Pour une grammatologie de la figure
1Depuis une vingtaine d’années, l’œuvre critique d’Anne‑Marie Christin enquête sur l’alphabet, en l’abordant « non plus sous l’angle de son système mais sous celui de son imaginaire graphique » (p. 18). Ce nouveau volet d’une réflexion s’évertuant à comprendre les enjeux de l’émergence de la figure se mesure ainsi à une question cruciale intéressant « l’anthropologie de l’écriture » (ibid.), « l’histoire graphique du texte occidental et de ses différentes mises en image » (id.). On pourrait ajouter à cette communauté d’intérêt et de questionnement la philosophie et la psychologie, qu’on songe aux ouvrages de Gilles Deleuze (particulièrement Différence et répétition et Logique de la sensation), à la phénoménologie et à la Gestalt Theory, ces deux dernières étant mobilisées dans le remarquable essai d’Etienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus1 pour penser la singularité de la perception humaine, se détachant du fond primitif de la perception animale. C’est dans une autre quête des origines que se lance ici A.‑M. Christin, sous l’égide de « L’homme à la médaille » de Botticelli, tableau qui nous ramène à cette étape indécise de la création visuelle « où les figures ne sont pas des “représentations” mais se revendiquent comme des “signes” à leur état de sortie du réel. » (p. 17) De fait, l’entreprise de Botticelli n’est pas sans rappeler à l’auteur les premières écritures figuratives, tant la lettre, en réinventant la figure, avait « ravivé l’énigme de ses valeurs primitives » (p. 14). L’essai d’A.‑M. Christin s’efforce donc de définir les liens que la lettre, « figure‑élément », entretenait avec les « figures‑signes » des systèmes qui la précédaient, et ceci afin de comprendre ce que la lettre, employée à nouveau pour sa valeur visuelle et non plus sa valeur de renvoi, peut apporter au sein de démarches plastiques convoitant la mise en place d’une « communication visuelle inédite » (p. 17).
Avant le signe, la figure
2L’inscription de la figure serait moins l’objet d’une nécessité que d’un désir : celui d’effectuer son tracé. Cette pulsion serait donc kinesthésique, voire chorégraphique, et, comme l’art chorégraphique, elle lierait le destin de la figure à celui de l’éphémère, elle le vouerait à la disparition. La figure, à son origine, apparaît bien moins comme une conservation utilitaire que comme la célébration d’une fragilité. À cette conception de la figure s’oppose celle léguée par l’alphabet, et pour laquelle son ancêtre, le « pictogramme », avait fixé le destin de la lettre par une opération de réduction, « projection sommaire de “l’élément” dans l’univers de l’image » (p. 24).Ce n’est qu’avec le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion en 1822 que la société occidentale a accordé aux écritures figuratives le statut d’écritures à part entière, en constatant que ces « figures pouvaient se lire […], que les hiéroglyphes égyptiens étaient aussi des “signes de voix” » (ibid.), attribut qu’on pensait réservé aux lettres gréco‑latines. L’histoire de notre culture, jusqu’à cette découverte de Champollion, semble reconduire cette supériorité de principe du verbe sur l’image. La doctrine de l’Ut pictura poesis, s’employant initialement à doter la peinture d’une dignité équivalente à la littérature, en proposant même celle‑là comme modèle de celle‑ci, devait en effet s’inverser au milieu du xve siècle, pour faire du discours narratif, voire de l’alphabet, le modèle obligé de toute peinture, donnant alors naissance à la fameuse peinture d’histoire.
3La linguistique, au milieu du xxe siècle, établira que l’écriture se serait formée en deux étapes, indépendantes : l’image (ou la figure, sans considération apportée au support de cette image), conçue d’après le modèle de la mimesis platonicienne que l’on trouve dans le pictogramme, à savoir l’image comme « représentation » ; ce qui ne peut être représenté, comme le « vent » ou « l’âme » nécessiterait le recours à la parole, la parole complétant alors, en une seconde étape, le système de l’écriture. Sauf que la pensée du xxie siècle semble enfin prête à reconnaître à l’image le rôle principal dans l’élaboration de l’écriture, échappant ainsi au phonocentrisme.
4Selon A.‑M. Christin, cette évolution est l’effet d’une attention accrue portée aux écritures figuratives et à leur origine iconique, évolution qui peut trouver plusieurs précurseurs. On songe notamment à Freud, invitant à lire le rêve d’après le modèle de l’écriture, mais d’une écriture hiéroglyphique, en se libérant du principe de « déchiffrement terme à terme en éléments ponctuellement codés auquel la culture alphabétique l’avait contraint » (p. 30). Il convient aussi de rappeler le rôle de Matisse, insistant sur le fait que c’est « le milieu qui créé l’objet2 » ; l’artiste, voulant faire de l’objet un signe, voudra l’inscrire, c’est‑à‑dire en faire une figure qui, contrairement au mot, gardera un lien avec le réel, avec le lieu où flottait sa présence. Ce signe privé, métonymique du réel où il fut forgé, pourra être reconnu par une communauté, non pas une communauté linguistique mais une communauté de sensations, partageant les valeurs essentielles véhiculées par la figure. Si la figure non‑inscrite portait la trace de son milieu d’origine, le tracé de la figure inscrite visera à la faire « chanter » avec les signes de son entourage, la signification picturale étant toujours conçue par Matisse comme une signification associée.
5Cette dimension associée de la signification invite à s’intéresser particulièrement au support où se réalise la figure et à l’imaginaire qui lui est corrélé.
« Le support est la figure3 »
6 À ce titre, le détour, ou plutôt le retour, aux figures préhistoriques s’avère éclairant : la figure y naît en effet de l’élection d’un espace‑repère. Cet espace‑support structurait les espaces graphiques, d’une part en stimulant la production de formes qui prendraient en compte sa nature physique particulière (« Ainsi des représentations animales peuvent bénéficier de volumes en creux ou en relief pour souligner leurs masses anatomiques» p. 38), d’autre part en s’amalgamant à « la perception synthétique visuelle » (p. 39) des figures représentées.
7Le support est la figure au sens où sa propension à induire des combinaisons, à expérimenter sa surface, bref, à la cartographier, l’emportait sur tout désir de figuration préalable, voire sur tout projet préexistant4. La figure, dans son origine pariétale, apparaît, paradoxalement, éminemment moderne. Moderne car elle naît d’un « imaginaire de l’abstraction » (p. 40), foyer où l’art moderne saura retremper ses énergies en s’affranchissant d’une mimesis dont l’art rupestre n’a même pas eu à se libérer car sa création est induite par son support, induite pathiquement par le toucher de la pierre, sans souci de calquer une référence offerte par la nature vivante. On pourrait ainsi mettre en rapport cette réflexion d’A.‑M. Christin, qui reste ici fidèle à Leroi‑Gourhan, avec celle de Valéry, admirant en Léonard de Vinci celui qui ne cherche pas à imiter la natura naturata, se hissant d’emblée au niveau de la natura naturans. Si l’artiste rupestre tourne le dos à la nature vivante en inscrivant des figures sur la pierre qu’il n’a pas prélevées telles quelles dans son répertoire, ce n’est pas qu’il l’ignore, c’est qu’il est capable du même geste qu’elle : capable de créer, de produire une forme, à l’instar du lierre dont le développement s’articule à la pierre sur laquelle il croît.
8Ce que l’artiste perdait en fidélité à la référence, il le gagnait en disponibilité : celle que l’espace offrait à son tracé et à ses combinaisons. Si le réalisme ne motivait pas son expression, les premières écritures figuratives, « fragmentaires et discontinues » (ibid.), allaient se développer parce que leur principe de composition, obéissant à la synecdoque, se prêtait efficacement au jeu de la combinatoire, combinatoire qui paraît moins correspondre à un procédé qu’à une disposition fondamentale de l’esprit archaïque. La figure « de représentation », c’est‑à‑dire proprement figurative, apparaît donc comme une création seconde, postérieure au travail de sélection et de concentration des « motifs exubérants qui lui préexistaient, dans la pierre ou dans l’imaginaire de ses créateurs » (p. 42). Ces figures seraient, en quelque sorte, la traduction efficace des « figures révélées par le rêve, par le ciel ou la pierre » (ibid.), qui, elles, n’étaient pas de nature figurative. Ces figures secondes n’étaient donc pas animées par un souci mimétique mais pas un souci rhétorique, visant l’efficace en se constituant en unités de communication. Le système nouveau qui deviendrait, après d’autres étapes, l’écriture, aurait comme élément fondateur la figure et reposerait sur le passage que celle‑ci avait su établir « entre fiction et réalité, imaginaire personnel et communication sociale » (p. 44). Ceci afin de sortir de la dimension babélienne de la parole, la communauté ayant compris l’intérêt de disposer « d’une langue qui ne se parle pas mais se regarde » (ibid.).
Aux sources du lisible, le visible
9L’idéogramme est évidemment au cœur de l’enquête d’A.‑M. Christin, cette notion lui permettant de penser l’articulation entre le visible et le lisible. L’idéogramme possède une dimension polymorphe et polysémique. Il est l’héritier de la figure archaïque, dont la lisibilité est potentielle : elle requiert un parcours qui en actualise la signification à travers un réseau de virtualités à travers lesquelles « s’exprime et s’organise, tant sur le plan sémantique que syntaxique, la pensée visuelle du groupe social […] où elle s’inscrit » (p. 51). Si, dans l’alphabet, le visible semble émerger du lisible comme une incidente tardive et contingente, dans les systèmes idéogrammatiques, le visible s’affirme au contraire comme la condition de possibilité du lisible. Cet examen donne l’occasion à A.‑M. Christin de radicaliser sa thèse sur le lien entre le visible et le lisible : en effet, tout se jouerait, selon elle, au seul niveau du visible, le lisible ne relevant que d’une application particulière du précédent. Renvoyant au mode plus général de l’« apparaître », le visible constituerait ainsi le transcendantal du lisible ; son ressort serait de l’ordre de la « révélation » (p. 52). La révélation qui se manifeste dans le lisible suppose une révélation plus spécifique, qui passerait non par la surprise, comme dans l’art contemporain, mais par la réminiscence. Le visible est l’épiphanie d’une nouveauté quand le lisible célèbre des retrouvailles. Il serait fructueux de mettre ses analyses en rapport avec les travaux d’Evelyne Grossman, lectrice d’A.‑M. Christin, dont le très bel essai La Défiguration5 trouve dans cette dichotomie un de ses postulats fondateurs.
10Le lien du lisible et du visible se laisse aussi appréhender par ce qu’ils requièrent tous deux : un sujet doté de réceptivité. Cette notion, « faite de silence et de dépendance sensorielle » (p. 55) semble étrangère à l’Occident, mais serait revendiquée par les calligraphes et les peintres chinois, pour lesquels toute connaissance vraie est précédée par la réceptivité, ne lui préexistant pas : « En ce qui concerne la réceptivité et la connaissance, écrit Shitao, peintre calligraphe du xviie siècle, c’est la réceptivité qui précède et la connaissance qui suit ; la réception qui serait postérieure à la connaissance ne serait pas la véritable réceptivité6. »
11 Cette conception prend, fondamentalement, le contrepied de la conception cartésienne du sujet de la connaissance, initiant la chaîne déductive du savoir. La connaissance, dans l’épistémologie qui sous‑tend la déclaration du peintre calligraphe, est résolument inductive, et il en est de même de la création. Une telle position trouve finalement un écho dans la poétique du rythme d’Henri Meschonnic, telle qu’il l’a par exemple exposée dans son livre avec Pierre Soulages7, association dénotant une affinité réelle de pensée entre les deux hommes. La formule de Pierre Soulages, nettement mise en valeur lors de l’exposition qui lui fut consacrée récemment à Beaubourg, « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche » doit, selon nous, se comprendre dans ce sens. Il n’y aurait alors rien d’étonnant à ce que Pierre Soulages revendique comme influence majeure les peintures rupestres, tant les références d’A.‑M. Christin, celles de Soulages‑Meschonnic et leurs œuvres elles‑mêmes semblent constituer une véritable constellation, arrimée au même arrière‑plan cognitif, par‑delà le temps et l’espace. Contempler cette constellation suppose de concevoir une autre forme de « sujet voyant » que celle impliquée dans l’acte d’énonciation. Ce sujet voyant ne devient sujet lecteur qu’en se faisant cartographe, c’est‑à‑dire en élisant un parcours parmi un texte qui le surprend et qu’il veut se rendre familier, comme on relève un défi. Ce défi est de l’ordre d’une participation, et concerne l’énigme d’une co‑présence, « celle de l’espace commun aux objets et à l’homme qui y séjourne, et que celui‑ci doit apprendre à identifier en y instaurant ses marques afin de se l’approprier » (p. 56). La nouveauté de Klee, selon A.‑M. Christin, c’est que cette dynamique du parcours est commune à la fois au créateur et à celui qui contemple les images.
12Or, c’est cette intervention du parcours dans l’expérience du visible qui est la grande absente de l’ekphrasis. Si l’ekphrasis se concentre sur le visible, c’est sur un visible « clairement distingué et identifié » (p. 66) car il est sous la coupe de l’élément alphabétique qui domine désormais l’espace et la figure, le récit s’étant substitué au visible depuis la description du boulier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade.
13En marge de cette prise de pouvoir conjointe de l’alphabet et du récit, A.‑M. Christin mentionne l’écriture du visible initiée par un peintre, Fromentin, dans Un été au Sahara, texte justement édité par ses soins. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’A.‑M. Christin poursuive ses investigations par l’étude d’un peintre, Manet, dont la pratique du signe retrouve les valeurs changeantes de l’idéogramme, car l’œuvre de Manet est contemporaine de l’introduction en Occident de « l’art d’une civilisation de l’idéogramme appartenant à la mouvance chinoise — le Japon » (p. 101).
14Son ouvrage aborde ensuite la typographie, ses pouvoirs rhétoriques et les imaginaires qui lui sont associés, avant d’examiner les créations particulières d’Éluard, de l’afficheur Cassandre, et l’usage du dictionnaire chez Ponge, qui joue des harmoniques des trois dimensions du mot que sont l’oreille, l’œil et la signification.
15L’analyse de Ponge, plus que convaincante, est source de jubilation pour le lecteur. Elle donne aussi l’occasion à A.‑M. Christin de revendiquer avec l’auteur du Parti pris des choses un parrainage, celui d’une « littérature non pas orale mais inspirée par l’image et ses figures » (p. 197), une littérature échappant donc au phonocentrisme. L’œuvre d’Anne‑Marie Christin continue donc à s’affirmer comme une grammatologie.