. L’auteur nous invite aussi à envisager la figure de style en ce qu’elle peut être révélatrice de la personnalité littéraire d’un écrivain qui chercherait toujours « le heurt et l’effet de surprise, non pas par jeu gratuit, mais pour mieux exprimer l’intensité du tourment » (p. 16).
2Un cheminement en trois étapes conduit le lecteur d’une première partie très analytique, à laquelle il faut nécessairement sacrifier malgré l’aridité de ce genre d’étude, à une seconde partie qui laisse de plus en plus place aux hypothèses interprétatives, par l’examen thématique, celui des sources, et la réflexion sur les comparants affectés, seconde partie qui souligne notamment l’instabilité de l’encyclopédie scévienne et, surtout, le statut contradictoire de la métaphore dans l’œuvre, ce qu’approfondit la troisième partie, qui interroge les liens entre la métaphore et l’oxymore, autre figure de style omniprésente dans Délie.
3Il est dès à présent possible de relever certaines des lignes de force de cette riche analyse :
4- la volonté de dépasser la (trop) communément admise obscurité scévienne ;
5- le souci de mettre au jour ce qui caractérise un style et une personnalité littéraires ;
6- une lecture « auto-réflexive » du recueil qui lie parcours amoureux et parcours d’écriture ;
7- l’idée immanente d’une « conjonction contradictoire », illustrée en partie par le régime généralisé de la concordia discors ;
8- la difficile appréhension d’un « Moi » à l’intégrité sans cesse menacée d’éparpillement, de morcellement, d’égarement ;
9- la tentative d’éclairer le fonctionnement général du recueil à partir de cette étude des métaphores.
10Et ce, sans perdre de vue l’idée de plaisir, de la lecture du texte poétique, mais aussi de la recherche, et de la découverte…
Définir la métaphore
11Le premier chapitre s’attache à délimiter le corpus de référence en établissant une définition précise du concept de métaphore. X. Bonnier la présente d’abord comme la réunion d’une triade d’invariants, « comme la somme de trois ingrédients : Substitution + Impropriété + Analogie » (p. 29), trois critères qu’il discute ensuite afin de préciser les motifs d’intégration ou d’exclusion des occurrences. Ces précautions prises, il est alors temps pour X. Bonnier de livrer sa définition de la métaphore :
établissement explicite ou implicite, et supposé repérable par le lecteur de l’époque, d’un rapprochement qualitatif critique (en ce sens que non prévu en langue) entre au moins deux occurrences (ou signifiés) hétérogènes, au moyen soit de la catégorisation indue de l’une des occurrences, soit de l’identification partielle ou totale d’une catégorie lexicale à une autre, et déclenchant un calcul interprétatif visant à détecter la communauté sémantique entre lesdites occurrences (p. 40-41),
12définition suffisamment large pour intégrer les hyperboles, périphrases et autres personnifications se situant aux marges de la métaphore, mais qui tient à l’écart la catachrèse, la périphrase définitionnelle ou la métonymie pure et simple.
Résultats quantitatifs et examen typologique des métaphores
13Une fois posée la définition de base et relevées les occurrences métaphoriques, il est possible de rendre compte de résultats quantitatifs. Trois constats : d’abord, et contrairement à l’idée reçue selon laquelle la manière scévienne serait peu métaphorique, le poète utilise très fréquemment la métaphore. X. Bonnier recense 400 termes employés en « rapprochement qualitatif critique » sur 450 poèmes, soit presque une métaphore distincte par dizain. Mais comme chacune de ces métaphores peut compter plusieurs occurrences, le taux effectif est en réalité nettement supérieur : environ 1200 métaphores, soit 2,66 par poème en moyenne ! Ensuite, il est notable que la moitié de ces métaphores distinctes sont des hapax (environ 200 sur 400), ce phénomène de « dépense lexicale » pouvant paraître surprenant compte tenu de la réputation de densité et d’économie du recueil. Enfin, la répartition des métaphores est assez homogène : on ne compte jamais plus de trois dizains d’affilée sans tournure métaphorique.
14X. Bonnier souhaite alors attirer l’attention sur ces dizains non métaphoriques, auxquels il consacre une vingtaine de pages. Leur nombre total est de 42, soit environ 1/10e du recueil, et il est rare qu’ils se succèdent. À l’échelle du recueil, on constate une curieuse alternance entre zones très métaphoriques et zones moins métaphoriques1. S’il est impossible de savoir si le poète a ordonné cette répartition consciemment, elle est en tout cas patente et invite à s’interroger, et à mener un bref examen thématique de ces dizains non métaphoriques.
15S’ensuit un examen typologique, dans un chapitre qui s’attache à distinguer plusieurs niveaux de configurations analogiques et à les classer de la plus explicite à la moins évidente, ce qui a trait encore une fois à la question de l’obscurité scévienne et interroge la spécificité poétique de Délie. Le 1er niveau est celui de la comparaison explicite, quand un terme introducteur du type « comme » relie un comparé à un comparant. L’assimilation et la métaphore in praesentia correspondent aux configurations analogiques de 2e niveau, tandis que les fréquentes métaphores in absentia correspondent à la configuration analogique de 3e niveau, qui se caractérise par une grande variété formelle et thématique. Vient ensuite le parallèle (configuration de 4e niveau), entendu comme simple « rapprochement qualitatif critique » entre deux éléments dont l’un est sans conteste le comparant de l’autre, et où le lien entre comparé et comparant « ne dépasse jamais en intensité la valeur de la conjonction “et” ou “mais” » (p. 119). Enfin, la configuration analogique de 5e niveau correspond à la métaphore larvée. Ces métaphores larvées sont assez facilement repérables dans les dizains d’accompagnement qui s’appuient sur les gravures, mais, éloignées de tout support emblématique, elles sont bien plus délicates à appréhender. Ce constat amène encore à souligner la tendance elliptique de l’écriture de Scève et, de là, à mettre en avant le rôle dévolu au lecteur, qui a à charge d’expliquer les allusions et de prolonger « l’image perçue au-delà du seul segment qui l’a suscitée » (p. 133).
16À l’issue de cet examen typologique, on comprend que Scève joue à plein de ces diverses configurations, de la plus explicite à la plus implicite, configurations qui se rencontrent indifféremment en tous points du recueil, et des diverses intensités de qualification et de « traduction », tout en variant complaisamment les énoncés et les signifiés.
Les dix métaphores majeures du recueil
17Après cette première partie un peu austère, à dominante descriptive, statistique et analytique, une seconde partie s’attache davantage aux signifiés, aux thématiques et à l’originalité de leur traitement. Cette partie s’ouvre sur une étude détaillée des dix métaphores majeures du recueil, abordées par ordre de fréquence, avec entre autres pour objectif de rendre compte de l’univers de représentation scévien et de dégager des éléments de sensibilité privilégiés. Un tableau (p. 165) présente ces dix métaphores en indiquant les vocables associés, la première et la dernière occurrence de la métaphore et son « taux » de présence sous forme d’une moyenne, dans l’ordre (de la plus fréquente à la moins fréquente) : les métaphores du feu, de la lumière, du froid, de la guerre, de la flèche, de la blessure, de l’obscurité, du soleil, de la main et de la maladie.
18Dans l’ensemble, le lecteur n’est pas surpris, car ce sont là des métaphores courantes dans la poésie amoureuse de l’époque. On peut cependant émettre certaines réserves quant à la « délimitation » de ces métaphores, et X. Bonnier en est conscient : il est parfois difficile de distinguer entre métaphores du feu et de la lumière, de la lumière et du soleil, de la flèche et de la blessure, etc. Mais il a bien fallu opérer des choix, et X. Bonnier s’attache à les justifier, même quand ils posent, parfois, problème.
19La métaphore du feu renvoie presque toujours, dans le recueil, à la passion amoureuse ; elle oscille cependant entre deux valeurs thématiques : celle de la chaleur et celle de la clarté. Tour à tour, le feu désigne la passion éprouvée par l’Amant seul, la passion ressentie par tous (ou tous les hommes), la passion simultanément partagée par l’Amant et Délie, et une passion qui ne toucherait que Délie. Le dernier cas est de loin le plus intéressant : celui d’un feu éprouvé par Délie indépendamment de l’Amant. Et, ce qui ne laisse pas de surprendre, les occurrences sont assez nombreuses, autant que pour le premier cas (19 occurrences) ! Mais Délie ressent-elle réellement un feu amoureux ? En réalité non, car la métaphore, quand elle concerne Délie, ne renvoie jamais à un sentiment amoureux qu’elle éprouverait, mais apparaît plutôt « comme une traduction lumineuse2de son pouvoir de séduction » (p. 189).
20D’ailleurs, avec une quarantaine d’occurrences, la métaphore de la lumière occupe une place de choix, mais la lumière scévienne est ambivalente : elle peut être positive ou négative, guider ou aveugler, rassurer ou terrasser... De plus, elle peut être individuelle ou interpersonnelle :
21- si elle est individuelle, elle peut être physique (cheveux, voix, œil) ou psychique (faculté ou état d’âme) ;
22- si elle est interpersonnelle, elle peut être sémiologique, ou interactionnelle, avec un effet unilatéral (positif ou négatif) ou un effet bilatéral (alternance, contraste ou simultanéité)3.
23Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, la métaphore de la lumière n’est donc pas uniformément « positive » : Délie n’est pas toujours présentée comme guide et salvatrice divine, et « loin de conjurer l’obscurité, la lumière scévienne ne vient souvent que l’épaissir » (p. 209).
24La troisième métaphore la plus fréquente est celle du froid qui, d’une manière générale, renvoie à un état, une caractéristique, globalement néfaste. Il est surtout intéressant de noter que ces métaphores se raréfient dans le dernier tiers du recueil : dans les 200 premiers dizains, c’est quasi exclusivement la froideur négative de Délie qui est évoquée ; puis, la métaphore s’applique alternativement à Délie et à l’Amant, avec possibilité d’une « circulation » entre les deux ; enfin, les 150 derniers dizains se concentrent uniquement sur la froideur éprouvée par l’Amant.
25Pour ce qui est de la métaphore de la guerre, très attendue dans un canzoniere, on peut s’étonner d’un champ lexical assez restreint (qui se limite essentiellement aux termes de « bataille », « combat » et « guerre »), mais surtout, là aussi, de son évolution au fil du recueil, l’essentiel de ces phores servant en réalité à peindre l’intériorité de l’Amant. Leur évolution confirme cette ligne de force :
à partir d’un certain seuil correspondant grosso modo à la moitié du recueil, [ils] laisse[nt] place à l’évocation d’une « guerre » entendue cette fois de façon globale et personnelle, et dans laquelle l’Aimée n’est plus explicitement partie prenante. Comme si une guerre extérieure […] avait lentement fait place à l’angoissante obscurité d’une guerre civile (p. 229).
26Vient ensuite la métaphore topique de la flèche, qui ne renvoie, chez Scève, qu’au traditionnel motif de la séduction de l’Aimée. Mais surtout, on remarque à nouveau un infléchissement à la fin du recueil, environ 25 dizains avant la fin : la métaphore disparaît tout simplement, « comme si l’heure était passée d’évoquer non point la souffrance qu’inflige la puissance séductrice de Délie, mais son aspect plus ou moins événementiel, instantané, et agressif » (p. 233).
27Alors qu’on les penserait liées à celles de la flèche, les métaphores de la blessure n’y sont que rarement associées. Autre motif de surprise : la répartition des occurrences, car sur les 24 que compte le recueil, 15 se situent entre le D 237 et le D 359 (soit 122 dizains), et elles sont davantage concentrées vers la fin du recueil (troisième quart et première moitié du dernier quart). À nouveau, cette répartition peut être révélatrice d’une attention accrue de l’Amant vis-à-vis de son intériorité, de sa douleur, « [d’]un resserrement du regard sur le Moi » (p. 235).
28Les métaphores de l’obscurité, quant à elles, renvoient rarement à un comparé précis : ce sont majoritairement des métaphores in absentia désignant le désarroi, la détresse ou le doute de l’Amant. Quand cette obscurité est provoquée par Délie, elle a alors sa valeur la plus négative, et il est notable que, avec cette valeur, la métaphore disparaît, elle aussi, à 80 dizains de la fin du recueil, laissant l’Amant seul face à son chaos intérieur.
29La métaphore du soleil, avec 24 occurrences, peut étonner par sa rareté, et reste assez conventionnelle puisque, en majorité, elle s’applique à la beauté de l’Aimée, avec deux grands comparés : les yeux de Délie et Délie elle-même. Avec les métaphores de la main, on frôle la métonymie, et X. Bonnier distingue entre celles qui renvoient à une entité concrète (une personne, publique comme le connétable de Bourbon ou Charles Quint, ou privée comme Délie) et celles qui renvoient à une entité abstraite (la constance, la douleur…).
30Enfin, les métaphores de la maladie signifient toujours un état dégradé de l’Amant et ne réfèrent jamais à Délie. La répartition des occurrences est, là encore, inattendue : la métaphore n’apparaît que tardivement, au D 99, et disparaît après le D 383, qui met en scène le trépas imaginaire de l’Amant. Il est aussi important de remarquer qu’à mesure qu’avance le recueil, la maladie, la fièvre de l’Amant, se « rapprochent » de plus en plus de lui, à l’instar de ce que X. Bonnier constate à propos de la guerre : une sorte de phénomène d’appropriation conduit de « la guerre » à « ma guerre », de « la fièvre » à « ma fièvre ».
31De cette étude des dix métaphores majeures, il faut donc retenir que certaines métaphores connaissent une évolution originale au fil du texte :
d’une part, on remarque une inflexion de leur pesée prédicative sur le « Je » de l’Amant vers la fin du recueil […]. Comme si l’attention de l’Amant se resserrait sur les effets sensibles de la passion sur lui-même et en lui-même. D’autre part, et il faudrait presque dire « à l’inverse », la valeur négative de certaines métaphores majeures se fait plus rare au cours du recueil (p. 259-260).
Les dix métaphores « moyennes »
32S’il a semblé nécessaire de s’attarder un peu sur les métaphores majeures, on peut aborder plus rapidement les dix métaphores moyennes, celles qui leur succèdent en fréquence, dans l’ordre alphabétique : les métaphores de la dissolution, de l’enfer, du joug, du lien, de la neige, du paradis, de la pluie, de la prison, de la tempête et du venin. Globalement négatives, ces métaphores ne sont pas toutes également intéressantes. Retenons simplement l’hypothèse formulée au détour de l’analyse des phores de la pluie, selon laquelle Scève aurait « résolu de faire l’économie de formules analogiques plus ou moins conventionnelles dans les dernières séries de dizains pour leur conférer un surcroît d’originalité sur le plan lexical » (p. 280). Il s’agira donc de vérifier si l’étude des hapax confirme cette hypothèse selon laquelle la rareté de certaines entrées analogiques s’expliquerait par un souci d’originalité, par une tendance à n’utiliser les analogies déjà bien frayées qu’à petite dose. Autre conclusion, que l’étude des sources, cette fois, confirmera : Scève ne suit jamais servilement une influence, quelle qu’elle soit.
Impasses et hapax métaphoriques
33Après s’être intéressé à ce qui attire l’attention par sa fréquence, X. Bonnier se penche sur ce qui est frappant par sa rareté ou son absence : l’ouvrage embraie donc sur une étude des impasses et des hapax métaphoriques. Or, les hapax sont très nombreux dans le recueil : une entrée analogique sur deux, et une occurrence sur six, toutes entrées confondues ! Après avoir distingué entre quatre catégories d’hapax métaphoriques4, X. Bonnier choisit de se concentrer sur cinq hapax « absolus » qui donnent lieu à des pages parmi les plus riches et les plus intéressantes de l’ouvrage, quand il se livre à des analyses de détail, et esquisse, ce faisant, une interprétation du recueil à la lumière des phénomènes étudiés. Les cinq hapax retenus sont les suivants : les « Archives » du D 192 (« En l’obscur de mes tristes Archives »), la « Calamyte » du D 190 (« Calamyte a mes calamitez »), le « grillet » du D 153 (« Mais le grillet, jalouse fantasie »), l’ « Ortie » du D 161 (« Couvert d’ennuy je me voultre en l’Ortie ») et le « Strigile » du D 174 (« Strigile vain a mes sueurs perdues »).
34Après s’être demandé quel était le comparé des « Archives » et avoir été amené à rapprocher papier et archives, l’auteur en arrive à rapporter cette métaphore à l’écriture même du recueil, qui en serait le véritable comparé. Sans entrer dans le détail des remarques sur le D 190, et, en particulier, des hésitations quant au sens à donner au mot « Calamyte »5, retenons simplement qu’ici aussi c’est le rapport à l’écriture qui semble prévaloir. L’écriture apparaît alors comme une sorte de dédommagement aux misères de l’Amant, dont l’espoir serait lié à la pratique scripturaire. Concernant le « grillet », vocable qui, à la Renaissance, peut désigner aussi bien le grillon que la cigale, il met en avant l’idée de chant interminable. Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre insecte importe peu, l’essentiel étant de mettre l’accent sur son chant, assimilé à la pratique poétique. Pour ce qui est de l’ « Ortie », l’hapax donne surtout lieu à un questionnement sur un double sens d’ordre sexuel. Enfin, l’étymologie du mot « strigile » est analysée afin d’expliquer et son sens et le choix de Scève de recourir à ce terme rare plutôt qu’à la plus courante « étrille ». Mais cette passionnante analyse n’aboutit pas une interprétation sûre, et X. Bonnier retient comme un pis-aller la solution consistant à n’y voir qu’une énigme proposée au lecteur, invité à verser à son tour un peu de « sueur » à l’étude du dizain.
35L’hapax du « strigile » a par ailleurs mis en lumière une étrange impasse métaphorique concernant le cheval, puisque Scève a préféré un terme rare pour référer à l’hygiène humaine, plutôt que celui, usuel, d’ « étrille », qui aurait rappeler les soins donnés aux chevaux. Deux sections, dans lesquelles la démonstration semble malheureusement s’essouffler un peu, se consacrent à ces impasses significatives, considérées a priori comme révélatrices d’options esthétiques : la première se concentre sur trois impasses jugées majeures, voire choquantes, et qui concernent le cheval, le lait et le monde marchand ; la seconde s’intéresse à un plus grand nombre d’impasses qui montrent que le poète fait des choix dans les « catalogues » à sa disposition.
36Cela apparaît en effet comme un tour de force que d’écrire 4500 vers sans jamais employer le mot « cheval », mais cela s’explique, d’après X. Bonnier, par l’équivoque dont l’animal est porteur, puisqu’il est souvent emblématique d’une ardeur sexuelle « débridée »6. Concernant l’impasse sur le lait, comparant classique de la blancheur du teint de la dame, son exclusion pourrait avoir comme explication « le caractère essentiellement urbain du paysage et des références sociales » (p. 333). Mais elle pourrait aussi tenir à l’association inévitable entre le lait et la vache, qui ferait de ce motif « un comparant indésirable […] lorsqu’il s’agit de vanter les perfections de Délie » (p. 334)… Quant à l’impasse sur le monde marchand, X. Bonnier s’en étonne, mais a du mal à l’expliquer.
37En étudiant successivement le bestiaire, le « plantaire » et le « lapidaire » de Délie, la deuxième section entend montrer que l’encyclopédie scévienne est relativement resserrée et que le poète opère des choix significatifs. On note ainsi qu’un certain nombre d’animaux classiques ne sont pas mentionnés. De même pour les végétaux : des arbres, de rares fleurs (œillet, rose, marguerite) et quelques plantes amères voire toxiques (absinthe, ortie, aloès, marjolaine…) font l’essentiel du « plantaire » scévien. Quant aux pierres précieuses, Scève y recourt peu (rubis, saphir, jaspe, diamant) et ce sont à chaque fois des hapax. D’où cette conclusion selon laquelle « [v]isiblement, Scève ne tient pas à indexer ses analogies sur des sous-ensembles pré-établis » (p. 350), ce qui confirme le souci d’originalité et de uarietas qui semble l’animer. L’analyse des sources et de l’intertextualité permettra-t-elle de confirmer cette volonté de se singulariser en ne suivant pas servilement une influence ?
Quelle(s) source(s) pour les métaphores ?
38Un chapitre est consacré à cette analyse des sources possibles pour telle ou telle métaphore employée par Scève. Mais, afin de sortir des sentiers battus par la critique et qui mènent à Ovide, Pétrarque ou aux Grands Rhétoriqueurs, X. Bonnier choisit de porter son attention sur un domaine littéraire négligé jusque-là, celui du dolce stil nuovo. Il s’agit toujours d’essayer de mesurer le degré d’originalité du poète, et, en passant, d’écarter encore quelques idées reçues. Sans détailler davantage, notons l’essentiel :
39- « l’arsenal métaphorique prétendûment pétrarquiste » (p. 361) dont use Scève se trouve en réalité déjà chez les stilnovistes, dont Pétrarque lui-même s’est largement inspiré ;
40- des dix métaphores majeures, seule celle de la maladie ne figure pas déjà chez les stilnovistes ;
41- les sources possibles pour la plupart de ces métaphores majeures foisonnent ;
42- « de toute évidence […], c’est moins dans la nature même des phores employés que dans leur mode de fonctionnement, et à l’intérieur du dizain, et à l’échelle de l’ouvrage, que s’exprime le mieux la singularité d’une écriture marquée au coin de l’ambivalence, de la reprise faussée, et de l’instabilité » (p. 383).
43Un troisième chapitre sur l’encyclopédie « instable » de Scève clôt cette seconde partie en relevant l’ « instabilité relative de la portée analogique » (p. 385) : certains comparants changent de « polarité » au cours du recueil, et sont tantôt positifs tantôt négatifs. Pour finir, X. Bonnier confronte Délie aux autres œuvres de Scève pour préciser encore son usage des métaphores et confirmer, à nouveau, son désir d’innover et de faire œuvre originale.
Métaphore et concordia discors
44Cette comparaison sert de transition à sa troisième partie, qui commence par un chapitre discutant des liens entre métaphore et concordia discors, car « l’intégralité du recueil semble obéir à la description d’une perpétuelle tension d’entités irréconciliables, dont l’oxymore pourrait à bon droit passer pour le procédé emblématique » (p. 404). Est posée comme hypothèse de travail l’idée selon laquelle l’énoncé scévien affirmerait une dialectique du piège : chaque entité positive se trouverait en quelque sorte piégée par l’entité contraire, et réciproquement. Il s’agit là d’un apport important à la compréhension du texte, dans lequel l’accent serait mis sur une notion de division, car l’inamoramento aurait pour conséquence une « scission intime » de l’Amant, une « fêlure intérieure » (p. 417), qui lui ouvriraient la parole. Outre une « généralisation de la faille et de l’affrontement » (p. 418), l’idée d’une « spatialisation du moi » se fait jour : le « moi » de l’Amant étant constamment en tension, divisé, il se définit comme un champ de forces antagonistes. Cette « division inaugurale » (p. 413) est ainsi « tantôt projetée sur le monde extérieur et tantôt ramenée du monde extérieur sur le Moi » (p. 424).
45Une fois soulignée la place privilégiée de la concordia discors, il s’agit de voir comment la métaphore est prise dans ce jeu de contrastes. X. Bonnier envisage trois cas de figure :
46- les métaphores « intrinsèquement » dialectiques, dans une même occurrence ;
47- les métaphores qui « contrastent » d’une occurrence à l’autre ;
48- les métaphores qui ne changent pas de sens ou de « polarité », mais qui sont mises « en système avec une métaphore opposée qui l’appelle en retour » (p. 433).
49À cette dialectique des polarités négative et positive se superpose une autre dialectique, de l’expansion et de la contraction, qui participe de la complexité de Délie. Cette seconde dialectique amène à relever deux autres facteurs de complicatio :
50- les emblèmes, qui nécessitent un autre processus interprétatif, interrompent le
51discours textuel et perturbent la compréhension car ils déploient encore le(s) sens des dizains ;
52- le brouillage constant entre domaines de l’abstrait et du concret, du sensible et de l’intelligible.
53Il s’agit alors de relier entre eux ces constats :
c’est peut-être, insinuerait Scève, que l’expérience amoureuse suscite un éparpillement des repères familiers, un tremblement des catégories mentales et des règles de logique par lesquelles pourrait redevenir intelligible et vivable un monde où la souffrance reste énigmatique, et que la crise du cœur, en fin de compte, se traduit mécaniquement par une crise du signe (p. 452).
Sens et construction du recueil à la lumière des métaphores
54L’étude des métaphores conduit donc à s’interroger sur le sens et la construction du recueil, et éclaire d’un jour nouveau le discours amoureux, qui serait mis au service d’une réflexion sur le discours poétique : de la crise du cœur à la crise du signe, pour reprendre les mots de X. Bonnier… Non seulement, le texte invite le lecteur à réfléchir sur les bouleversements engendrés par l’expérience amoureuse et sur ce qu’elle change à la perception du monde et de soi, mais il questionne aussi la capacité à décrire verbalement les souffrances éprouvées et met « en doute la fiabilité du signe comme tel » (p. 455).
55Ensuite, X. Bonnier met en avant l’esthétique de la surprise qui semble sous-tendre l’écriture du recueil, « une culture de l’imprévisibilité, du décalage et du décentrement » (p. 483). Mais tous les facteurs d’instabilité qui ont été relevés ne sont-ils pas en quelque sorte compensés par une solide architecture d’ensemble ? Personne jusque-là n’a réussi à donner un sens à cette construction poétique, mais X. Bonnier s’y essaie à son tour, et envisage deux options de structuration sémantique possibles : soit le recueil inscrit un parcours, un trajet, soit il s’apparente à un réseau de sens. Mais chacune des hypothèses proposées (un parcours linéaire, un parcours cyclique, une mise en réseau) est réfutée ; elles ne sont, en tout cas, pas pleinement satisfaisantes. L’auteur préfère donc opter pour « une solution de type dialectique, qui relierait précisément l’émergence d’un sens à la systématique défaillance d’un ordre » (p. 507), ce qui mettrait en avant un sens implicite, « que l’Amour comme tel est désordre, perte de repères » (ibid.).
56Cette construction dialectique du recueil prendrait la forme d’une hésitation continuellement entretenue entre deux systèmes architecturaux : celui du temple et celui du labyrinthe. Cette hypothèse invite ainsi le lecteur à percevoir les éléments de constitution d’un temple poétique dédié à l’Aimée d’une part, et d’un labyrinthe dans lequel erre l’Amant et où se jouerait sa survie d’autre part.
57L’ultime chapitre questionne la mise en rapport de cette dialectique du temple et du labyrinthe avec l’esthétique de la surprise quant à l’exploitation des métaphores. L’inamoramento ayant été à l’origine d’un morcellement de l’Amant, d’une sorte de déchirure interne qui entraîne une perte d’identité, il s’agit alors pour lui, en se faisant poète, de retrouver cette identité perdue. Comment ? Par une série de tentatives : questionnant et cherchant son identité, le Poète essaie, teste, de multiples identifications, diverses « identités par défaut » (p. 519), appliquées non seulement à l’Amant en quête de soi, mais aussi à l’Aimée, à l’Amour, à sa souffrance, etc. Il aspire donc à retrouver son intégrité identitaire « par le biais d’identifications successives qui sont autant d’essais-erreurs, et dont le vecteur essentiel est évidemment la métaphore » (p. 519). Les métaphores participent ainsi à « l’expérimentation identitaire du sujet dispersé » (p. 521).
58Si l’on se souvient des « bizarreries » soulevées par l’étude des métaphores majeures, on remarque qu’elles ont comme point commun d’infléchir les métaphores vers l’intériorité de l’Amant, ce qui a pour corollaire « une érosion des marques de responsabilité active de l’Aimée » (p. 523), ce que confirme encore la disparition du « surnom louable » de Délie après le D 335. Mais l’effacement progressif de l’Aimée est-il inversement proportionnel à un gain de puissance de l’Amant, qui le conduirait à une affirmation identitaire sûre et stable ? Rien n’est moins certain…
59Si l’on s’intéresse alors au parcours « identificatoire » de l’Amant et aux comparants qui lui sont appliqués, on note d’abord qu’ils sont de trois ordres : des figures mythologiques et historiques (Prométhée, Actéon, Sémélé…), des animaux (lièvre, cerf blessé…) et des matières ou objets (cire exposée au feu, neige qui fond, papier brûlé, rosée qui s’évapore…). On remarque ensuite qu’à chaque fois la passivité de l’Amant, dépourvu d’initiative et d’action, est patente : « sa personne à lui est sans cesse traversée, sondée, perforée par l’Aimée » (p. 529). L’action est donc du côté de Délie, tandis que l’Amant n’est qu’agi. Une stratégie scévienne de l’enfermement aurait alors pour corollaire la construction d’une identité qui fuit et se dérobe, au point d’aboutir à une identification au manque en tant que tel.
60C’est pourquoi X. Bonnier se penche avec intérêt sur la gravure du « Chamois », dont le motto est « ME SAULVANT IE M’ENCLOS », et nous invite à y voir une signature d’auteur, dont il relève d’ailleurs d’autres indices. Et d’aboutir à la conclusion suivante :
61« Dans cet ensemble emblème-dizain, Scève fournit au lecteur, comme en concentré, une clé majeure, sinon la clé, de sa quête identitaire : l’entreprise d’enfermement […], vérifiée ici par le « je m’enclos », a bien abouti à sa survie, à une sorte de salut, vérifié, lui, par le « me saulvant ». Mais c’est au prix d’une identité par défaut, qui va passer de l’existence à l’essence (le Moi labile des saisons du cœur se convertit en source pérenne de discours aux inépuisables secrets), en même temps qu’elle passe de l’unité disséminée malgré elle à la dissémination volontaire, de l’affirmation à la suggestion, et de la voix à l’inscription visuelle. » (p. 539-540)