Le sens de l’insolite comme art littéraire
1Une étude critique de la littérature contemporaine saurait‑elle définir un invariant insolite ? Est‑ce seulement possible d’authentifier un insolite littéraire grâce à l’appareil critique classique ? Tenter de répondre serait une gageure que l’ouvrage de Myriam Boucharenc évite avec sagesse. La question de l’authentification de l’insolite a déjà été explicitement soulevée (Romi, Ph. Soupault, P.‑Y. Bourdil, Cl. Foucard, J. Goimard, A. Néry, J. Poirier) mais les réponses obtenues par l’application d’un système critique normatif, sont demeurées lacunaires ou contradictoires. L’universitaire prend ici le risque calculé, d’une approche en accord avec la nature insaisissable de son sujet d’étude. L’intertextualité et les dialogues analytiques procèdent de rapprochements et confrontations de détails propres à exciter l’effet d’insolite. Il s’agit, tout à la fois, d’observer et de créer « l’élément décalé qui intrigue et suscite le désir d’une élucidation, d’une reconstruction ». Tel est le fil directeur choisi et la justification des titres des parties « Désordres » et « Désirs ». L’unicité semble assurée par une figure de l’anamorphose qu’entretiennent les leitmotivs de l’image, de l’allusion, de la circularité et du rêve.
2La réceptivité intervient à tous les niveaux d’approche de la notion — de la conception du corpus à l’interprétation des interactions entre éléments choisis d’œuvres littéraires et artistiques. Placée au centre de la genèse de l’insolite, en tant qu’effet, elle participe en plein à l’élaboration d’un discours littéraire et artistique ancré dans la modernité. La subjectivité induite est une liberté que ne renie pas l’essai.
3L’originalité de l’approche proposée par l’essayiste, tient au refus de s’appuyer sur une définition de l’insolite — car elle est problématique même si elle apparaît compréhensible —, pour ensuite la chercher dans la multitude des occurrences possibles. Tout au contraire, après avoir brossé un rapide tableau de l’implication de la notion dans la littérature du xxe siècle et dans l’art en général — qui rappelle le pourquoi du galvaudage d’une notion passée de mode —, elle légitime son étude en resserrant la focale sur l’éternel détail insolite. Si l’insolite est une étincelle, le feu qu’elle provoque ne l’est déjà plus. Ainsi l’insolite apparaît‑il à la fois fugace et éternellement d’actualité.
4La conception de l’ouvrage est sur ce principe de resserrement. En découle un thème que nous formulons ainsi : en littérature, la notion d’insolite est pleinement significative dans l’infiniment précis. Le projet d’étude privilégié par l’essayiste s’applique à montrer que les caractéristiques des manifestations littéraires de l’insolite s’interprètent à l’aune d’une lecture personnelle capable de se laisser surprendre et distraire par une « légère incongruité ». Il est une justification de sa thèse défendue qui se formulerait ainsi : interroger le sens d’un objet littéraire marqué par l’insolite permet corrélativement de répondre à ce qui nous séduit en littérature. D’aucuns seront, n’en doutons pas, curieux de construire tout au long de l’ouvrage, une réponse personnelle à la problématique qui sous‑tend l’essentiel de la réflexion développée : pourquoi le partage de l’insolite littéraire, entre son auteur et son lecteur, ravive‑t‑il notre attachement à la littérature?
Une définition nécessairement tripartite
5De la notion-clef, on sait l’évolution à double connotation, de l’étymon — en insolite et insolent —, l’amplitude d’un environnement sémantique qui réfère à ce qui porte atteinte à la norme, et celle d’un champ de compétence qui embrasse notamment la littérature et l’art. On sait aussi que détecter l’élément de désordre insolite ne suffit pas à l’identifier explicitement. Concevoir l’insolite s’opère sur le mode de la contradiction : nous le reconnaissons empiriquement sans l’avoir nécessairement recherché ou même authentifié. L’effet qu’il produit dérange l’ordre établi et pourtant nous lui accordons le pouvoir d’ouvrir des perspectives créatrices. En cela, la curiosité que suscite l’insolite ne laisse pas de séduire.
Un dérèglement
6La notion est d’abord « intraitable » à deux niveaux : premièrement, elle appelle la contradiction née d’une apparente accessibilité de la notion. Le foisonnement des occurrences et la relative facilité d’authentification donnent le sentiment de la connaître et de pouvoir la maîtriser. Certains usagers tels que Soupault, ont implicitement refusé de « théorifier »1 l’insolite — un amusant défi de la part de l’essayiste que celui de l’avoir néanmoins introduit dans la liste de ses auteurs-clefs. L’enseignement critique et une longue expérience des rouages de l’insolite permettent, deuxièmement, de postuler le principe d’insolite comme étant placé sous le signe de « l’hybride ». Par définition « labile » (p. 17), il justifierait une gratuité de l’acte (chap. I). Ce n’est certes pas trahir « la duplicité de registre qui caractérise l’insolite », que développer, dans un chapitre à visée psychanalytique (« Chemins de transfert »), l’étiologie du goût pour le désordre, à cette fin de le vérifier en contexte littéraire, grâce aux surréalistes qui l’expérimentent (chap. III, IV et V), et à ceux qui le vivent (R. Topor, chap. VI). Leurs désirs de désordre appellent logiquement ceux d’un retour à l’ordre — en ce sens, l’idée de « transfert » se métaphorise au chapitre IX sous le signe d’un transit digestif rééquilibré (p. 189‑190). La deuxième partie de l’ouvrage explore, dans son ensemble, la quête d’une potentialité signifiante des rapprochements et oppositions, qui sont autant de tentatives de réajustement du sens. On prend l’instabilité pour objet de curiosité, à l’instar du peintre de la métamorphose, F. Labisse (chap. VII), pour lui attribuer au chapitre suivant, le pouvoir de confondre la réalité physique et le fantasme du corps. Placé sous le signe d’une anamorphose, l’insolite manipulation de l’objet littéraire ou artistique évite la dissolution du sens dans le faux, en suscitant une éternelle métamorphose de celui qui manipule l’insolite (chap. X), et place conséquemment à l’entre‑deux cette éternelle figure de l’intraitable qu’est l’éphémère effet d’insolite (chap. XI).
7La fugacité de l’insolite s’aggrave quand ce dernier échappe à la raison pour s’épanouir dans la sensation et l’imagination (M. Guiomar). Voici une dérive déraisonnable incontrôlée — incontrôlable ? — qui trouble l’entendement et limite la capacité d’analyse. Parce qu’un esprit de provocation le motive parfois (p. 24), l’insolite ramène au raisonnable un objet devenu partiellement insolite. Doit‑on parler de dénaturation de l’objet ? Il semble plus juste de dire que le dérèglement de l’insolite affecte les fonctions rationnelles.
8L’auteur de l’essai nous rappelle que la notion se trouve, de surcroît, « maltraitée ». En dépit du sens étymologique et des usages en vigueur, une connotation péjorative a affecté le doublet « insolent » / « insolite », jusqu’au xixe siècle. D’autre part, sont proposées des tentatives définitionnelles aux démarches souvent opposées, parfois contradictoires : Romi conçoit l’insolite comme une catégorie englobante et en répertorie les occurrences. Cela ne permet pas de dégager une typologie tant la distinction entre les formes s’avère souvent floue. J. Goimard tente de circonscrire la notion mais son morcellement aggrave le sentiment que l’insolite se voit bien, s’entend bien, mais se pense mal. Sa manipulation se révèle inévitablement problématique, du fait de sa qualité mouvante. Jadis ancrée dans le surnaturel, l’insolite produit dorénavant ses effets dans une réalité ainsi « réenchantée » (p. 18). Une circularité opératoire que provoque la « circulation des textes », utile à un « inlassable exercice de recomposition » (p. 224), et qui mène schématiquement l’insolite d’un espace surnaturel à un autre ici‑bas, puis le ramène à sa source comme pour l’y régénérer. L’insolite par le merveilleux influerait‑il sur les apparences de la réalité ?
Une dynamique
9Le processus d’insolite se caractérise donc par un mouvement qui est une manipulation subversive de l’objet, littéraire ou artistique, selon une direction visant à lui faire intégrer un ailleurs. L’enchantement procède de ce rapprochement mais aussi de la distinction entre les sphères que parcourt l’insolite — réel, surnaturel, imaginaire, rêve.
10Il est une dynamique que l’essayiste assimile à un voyage métamorphosant des allers en retours2, et qu’il illustre et renforce, par ailleurs, grâce à un jeu lexical consistant à approcher le fuyant insolite en en revêtant certaines apparences. Nous pensons à la fois aux titres des subdivisions de cet essai et à l’écriture automatique, dont les références imagées, par un haut degré d’« arbitraire » (Breton), déconcertent, retardent l’identification de leur contenu et ainsi fusionnent concrètement avec un insolite connu pour se jouer de la rhétorique (p. 120). Un fort degré d’arbitraire qui favorise une fuite du signe, appelle l’irrésolution. Une « indécidabilité » (M. Guiomar) définit donc cette part d’insolite ajoutée à l’objet, qui nous a échappé et qui le décale et le dérange. En étudiant le néologisme, le contre‑sens ou la réversibilité du sens ironique (F. Labisse) qui, dans la démarche surréaliste remotivent le signe, l’essayiste met l’accent, tout à la fois, sur un accroissement de l’étendue des possibles sémantiques jusqu’au déraillement (p. 59), et sur la genèse d’une liberté d’interprétation incluant la fantasmagorie (p. 156). Cette forme d’acuité perspective du sens renforcé, induit un pouvoir intérieur jubilatoire.
L’enchantement de la surprise
11L’essai ne prétend pas épuiser un sujet fugace mais traiter librement de questions inhérentes à des correspondances ferment d’insolite. En littérature, par exemple, l’insolite du célèbre Dictionnaire abrégé y est révélé par le jeu des distinctions entre néologismes « régulier, parodique et idéal ». L’intérêt que le lexicologue trouverait à ces « dérèglements raisonnables » sources de surprise, procède d’une « réception à double détente » de l’image mentale obtenue.
12La fugacité de l’insolite subversif rend l’objet énigmatique et difficilement saisissable mais suscite le prégnant désir d’une élucidation de l’énigme — et V. Larbaud de questionner les « dessous du rêve » (p. 172), par exemple. Un jeu de subversif dérèglement de la raison, motivé par une reconstruction libérée de la règle (p. 159), réclame une approche ludique et amusée, capable de jauger le potentiel signifiant d’un objet circulant aussi bien entre raison et déraison, qu’entre réel et surnaturel.
13Un « enchantement à vif » (p. 168) résulte, conséquemment, de la subtilité d’un nouveau possible signifiant, qui réfère à la fragilité de l’insolite — il est un « art de la soudaineté », selon Cl. Foucard, et une « fantaisie à court terme », selon Breton — et à l’attitude du sujet en quête de surprise insolite. L’« esprit nouveau » (Apollinaire) exemplifie cet engouement pour l’insolite qui, de l’adulation du bizarre (Baudelaire), à celui du merveilleux (Surréalistes), a finalement contribué à élaborer une esthétique moderne au xxe siècle. On le sait, la modernité est un composite de rupture et d’invention — confère avec « Désordres ». Elle est aussi une volonté de « changer de vie » (Rimbaud) pour une autre capable d’élargir la réalité aux dimensions du rêve — confère avec « Désirs ». Notons que le choix du corpus analytique de l’ouvrage, s’inscrit logiquement dans cet esprit de modernité, puisque l’insolite y connaît son « âge d’or » (p. 20).
14In fine, la jubilation est aussi celle de l’essayiste quand l’enchantement par l’insolite suscite l’approbation du lecteur (p. 253). La critique se fait, ici, le lieu où l’émetteur de l’essai et son récepteur valident la production d’insolite.
L’insolite est à la frontière
15L’insolite qui affecte les apparences est un ferment d’instabilité idéelle — le pinceau de Labisse, à la fois burin et bistouri, métamorphose la femme (Soupault). Pourquoi une réceptivité satisfaisante du phénomène insolite doit‑elle être comprise avec sa conception ? Le désir de passer de la réalité au rêve suffit-il à ralentir la mécanique inhibitive de la censure ?
Entre conception et réception
16Créer l’élément insolite — surréel par le dérèglement du connu et du raisonnable — tend à provoquer un enchantement de la réception créative. Le succès de l’effet incombe au récepteur, dont la posture complice assure la pérennité de l’instant insolite, voulu par l’écrivain-artiste. Qu’adviendrait‑il, pourtant, si la réaction du récepteur était aussi subversive à l’encontre de l’objet littéraire ou artistique insolite, que pouvait l’être l’objet lui‑même ? L’effet s’annulerait‑il ou s’amplifierait‑il jusqu’à l’incongru, qui est l’insolite poussé à l’excès ? Une réponse importe moins que le questionnement corroborant l’idée suivante : l’insolite est à la frontière entre celui qui émet et celui qui reçoit le message insolite. Et l’échange qu’il induit de justifier son existence. Schématiquement, l’insolite est ici considéré comme une sorte de pendule qui fait osciller un sentiment de surprise et de perplexité de sa cause à son effet. Ce mouvement constant fait passer l’objet littéraire ou artistique, de la réalité connue au rêve étrange, avant de le ramener métamorphosé. S’en trouve-t-il sublimé ou détérioré ? L’essai substitue à cette question d’esthétique, celle du sens égaré par une dynamique utile à le « faire circuler » plus efficacement (p. 27).
17Une frontière, disions‑nous, qui n’en est plus une puisqu’elle se fait le témoin complaisant d’une dispersion du sens de l’insolite. L’essayiste maîtrise sa fluence en en proposant une approche originale. Procédant à l’inverse des critiques qui sont allés de la pluralité des événements insolites à la singularité d’une définition de la notion, il conçoit un ensemble le plus uni possible — notamment un corpus attaché à une réception subjective d’œuvres relevant d’une idée commune : la modernité —, sur le principe d’une « ressemblance d’origine » (Aragon) favorisant une lecture des œuvres selon une « relation d’allusion réciproque » (p. 107). Le thème du chapitre IX, et son développement selon le procédé de la métaphore filée, figurent cette unicité où se jouent les signifiantes correspondances intertextuelles et artistiques.
L’essai comme lieu de passages
18Sillonnant la littérature et les arts modernes, l’essai est un itinéraire mû par l’infinie correspondance entre œuvres, langages, idées et images hétéroclites. En cela, l’achever s’avère impossible, d’autant que l’ordre et le désordre, toujours en conflits, entretiennent, à l’envi, la particularité insolite. Celle‑ci verse dans le saugrenu ou l’incongru selon que le traitement qu’on en fait la galvaude ou au contraire l’amplifie. Comme un signal, l’insolite indique que l’effet se positionne aux frontières d’autres catégories, et qu’un rien interprétatif menace de l’y faire basculer. L’essayiste s’applique à ne pas quitter ce seuil étroit et mouvant, et limite à des usages comparatifs les notions voisines, selon une structure plutôt concentrique. Au plus éloigné de la notion-clef, il place la fantaisie, l’insignifiance et la gratuité, qu’il met en relation avec l’absurde et l’exubérance. Ces derniers gravitent plus près, accompagnées des notions de frivolité, loufoque, bizarre, cocasse et saugrenu. Plus proches encore du point nodal, se trouvent le non‑sens — en corrélation avec le fantastique et l’étrange —, et l’incongru.
19Entre ces domaines, une navigation de « bateau ivre » ne figure pas l’égarement du sens qui est un jeu choisi. Les références à l’œuvre de R. Topor l’illustrent bien. La formidable diffusion du sens par le signal insolite, apparaît pour ce qu’elle est : une contagion.
L’infini et l’indicible
20La qualité de l’insolite se place dans la fugacité et la transition. Là où se croisent des « mots fantômes » chers à Breton, symboles d’une allusion littéraire relevant moins de la « référence oblique » que de la « métempsychose verbale ». Réminiscence et intertextualité se combinent pour accentuer le « débit torrentiel3 » de l’écriture. Dans l’instant de la transition, opère le dérèglement par l’insolite, qui n’annihile pas le sens commun mais en détourne le cheminement. Ce principe, comparable à celui de l’automatisme, voit l’illusion référentielle se solidifier en allusion référentielle (p. 97‑98). Si une entrée dans la langue s’effectue sous les auspices d’un apprentissage du verbe, tributaire d’une duplicité des signes, on peut, à l’instar de Tardieu enfant, observer une « anamorphose verbale » qui revêt, dans cet exemple-ci : « Je suis, tu es » / « Je suis tu-é », la forme d’une « conjugaison de la fin dans le commencement » (p. 222).
21Le pouvoir de l’allusion permet au sens commun de se prolonger dans l’étrangeté, à telle enseigne qu’il agit en « trouble-catégories » (p. 15). Le rêve d’une « viande blanche » devenue « missive » au regard du jeune Cendrars, assure le passage de la « saveur » au « savoir » (p. 202). Une instabilité du dire qui n’est ni non‑sens ni absurde, mais « limites non‑frontières » (Breton) du sens poétique. Une « transsubstantiation du lait en encre » imaginée par F. Sauser devenu poète4, apparaît insolitement sous la figure valorisée de La Vierge noire, qu’une tradition iconographique séculaire appelle « Vierge à l’encrier » (p. 198).
22L’image anamorphosée caractérise un « art de la transition » qui libère une « assimilation d’essence ». Cette manière d’« union fruitive » (Jankélévitch)5 induit, tout à la fois, une indécision (p. 17) face au sens décalé, et le besoin de fixer ce sens.
Comment ne pas maltraiter l’intraitable ?
23Cela semble à première lecture irréalisable : « Intraitable, décidément : telle est bien la qualité première — et dernière — de l’insolite » (p. 26). La prudente explicitation de l’essayiste requiert d’user d’une tonalité imagée : « [L’insolite] ne rayonne jamais si intensément qu’entre chien et loup, dans la pâle clarté du contre‑jour et l’indécision du clair‑obscur. » (p. 17). De conséquences, elle propose un singulier double prérequis d’analyse. Premièrement, concevoir le corpus en tant qu’espace ouvert à un insolite pluriel : « un lieu propice à l’accueil de quelques merveilles d’étrangeté, sur le modèle de ces cabinets de curiosités, dont [l’auteur] a souhaité poursuivre la tradition sur un mode plus immatériel ». Deuxièmement, penser l’ordonnance des manifestations de cet insolite pluriel selon les critères d’un collectionneur dont la collection, libérée d’un principe sériel, « émane d’un particulier et fait valoir la subjectivité de ses choix » (p. 26).
La littérature, l’insolite et soi
Voici un livre de lectures, composé au fil des ans, à partir de rencontres avec des œuvres qui l’ont frappé et séduit par le pouvoir de récréation, d’irrévérence et parfois d’inquiétude qu’elles ont exercé sur lui.
24Le choix de privilégier une dimension personnelle de la réception, procède de la volonté de ne pas reproduire une erreur — commune aux démarches critiques passées —, qui consiste à expliquer un ferment de désordre souhaité, par un protocole préétabli logiquement.
25L’instabilité est une dimension que la gratuité de l’action permet de conserver (p. 37), et que la subjectivité de la réception renforce. Notre désir — illustré, dans l’ouvrage, par la volonté du peintre, d’élargir la réalité aux dimensions du rêve — de désordre — une rupture permettant l’invention — motive, tout à la fois, la création insolite et l’intérêt de sa réception.
26Se dessine un insolite qui est une attitude particulière du sujet, en cela que ce dernier, en recourant à l’acte gratuit, accepte de substituer l’aléatoire à la raison qui gouverne son libre‑arbitre. En danger, le moi exprime par l’angoisse et la panique (chap. VIII), un ébranlement donné à son « fondement rationnel » (p. 38), dont il a pris soin de compenser les affects, par l’humour et l’ironie, dès le chapitre qui achève « Désordres » — ce choix structurel nous semble délibéré. L’univers de dérision des Anthologie de l’humour noir et Café Panique de Topor, délimite un espace de jeu où l’humour et les humeurs fomentent une révolte de l’esprit, que Breton et Barthes ont encouragée. Y trouve‑t‑on pour autant la contribution à une élévation de l’homme, souhaitée par Gracq ? L’insolite tire sa subtilité de la qualité qui consiste en une singulière posture réceptive, ouverte aux stimuli ferments d’insolite.
27L’amorce insolite sous‑entend une vision lucide, à intention subversive, que notre conscience nous permet parfois de porter sur la matérialité du monde, pour le détourner de sa finalité pratique (p. 50). La banalité prosaïque lui tient lieu, pour ainsi dire, de creuset où « un mot qui scintille, un accroc dans une phrase, un aveu incontrôlé suffisent à transformer le geste critique en investigation, à faire naître l’irrépressible désir de chercher dans la littérature une réponse à ce qui nous y attache » (p. 252).
Un art du peu
28Placé sous le signe de la contradiction, l’insolite puise dans les « accidents » et « incidents » du quotidien, la matière propre à la surprise d’un dérèglement impromptu de « l’infime » et de la « scène oubliée », afin qu’ils soient rehaussés de merveilleux. Littéraire ou artistique, l’élément marqué d’insolite est symboliquement déplacé « hors d’usage » (p. 27) — le « geste » devient alors « incongru » et l’« allusion » « incertaine ». L’expression, prise au sens littéral, évoque possiblement une extension du sens. Et l’auteur de prendre l’exemple du néologisme. Lorsqu’il est hapax (p. 71‑76) et qu’il échappe au lexique pour entrer insolitement dans le discours, son évolution sémantique est accentuée par le passage du sens propre au sens figuré, et par celui de la dénotation à la connotation.
29Le champ opératoire de l’insolite, en littérature, est difficile à cerner puisque sa fugacité intrinsèque interdit de le réduire à un procédé rhétorique — aussi imagé soit‑il, par ailleurs. L’insolite ne fait qu’y participer en vertu de l’arbitraire des relations qu’il permet de pratiquer entre l’image et la réalité qui l’inspire.
30Un art du peu ou de l’indécidable ? La « désorientation » par l’insolite se veut « perpétuelle » puisqu’elle génère un « réalisme de l’imaginaire » (p. 147), que l’humour et l’ironie ancrent dans une certaine réalité dégradée ou inversée. Faudra‑t‑il, de fait, poursuivre l’insolite jusqu’au « grand appel final, au décalement le plus complet » (Breton), qui s’entend comme une « tentation du silence poétique » (p. 113) ? S’il tend vers un art de l’irrésolu, non seulement aucun invariant insolite identifiable ne permettra jamais d’en expliquer le défaut de compréhension provoqué par le décalage, mais toute tentative d’élucidation du procédé le condamnera à la dispersion et à l’effacement.
31À ce titre, l’ouvrage développe une audacieuse démarche dont l’ambition est une lecture précise de l’infiniment instable.
32La formulation à connotation philosophique du titre de l’ouvrage, la place qu’occupe l’individu au centre des processus d’émission et de réception de l’effet d’insolite, ainsi que le choix même du registre de l’essai, nous semblent révéler une certaine dimension humaniste de l’ouvrage. N’est‑il pas possible par contagion — l’essayiste aurait alors raison sur ce point aussi —, de tenter une insolite confusion générique ?
33Pour ce faire — revoici notre fil directeur une dernière fois — il serait indispensable que la réponse présente moins d’intérêt que la pulsion provoquée, à force égale, par une entorse faite au sens commun et par l’envie de la diagnostiquer. Justifié par un arbitraire sans limite de la rencontre fortuite, le signe d’insolite est généré par la confrontation entre l’ordre et le désordre, l’ici et l’ailleurs, le connu et l’inconnu. Céderait‑on à l’envie de le soumettre à la rigueur d’une critique, que l’incongru, l’absurde ou le non-sens s’empareraient de l’objet d’étude. L’insolite y était comme en dormance. Révélé il se perd. Ses occurrences apparaissent, pour foisonnantes qu’elles soient, comparables à la germination du coquelicot : imprévisibles et aléatoires.