Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
Chloé Laplantine

Faire entendre Benveniste

Émile Benveniste, Dernières leçons – Collège de France (1968‑1969), Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Hautes études », 2012, 216 p., EAN 9782021071979.

1Par rapport à Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, Émile Benveniste peut apparaître, aux yeux de certains, comme une figure de second plan dans le paysage des sciences humaines du xxe siècle. Pourtant la portée de sa théorie du langage dépasse les problèmes posés dans le cadre d’une discipline (la linguistique), car cette théorie du langage devient un point de vue pour parler de l’homme — la langue est « l’interprétant de la société1 » —, et en cela c’est une anthropologie du langage qu’il écrit. On reproche parfois à Benveniste de n’avoir réalisé qu’une œuvre dispersée, de ne pas avoir écrit une somme de sa théorie du langage, comme si  questionner le langage à travers l’étude de problèmes précis que posent les langues n’était qu’émiettement de la pensée (il publie 300 articles et une dizaine de livres), quand au contraire c’est la cohérence et la force d’une pensée par problèmes qui s’affirme ainsi. Expliquant le choix du titre de son recueil d’articles Problèmes de linguistique générale — titre qui prolonge le « Cours de linguistique générale » de Saussure et critique certainement l’objectivisme des Éléments de linguistique générale de Martinet —, Benveniste explique :

Si on les a présentées [ces études] ici sous la dénomination de « problèmes », c’est qu’elles apportent dans leur ensemble et chacune pour soi une contribution à la grande problématique du langage.

2Cette pratique de la publication qui se refuse à totaliser un savoir mais interroge indéfiniment, est continue avec son écriture et avec la théorie du langage qu’il écrit toute sa vie : une théorie de la subjectivité dans le langage. C’est une écriture qui inclut l’autre, en fait un sujet, un sujet critique, le fait se situer devant un problème. Dans les Dernières leçons, on pourra ainsi lire des formulations qui témoignent d’une telle démarche scientifique et pédagogique, c’est une pensée au travail : « je commence à douter que la langue appartienne à la sémiotique » (p. 86)

3ou encore

je ne fais pas de génétique des écritures ; je ne recherche pas l’origine de l’écriture. Je veux seulement voir quelles solutions l’homme a données au problème de la « représentation graphique ». (p. 100).

4Cette place faite au questionnement, au doute, à l’inconnu est une place faite au sujet lecteur ou auditeur que Benveniste constitue. C’est un « inachèvement » nécessaire de la pensée, ainsi que Julia Kristeva le définit dans son introduction aux Dernières Leçons, parlant de l’œuvre, « “inachevée” aussi dans un sens absolument nécessaire, parce que telle est l’expérience du langage qu’il a faite et théorisée » (p. 16).

5Benveniste continue à être lu, du moins ses Problèmes de linguistique générale. Dans les études en linguistique, mais aussi et peut-être davantage encore dans les études littéraires, il fait partie des auteurs fondamentaux. C’est une linguistique critique dans son époque, et toujours, par rapport à ce qui se dit et s’écrit en linguistique et au-delà dans les sciences de l’homme, une pensée vigilante qui permet de se situer intellectuellement, de s’engager critiquement. Néanmoins l’intérêt pour Benveniste peut parfois être jugé partiel et rapide car se limitant à quelques thèmes (l’énonciation, la subjectivité…), retranchant une partie seulement à l’entier de sa démarche : le travail concret de la découverte à propos des langues, laboratoire sans lequel la linguistique générale ne pourrait pas s’écrire. Les Dernières leçons, que Jean‑Claude Coquet et Irène Fenoglio éditent, témoignent de cette inséparabilité, montrant qu’une leçon de « Linguistique générale », centrée sur la question de la sémiologie de la langue et prenant pour exemple le système de l’écriture, a besoin de se fonder sur des données concrètes, historiques, et cela parce que Benveniste y interroge, comme on le lisait déjà plus haut, « les solutions [que] l’homme a données au problème de la “représentation graphique” » (p. 100). La théorie n’est pas première, elle ne s’applique pas, elle se découvre par l’analyse du fait particulier. Ainsi Benveniste, toujours attentif et critique à propos des questions de méthode, écrivait qu’« une méthode aux prises avec les difficultés d'un problème réel se laisse au moins juger sur les solutions qu'elle propose, tandis qu'à raisonner sur des conclusions acquises, on est sûr de gagner sans risque, et de n'enseigner que le connu2 ».

« Un homme qui fit du langage le chemin d’une vie » (Julia Kristeva, « Préface », p. 16)

6Le volume des Dernières leçons contient, outre une édition des leçons de « Linguistique générale » données par Benveniste au Collège de France en 1968‑1969, et la première et dernière leçon de l’année 1969‑1970 — édition prenant pour base des manuscrits et des notes d’auditeurs3 des leçons prononcés par Benveniste —, une chronologie, une préface de Julia Kristeva, une introduction de J.‑Cl. Coquet et I. Fenoglio, des extraits d’une bio-bibliographie d’Émile Benveniste écrite par Georges Redard, un rapport d’Émilie Brunet sur les « papiers d’Émile Benveniste », et une postface de Tzvetan Todorov. Il s’agit d’un volume complexe, révélateur d’un projet complexe.

7Au‑delà de l’édition des leçons qui se trouve au centre du livre (p. 58‑146), J.‑Cl. Coquet et I. Fenoglio ont, semble‑t‑il, eu le projet de faire connaître au plus grand public Émile Benveniste, en donnant notamment une place très importante au trajet de vie du linguiste. C’est d’ailleurs cet élément qui aura retenu la presse, le parcours d’un intellectuel juif au xxe siècle, « le linguiste dont la vie fut un roman » (Roger Pol-Droit dans les cahiers « Livres » du Monde du 30.04.2012), « Benveniste, fascinant et multiple » (Jean-Claude Chevalier dans la Quinzaine Littéraire 16-30.04.2012). La part biographique, omniprésente dans le volume, dans la chronologie, dans les textes de J. Kristeva, G. Redard et Tzv. Todorov, intervient encore dans le travail scientifique des éditeurs : ainsi parlant de l’établissement du texte :

L’attaque qu’il subit en décembre 1969 ne lui laissera la possibilité de prononcer qu’une seule leçon — il l’intitule lui‑même « 1ère leçon » —, le 1er décembre 1969, et ce sera la dernière. / C’est avec beaucoup d’émotion que nous sommes attachés à l’établir. En effet, ce cours a eu lieu le 1er décembre 1969 ; or, cinq jours plus tard, le 6 décembre 1969, Émile Benveniste subissait une attaque cérébrale en sortant d’un restaurant, attaque qui le paralysait et le rendait aphasique. Il dut renoncer à ses cours. (p. 54)

8J. Kristeva et Tzv. Todorov interviennent dans le livre non seulement en tant qu’intellectuels et notoriétés, mais comme témoins, et sans doute également dans la construction d’un rapport nostalgique pour les années 1960‑1970. Françoise Bader avait déjà publié quelques éléments biographiques concernant Benveniste, éléments que l’on retrouve en partie dans la préface de J. Kristeva4. Le texte inachevé de G. Redard (qui lui, est largement réutilisé par Tzv. Todorov), écrit peu après le décès de Benveniste à la demande de Michel Lejeune, et resté dès lors à l’état d’épreuves corrigées, se retrouve dans le volume des Dernières leçons dans une version coupée (ce qui est annoncé par les éditeurs) ne conservant que la part biographique, alors que le projet de G. Redard était un important travail de synthèse de l’œuvre de Benveniste, de repérage de tous ses travaux et d’intégration de la matière et des avancées qu’il y faisait. Ce texte « spécialisé » reste à publier dans son entier, travail « spécialisé » d’un iranisant sur l’œuvre non moins spécialisée d’un linguiste.

9Ce goût pour le biographique peut paraître contradictoire par rapport à ce qu’on sait le mieux à propos de l’intimité de Benveniste : sa discrétion. On peut ici en lisant ce volume se trouver parfois même un peu mal à l’aise devant des détails répétés de la vie d’un homme qui n’est pas notre intime, même si ces détails peuvent documenter le lecteur d’un point de vue qui dépasse l’intime, car étant sans doute présentés comme pouvant relever d’une dimension sociologique, culturelle, ou psychanalytique. Cette insistance sur le biographique, qui aboutit à faire de la vie de Benveniste « un roman » (tel que le suggère en effet le titre de l’article de Roger Pol-Droit, dans les cahiers « Livres » du Monde), mêle des faits troublants (l’absence de la mère, la déportation du frère, la fuite en Suisse, son accident cérébral, son aphasie, les conditions sordides de ses hospitalisations … en même temps que la chevauchée en Afghanistan, les enquêtes de terrain en Amérique du Nord…), on a le sentiment d’un récit qui échappe à son acteur. On peut se souvenir de telle phrase de Benveniste dans son article sur la découverte freudienne :

c’est que les événements empiriques n’ont de réalité pour l’analyste que dans et par le « discours » qui lui confère l’authenticité de l’expérience, sans égard à leur réalité historique. (p. 76‑77).

10Ici, chacun se projette dans un récit qui n’est pas celui de Benveniste, qui surabonde en émotion, aboutit à une mythification de l’homme, et surtout tourne le dos au travail scientifique, pour lequel cette fois-ci il peut être notre intime.

Les Dernières leçons

11Dans l’Annuaire du Collège de France 1968-1969, Benveniste rédige un résumé de l’enseignement qu’il a dispensé au cours de l’année. Ce document n’apparaît pas dans le volume des Dernières leçons, mais il peut paraître important de le citer ici car il donne un aperçu de l’articulation de l’ensemble des leçons, et une vue rétrospective qui est déjà dans l’après-coup, et éventuellement dans la formulation de résultats de l’enseignement :

Poursuivant, dans les leçons du lundi matin consacrées à la linguistique générale, nos recherches sur la théorie des signes, nous avons rencontré le grand problème posé par Ferdinand de Saussure, celui de la sémiologie, science des signes, science générale dont la linguistique ne serait qu’une partie. « La tâche du linguiste, dit Saussure, est de définir ce qui fait de la langue un système spécial dans l’ensemble des faits sémiologiques ». Ce problème est si complexe que l’examen de ses principaux aspects a occupé le cours entier.

Saussure s’est employé à caractériser le signe linguistique, mais il a renvoyé à la science de l’avenir le soin de chercher « en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent ». Peirce a de son côté consacré à la sémiotique sa vie entière, mais il a abouti à une organisation si compliquée qu’elle est restée inutilisable ; en tout cas, la langue comme telle n’y trouve aucune position spécifique.

Nous tenons à construire la théorie qui manque encore et dont nous ressentons profondément la nécessité. Il ne s’agit de rien moins, en effet, que de reconnaître et de caractériser les différents systèmes de signes, de déterminer leurs rapports et de voir enfin comment se définit la sémiologie de la langue

Notre analyse a pris d’abord pour objet les systèmes non linguistiques, les uns entièrement conventionnels, comme les systèmes de signaux, les autres plus complexes et organisés selon leur ordre propre, comme les systèmes musicaux. Pour les situer et les hiérarchiser par rapport à la langue, nous avons introduit la relation sémiologique d’ « interprétance », en posant la langue comme l’interprétant d’autres ensembles qui deviennent ses interprétés.

La langue apparaît donc comme un système distinct. Cette situation particulière est due au fait que la langue — et la langue seule — signifie de deux manières différentes : sémiotique en tant que formée de signes distinctifs, sémantique en tant que capable d’énoncer des messages. Cette propriété explique à son tour le pouvoir métalinguistique que la langue est seule à posséder.

Enfin, nous avons examiné les rapports entre la langue et le système sémiotique constitué par l’écriture. Au terme d’un examen détaillé qui nous a fait parcourir les différents modèles d’écriture attestés dans l’histoire, il nous est apparu que, contrairement à l’idée admise partout, l’écriture ne constitue pas un système distinct. C’est le prolongement ou la projection de la langue même, et donc la même situation à l’égard des systèmes extra-linguistiques. Nous voyons dans l’écriture l’instrument et la manifestation du procès d’auto-sémiotisation de la langue.

Un aperçu des résultats esquissés ici sera prochainement publié dans la nouvelle revue Semiotica.

12Quelque chose qui n’est pas évident dans ce que donne à comprendre l’édition des Dernières leçons c’est la non‑séparation de deux problèmes, celui de la sémiologie de la langue, et celui de l’écriture : l’écriture est appréhendée comme un problème du point de vue d’une sémiologie de la langue. L’édition des Dernières leçons, sans doute pour mettre en valeur la thématique de l’écriture, qui est considérée comme « inédite », a séparé la leçon en deux parties :

Chapitre 1 : de la leçon 1 à la leçon 7. Nous l’avons intitulé « Sémiologie » car il s’agit du thème dominant indiqué par Benveniste lui-même. […] Chapitre 2 : de la leçon 8 à 16. Benveniste lui‑même intitule cette suite de cours « La langue et l’écriture ». Le contenu de ce chapitre ne se retrouve dans aucun article publié de Benveniste ; il est entièrement inédit. Chapitre 3 : […] les toutes dernières notes établies par Benveniste pour le cours qu’il devait professer durant l’année 1969‑1970. (p. 354)

13Or, la question que pose Benveniste des leçons 8 à 16 [CL : en réalité il n’y en a que 15] c’est celle de la relation de la langue à l’écriture, problème sémiologique qui aboutit à cette perspective :

on n’aurait pas pu réfléchir sur l’analyse du langage parlé si l’on n’avait pas disposé de ce « langage visible » qu’est l’écriture. Seule cette réalisation d’une forme secondaire du discours a permis de prendre conscience du discours dans ses éléments formels et d’en analyser tous les aspects. (p. 132)

14Ce qui signifie que l’écriture est l’instrument d’une analyse et d’une interprétation formelle de la langue, elle en permet la sémiotisation : « la langue est soudain convertie en une image de la langue » (p. 93).

L’écriture

15La nouveauté qu’apportent ces Dernières leçons, ce sont donc de la fin de la « leçon 7 » à la « leçon 15 », les réflexions de Benveniste sur l’écriture. La question de l’écriture intervient dans le cours de 1968‑1969 en tant que problème posé à une « sémiologie de la langue » : il s’agit pour lui d’interroger la situation de l’écriture par rapport à la langue, ayant auparavant posé que la langue est l’interprétant de toute réalité humaine : « c’est la langue comme système d’expression qui est l’interprétant de toutes les institutions et de toute la culture » (p. 83). Cette recherche sur l’écriture était déjà annoncée dans son article « Sémiologie de la langue » (publié en 1969), qui sert de point de départ et de base à son enseignement : « De l’écriture nous ne dirons rien ici, réservant pour un examen particulier ce problème difficile5 ». Plus loin, il parle de la relation de dérivation entre l’écriture hiéroglyphique et l’écriture démotique, pour ne pas la confondre avec une relation d’engendrement6.

16L’année 1968‑1969 Benveniste enseigne les découvertes très récentes qu’il vient de faire à travers l’écriture de cet article. Si dès 1966, tel qu’on peut le voir en lisant l’article « La forme et le sens dans le langage7 », il pose l’opposition entre les domaines du sémiotique (du signe) et du sémantique (de la phrase), l’apport majeur de « Sémiologie de la langue » est celui du concept d’interprétance, que Benveniste appelle également dans ses leçons « sémiotisation », ou « auto-sémiotisation » (p. 113) lorsqu’il s’agit de la capacité d’interprétance de la langue par elle‑même. Dans un manuscrit reproduit dans les Dernières leçons, mais non retranscrit dans le texte, on peut lire cette note importante : « Notre classement des systèmes sémiologiques est lui-même sémiologique » (PAP. OR. Boîte 40, enveloppe 80, f° 58 ; manuscrit reproduit p. 88), c’est‑à‑dire que la manière d’analyser les choses est elle‑même analysable, que les catégories qu’un discours pose peuvent être appréhendées du point de vue d’une « culturologie », en tant qu’institutions d’un vivre. Ainsi, à propos de l’écriture, Benveniste propose de penser que « la langue se sémiotise elle‑même » (p. 115), c’est‑à‑dire qu’elle devient l’objet d’une analyse sémiologique. Les formulations abondent dans ce sens : « le parlant s’arrête sur la langue au lieu de s’arrêter sur les choses énoncées » (p. 113) — ce qui sera le cas dans les écritures imagées comme celle des Esquimaux qui est présentée p. 99, ou encore « mais pour que la langue se sémiotise, elle doit procéder à une objectivation de sa propre substance. L’écriture devient progressivement l’instrument de cette objectivation formelle » (p. 113).

17Si la réflexion de Benveniste sur l’écriture dans le cadre d’une sémiologie de la langue est inédite, le travail sur l’histoire de l’écriture, sur les écritures, n’est pas inédit du tout. Benveniste est indo-européaniste avant tout, une part de la matière sur laquelle il travaille implique le déchiffrement, la relation a des écritures de types différents. C’est cette connaissance fine qui apparaît dans l’examen qu’il fait dans les leçons des solutions diverses au problème de l’écriture telles qu’elles se font jour en Chine, en Mésopotamie, en Égypte. Il n’est pas exact comme proposent de le penser J.‑Cl. Coquet et I. Fenoglio que « nous voyons se développer devant nous toute une histoire et une réflexion sur l’écriture que nous ne pouvons lire dans aucune des publications du linguiste, alors même qu’il exprime de manière répétée, son intérêt pour ce sujet » (p. 43). Une note de bas de page renvoie à la fin de l’article « Sémiologie de la langue8 », où il est question non pas de l’écriture mais des « œuvres », des « textes », ce qui est un autre problème ; cette note renvoie également à « L’appareil formel de l’énonciation »: « l’écrivain s’énonce en écrivant et, à l’intérieur de son écriture, il fait des individus s’énoncer9 » : encore une fois s’agit-il du problème dont Benveniste parle dans ses leçons, qui est davantage un problème concret posé par la diversité des écritures à une sémiologie de la langue ? À partir de la comparaison des différents types d’écritures, arrive l’idée que l’analyse de la langue n’y est pas toujours la même, que l’écriture révèle et réalise une certaine conception de la langue :

Notre analyse nous amène à reconnaître la liaison étroite qui existe entre le type d’écriture et le type de langue, entre la manière de dissocier les éléments de la parole et la manière d’écrire ces éléments. (p. 117)

18Et c’est suivant ce point de vue encore une fois « culturologique » que Benveniste va relever dans le Philèbe de Platon, les concepts qui opèrent dans la manière d’analyser la langue qui se fait jour dans l’écriture alphabétique grecque (cf. p. 117‑120).

19Benveniste a participé tout au long de sa carrière, en linguiste, à l’actualité de découvertes et de déchiffrements d’inscriptions. Sa grande connaissance sur le sujet apparaît par exemple dans un compte-rendu qu’il écrit en 1949 dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris à propos de l’ouvrage de son collègue de l’EPHE, James Février, Histoire de l’écriture (Payot, Paris, 1948). Après une page qui décrit brièvement cet ouvrage, Benveniste annonce, avec un œil critique qui est la marque de son sérieux et de sa fidélité à la science, qu’« un ouvrage comme celui-ci risque d’être déjà dépassé quand il paraît, si vite se succèdent les découvertes ». C’est dire la précision de sa connaissance, et ainsi poursuit-il :

Il faut déjà le modifier au moins en trois chapitres : pour le hittite-hiéroglyphique, à cause des bilingues de Kara-Tepe ; pour le phénicien, depuis les textes de Byblos ; et pour l’hébreu, depuis la publication des manuscrits trouvés dans le désert de Judée. Et déjà court le bruit d’une nouvelle découverte, celle de textes en écriture « xuārizmienne » exhumés en Asie Centrale. Au moins souhaiterait‑on que l’ouvrage fût à jour jusqu’à la date de sa publication. Ce n’est malheureusement pas le cas. On a l’impression que la documentation de l’auteur s’arrête autour de 1939, et même que, pour un certain nombre d’écritures, elle date de plus haut encore. En voici quelques exemples […]10.

20Suit plus d’une page où il énonce, à titre d’exemples, quelques lacunes de l’ouvrage.

21On doit ajouter encore un certain nombre de textes qui montrent non seulement l’intérêt, la connaissance précise, mais l’activité de Benveniste dans ce domaine de l’écriture. Et la réflexion que nous voyons apparaître dans les leçons au Collège de France de 1968‑1969 est issue de ce travail concret : la théorisation encore une fois naît du particulier, du cas précis, historique, elle ne sort pas de rien. Voici les textes qu’on peut relever sur cette matière : en 1932, l’article « Une nouvelle inscription de Xerxès. Étude des particularités — et des fautes — d’une nouvelle inscription perse de Xerxès11 ». Il écrit la même année un examen critique de divers ouvrages portant sur les « Écritures méditerranéennes12 ». En 1933, il publie un article « Encore une nouvelle inscription perse de Xerxès13 », et dans un texte de « Notes étrusques » il travaille à la lecture de « La tablette d’ivoire de Carthage14 ». En 1948, il révise un texte de 1927 d’Antoine Meillet « Écritures Pehlevie et avestique15 ». En 1958 il écrit des « Notes sur les tablettes élamites de Persépolis16 ». En 1961, il publie « Inscriptions de Bactriane17 ». En 1966, « Les inscriptions indo-européennes d’Asoka provenant de Kandahar »18. Cette liste n’est pas complète, et ne peut pas l’être tant la question de l’écriture est nécessairement présente dans le travail de Benveniste de par l’objet de ses études : les langues indo‑européennes.

22Un reproche qu’on peut faire à l’édition des Dernières Leçons, c’est l’absence d’une réelle introduction scientifique qui permettrait une entrée dans le texte. Il semble qu’il faille au lecteur trouver l’interprétation de ces notes difficiles, et même trouver les références. Un appareil critique aurait réellement été nécessaire.

23Peut‑être par exemple aurait‑il été bien d’expliquer au lecteur, sans qu’il ait à aller lui‑même chercher quelques indices, la manière dont Ferdinand de Saussure envisage l’écriture dans le Cours de linguistique générale, qui est la position par rapport à laquelle Benveniste engage sa réflexion à propos de l’écriture.

24Des notes de bas de page auraient pu aider le lecteur devant des références comme « le message des Scythes à Hérodote [IV, 131, message sous forme de rébus : les Scythes ont envoyé un rat, une grenouille, un oiseau, cinq flèches] » (p. 114), en lui permettant d’aller plus loin que la référence un peu mystérieuse. De même par exemple pour le « phénomène du sandhi qui affecte l’initiale ou la finale de certains mots » (p. 110).

25À propos de l’écriture, les informations que donne Benveniste ne sont pas de première main, il aurait peut-être fallu ajouter une bibliographie, qui est le laboratoire du chercheur, indiquer les références avec lesquelles il travaille. Par exemple à propos de l’écriture des Esquimaux (p. 99), l’écriture imagée de « et alors Joseph et Marie allèrent à Jérusalem », se retrouve dans le livre de J. Février (que Benveniste recense en 1949), mais surtout il est le premier exemple de ce type d’écriture (il s’agit d’une traduction de Luc 2, 22), dans le livre d’Albert Schmitt (qui est le spécialiste de l’histoire des écritures esquimaux, dont l’exemple donné par Benveniste n’est qu’une étape dans une évolution rapide qui a lieu au xxe siècle), Untersuchungen zur Geschichte der Schrift. Eine Schriftentwicklung um 1900 in Alaska, Leipzig, Harrassowitz, 1940. De même, la glose qui suit (toujours p. 99) sur « agaiyun », le « masque », provient de cet ouvrage.

26Peut-être on aurait souhaité que de telles indications accompagnent la lecture, pour le domaine chinois, sumérien, égyptien… De même, les reproductions de manuscrits ou de notes d’auditeurs donnant à voir des écritures, sont parfois imprécises et auraient peut-être impliqué un travail documentaire. Par exemple p. 103 « pictogrammes de l’ancienne langue chinoise », l’expression en soi n’a aucun sens, du moins par rapport à la précision des connaissances de Benveniste : qu’est‑ce que « l’ancienne langue chinoise » ? On est là devant une image de l’érudition qui n’est pas l’érudition.

« Faire entendre Benveniste » : Quel statut pour le texte des Dernières leçons ?

27L’édition des Dernières Leçons pose un certain nombre de problèmes, qui sont liés au choix d’une publication « grand public ». Dès la première phrase des Dernières leçons, on se trouve mal à l’aise parce qu’on doit s’interroger sur la nature de ce qu’on est en train de lire, n’ayant aucune note à disposition pour expliquer le travail d’établissement du texte. Ainsi le texte du premier cours débute : « Nous allons donc continuer à parler des problèmes de “linguistique générale” » (p. 60), or, à la page précédente on trouve la reproduction d’un manuscrit où on peut lire « Nous allons donc commencer à parler de linguistique générale, de problèmes de linguistique générale » (Ms. PAP. OR. Boîte 40, enveloppe 80, f° 4). Le texte qui suit est bien le même. On est donc devant un problème d’opacité ; s’agit‑il du même manuscrit ? d’une erreur de transcription ? ou d’une décision des éditeurs de faire « plus court », « plus simple » ? Le problème c’est que le détail ici est important : Benveniste explique que la linguistique générale, pour lui, se conçoit en tant que « problèmes de linguistique générale », en tant qu’un questionnement infiniment en cours et non comme un savoir acquis, comme une objectivation. Penser des « problèmes de linguistique générale », c’est déjà une théorie du langage.

28À l’instar de la très discutée édition des Écrits de linguistique générale de Ferdinand de Saussure par Simon Bouquet en 2002, on ne trouve dans l’édition des Dernières leçons aucune indication qui permettrait de savoir comment le texte a été établi : quels manuscrits ont été utilisés ? comment ? ont-ils été coupés ? modifiés ? réécrits ?, de même pour les cahiers d’auditeurs, etc. Rien n’est dit, et pourtant les éditeurs donnent à lire un texte fluide qui ne correspond pas à l’archive : ils ont fait des choix, et ont opéré un remontage, mais qui est opaque. Cette édition grand public ne livre pas de manière brute l’intégralité des matériaux disponibles avec sa complexité de notations (biffures, ajouts…), sa rapidité (des notes jetées rapidement souvent, elliptiques), ses silences — ce que seule une édition scientifique pourrait proposer. Le problème qui se pose est celui du statut de cette édition.

29Voici ce que J.‑Cl. Coquet et I. Fenoglio expliquent à propos de l’établissement du texte des Dernières leçons :

à partir de l’ordre d’archivage des papiers de Benveniste, nous avons dû procéder à des recompositions. Les notes des cours prises par les auditeurs permettent de rétablir l’ordre de lecture par Benveniste et d’énonciation, puisqu’elles suivent ce qui a été effectivement prononcé. Certains folios n’ont pas été utilisés pour l’énonciation des cours, ils ont pu être empruntés à un autre dossier, en particulier celui de l’article « Sémiologie de la langue » [….]. L’intérêt est d’entendre Benveniste au‑delà de ses propres notes préparatoires, et pour ce qui est de cette dernière leçon, avancer vers les cours suivants qui n’ont jamais eu lieu, grâce aux notes présentes dans les archives mais non prononcées, grâce au suspens de la présence et de la voix. (p. 55)

30On peut admettre que pour restituer l’impression fluide d’un cours, pour « faire entendre Benveniste », les éditeurs ne pouvaient pas faire autrement que la recomposition qu’ils proposent, et qu’ils ont réalisée avec qualité, mais néanmoins, d’un point de vue scientifique, ce choix est nécessairement critiquable. Et certainement ils n’avaient pas au départ le projet d’une telle édition, ils ont certainement dû faire des concessions pour que le livre puisse paraître dans cette collection à visée grand public. Un autre type d’édition, l’édition scientifique, aurait pu être choisie, mais le livre n’aurait pas eu la réception qu’il a obtenue. Livrer les transcriptions brutes des manuscrits de Benveniste ainsi que celles des auditeurs en les accompagnant d’un appareil critique et de pages d’analyse, aurait été un tout autre projet.

31Néanmoins au milieu de ces contradictions, on peut se poser d’autres questions : est‑ce qu’en simplifiant les données en présence (les manuscrits, les notes d’auditeurs), on ne sacrifie pas quelque chose ? Et est‑ce qu’à viser le grand public, on réussit à avoir une « réception » de qualité ? Est‑ce que ce volume qui met l’accent sur la vie de Benveniste n’en arrive pas simplement à un centrage sur l’homme au détriment du texte édité : les leçons, qui sont un matériau difficile, même pour les connaisseurs de Benveniste. Est‑ce que ce texte des leçons ainsi édité est fait pour être lu ?

Un exemple : l’édition de la première et dernière leçon de 1969‑1970

32Pour nous limiter à la transcription des manuscrits (Ms PAP. OR. boîte 58, enveloppe 249, f° 19) de la première et dernière leçon de 1969‑1970 on peut faire toute une série de remarques plus précises sur l’édition du texte qui a été opérée.

33D’abord, on s’aperçoit d’un remontage un peu compliqué :

34Ainsi, au f°1, nous lisons :

Nous continuons cette année l’étude commencée l’an dernier sur <les problèmes> du sens dans la langue. Il devient d’autant plus nécessaire de poursuivre cette étude que 1°) elle se place aujourd’hui dans des circonstances objectives plus favorables que par le passé.

On sait que longtemps certaines écoles linguistiques ont refusé toute validité ou même tout intérêt aux problèmes du sens19.

35Dans l’édition des Dernières leçons nous lisons, p. 139 : 

Nous continuons cette année l’étude commencée l’an dernier sur les problèmes du sens dans la langue, et, en particulier, parmi les systèmes sémiologiques, l’étude du système de l’écriture, qui nous a retenus longtemps.

36Ceci correspond à un montage entre un morceau du f°1 et un autre morceau du f°3 :

Je continue étude commencée l’année dernière. Le sens dans la langue ou notions qui n’ont même pas encore de dénomination fixe : sémantique, sémiotique, sens, meaning. Quel est ce pouvoir mystérieux ? Ce que j’ai fait l’année dernière : les systèmes sémiologiques. En particulier le système de l’écriture qui nous a retenus longtemps20.

37Poursuivant p. 139, nous lisons :

Il devient d’autant plus nécessaire de poursuivre cette étude du sens qu’elle se place aujourd’hui dans des circonstances objectives plus favorables que par le passé.

38où l’on reconnaît de nouveau le f° 1.

39De même si nous lisons le f° 2 :

Comment le saisir et où l’étudier ? La signification faisant partie intégrante de la langue se distribue sur chacune des unités de la langue et s’incorpore à chacune d’elles de sorte qu’elles deviennent des unités signifiantes, des signes. Voilà une première constatation.

En second lieu ces signes sont coordonnés les uns aux autres, formant des systèmes.  

La langue est donc un système de signes. C’est la conception saussurienne.

Saussure a vu encore ceci, que la langue devient de ce fait un des systèmes de signes, qu’il y a donc plusieurs systèmes de signes et qu’il faut en confier l’étude à une science nouvelle, la sémiologie (lire dans le Lexique d’Engler les articles sémiologie et signe).

40p. 141 nous lisons :

Comment saisir et où étudier la signification ? Faisant partie intégrante de la langue, elle se distribue sur chacune des unités de la langue et s’incorpore à chacune d’elles de sorte qu’elles deviennent des unités signifiantes, des signes. Voilà une première constatation.

Une autre raison de poursuivre cette étude sur le sens est qu’elle nous a conduit à formuler au moins de nouveau problèmes.

41Ce dernier paragraphe appartient au f° 9, et la fin du f° 2 se retrouve à la p. 142. D’autre part on peut noter le choix de transformer « le sens » (« comment le saisir », qui renvoie au « sens au f° 1) par « la signification », ce qui pour un linguiste comme Benveniste n’a peut‑être pas la même valeur. Le passage de Benveniste contenait deux concepts, l’édition fait le choix de simplifier en un terme, pour un souci de lisibilité.

42Ce problème de remontage qui s’étend sur toute la leçon donne à penser qu’une phrase est déplaçable, qu’elle ne prend pas sens dans son contexte. Cette pratique est étrange appliquée aux manuscrits de Benveniste pour qui la notion de valeur avait tellement d’importance.

43En consultant les manuscrits on peut aussi voir des erreurs de transcription : par exemple : le f° 1 donne « Nous aurons à nous référer à plusieurs études récentes », l’édition p. 140, §3, donne « à des » (p. 140, §3). Plus notable, p. 141, nous lisons : « Nous sommes partis de cette constatation que la langue entière est informée et articulée par la signification. Elle ne pourrait fonctionner autrement et c’est d’ailleurs sa raison d’être ; sans quoi il n’y aurait, à un bout, pas de pensée, à l’autre bout, pas de société, donc pas d’être, et personne pour le constater » ; dans le f° 9 (qui correspond à ce passage) l’accentuation de la question de l’être n’y est pas, « donc pas d’être » n’est pas souligné. Cet indice est important, car souligner c’est mettre en avant cet « être », et l’interprétation phénoménologique de Benveniste qui est celle des éditeurs, alors qu’il s’agit ici seulement d’une suite logique. Un peu plus loin « une humanité qui ignorerait le langage et qui, néanmoins, serait posée dans l’existence », les virgules ont été rajoutées, tout comme plus haut « une autre raison de poursuivre cette étude sur le sens », « sur le sens » ne se trouve pas dans le manuscrit. À la p. 144, « À ce système s’oppose dans la langue un autre système » ; dans le manuscrit, f° 10  « dans la langue » est souligné (ce qui souligne la spécificité de la langue), et juste ensuite, système  « qui est lié à la production et à l’énonciation des phrases, le sémantique », « le sémantique » a été ajouté.

44On peut se demander également pourquoi telle note de Benveniste n’est pas utilisée dans l’édition. Ainsi deux feuillets sont mis à l’écart :

f° 14

Début du cours

Quand on lit des ouvrages de linguistes, description ou comparatistes, on voit que les langues ont des structures fixes, qu’une langue se compose d’un certain nombre de classes de formes et que l’ensemble de ces classes forme une organisation stable et cohérente.

En réalité la langue m’apparaît comme un paysage mouvant. Elle est le lieu de transformations. Celles-ci sont d’un type particulier : elles consistent en ce que certaines classes de formes en produisent d’autres qui sont ainsi intermédiaires.

f° 15

Dans les langues dites « primitives » de morphologie complexe, la « racine » est souvent réduite à un corps très petit, beaucoup moins consistant que les morphèmes qui l’entourent dans une unité syntaxique parfois très volumineuse.

 Dans les langues à morphologie analytique, au contraire, le sémantème tend à s’identifier à une forme libre et toujours repérable.

45Ces deux notes ont été abandonnées : pourquoi ? Est‑ce parce que ces notes ont été considérées comme appartenant à un autre ensemble, se retrouvant donc là par un fait de désordre ? N’y a‑t‑il pas là l’abandon d’un niveau de complexité où se situe une avancée dans la réflexion de Benveniste ? Dans le cours nous lisons ainsi :

La doctrine saussurienne ne couvre, sous les espèces de la langue, que la partie sémiotisable de la langue, son inventaire matériel. Elle ne s’applique pas à la langue comme production.

Mais alors que faire des catégories formelles qui sont des nécessités de l’expression, qui sont les truchements ou instruments nécessaires de la langue comme énonciation et production ? Que faire des cas ? des temps ? des modes ? Ce sont bien des catégories distinctives et oppositives, et cependant la langue se moule nécessairement dans ces distinctions pour réaliser ses énonciations. (p. 144)

46Est-ce que la question « que faire des cas ? des temps ? des modes ? » qui cherche à dépasser la binarité du lexical et du grammatical, de la matière et de la forme, par le problème de la signifiance dans « la langue comme production », n’a pas un lien avec l’idée de la langue comme « paysage mouvant » (f° 14) n’ayant pas de « structure fixe », ou, au folio suivant, avec la remarque concernant les « langues primitives » qui mettent en avant les « morphèmes » plutôt qu’un « sémantème » comme dans les langues analytiques ? On voit bien que dans ces trois feuillets ce sont les idées admises sur le sens dans la langue qui sont remises en question : notamment l’opposition culturellement située de la matière et de la forme, et l’idée de la langue comme « structure », c’est‑à‑dire sans sujet.