Figures du devenir masculin : de Jean le Sot aux machous de Pézenas
1Le livre de Virginie Chardenet, Destins de garçons en marge du symbolique : Jean le Sot et ses avatars, aborde un domaine richement symbolique, celui de l’imaginaire populaire tel qu’il est représenté dans les contes traditionnels. L’auteur concentre son attention sur la représentation du cheminement problématique du devenir masculin de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, à travers un nombre de contes facétieux ou merveilleux circulant dans l’espace culturel européen. Puisant aux plus profondes sources du psychique humain, ces contes présentent en opposition deux destinées différentes d’un même nourrisson mâle que seule l’émancipation symbolique du sein de sa mère peut muer en un homme intégral. Préoccupée surtout par la question des ratés de ce processus initiatique, l’auteur caractérise amplement le personnage prototypique du niais, dressant une liste pertinente d’attributs communs à Jean le Sot, Gargantua, Jean de l’Ours et Jean le Fort. Elle les rapporte ensuite à ceux qui définissent une pléiade de héros fameux comme Héraclès, Gilgamesh, Samson, Yvain, dans le but de dévoiler leurs affinités secrètes. Le mérite de ce livre est de ne pas se borner à la seule analyse du corpus littéraire : dans sa dernière partie, une transposition rituelle du niais et de ses actions est suivie, jusque dans ses derniers détails, dans le déroulement du carnaval de Pézenas‑Val d’Hérault, près des plages de la Méditerranée.
2L’étude amplifie progressivement le thème proposé : la première partie comprend une analyse minutieuse du prototype incarné par Jean le Sot, la deuxième cherche les attributs fondamentaux de ce niais magistral dans les représentations les plus populaires des figures monstrueuses et héroïques, tandis que la troisième partie réalise un saut dans le monde réel du village de Pézenas et de son carnaval inédit. La grille générale de lecture proposée par Virginie Chardenet est psychanalytique, et a pour but d’identifier les représentations dans l’imaginaire populaire de la menace identitaire constituée par l’attachement régressif du garçon à la figure maternelle. Le livre contient un grand nombre de fragments ou de textes intégraux de contes dont la présence est nécessaire à la démonstration. La structuration rigoureuse, les préambules et les conclusions partielles caractérisant chaque chapitre ou partie, les rappels nombreux, les répertoires d’invariants, ainsi que l’analyse des variantes thématiques en font un ouvrage de niveau académique, aboutissement éditorial d’une thèse doctorale qu’on suppose longuement mûrie. Parfois, une certaine lourdeur, à la fois revers de ce besoin constant d’exemplification et conséquence d’une réitération trop insistante de certaines idées soutenues, entrave le cheminement argumentatif et obscurcit sa cohérence d’ensemble. Néanmoins, cela ne saurait diminuer la contribution importante que l’auteur apporte aux recherches en psychanalyse du conte et des genres. Outre les références psychanalytiques, anthropologiques et sociologiques qu’elle mentionne, la bibliographie finale dresse l’inventaire des textes du corpus ayant le mérite de couvrir une aire géographique et chronologique large, attestant ainsi à la fois la pérennité et l’ample circulation des archétypes analysés.
Mésaventures d’un sot
3Au cours de la première partie, intitulée « Jean le Sot ou le tragique destin d’un drôle », l’auteur divise sa matière en trois volets correspondant à trois caractéristiques majeures de la personnalité du niais : son manque d’humanité, ses propensions criminelles et son identification obsessive aux attributs de la mère. Dans le premier chapitre, le personnage nous est montré dans son incapacité à adopter des comportements mûrs dans des situations définitoires de l’identité humaine. Ainsi, sa faim constante le rend violent et asocial (les exemples sont nombreux : il se rue sur les plats avant qu’ils ne soient prêts, il jette dans la marmite la volaille sans la plumer, etc.), l’ignorance de sa propre image corporelle le fait couramment déambuler nu ou en haillons. L’auteur met au premier plan les failles du rapport de Jean à son propre corps, ainsi qu’au corps des autres, marques évidentes de son inertie psychique. Sa maladresse, son incapacité à prendre des décisions (il s’en remet chaque fois à sa mère), ses troubles langagiers, ses pertes de mémoire, son incompréhension du jeu symbolique de l’échange marchand1 sont autant de symptômes de sa dépendance prolongée à la mère, le figeant dans la matérialité fruste d’un moi archaïque, étranger à toute forme de civilisation. Aussi son corps robuste, bien nourri, est‑il en proie à des morcellements ou des intrusions fantasques (il est souvent mordu par des animaux, il avale des objets, etc.), signalant d’une manière symbolique l’inachèvement du processus d’individuation2. Quant à sa vie sexuelle, Jean n’a pas plus de succès : l’ignorance de son corps entraîne celle de sa sexualité et de la différence des genres. Pour lui, les femmes ne sont qu’une autre manière de satisfaire sa pulsion obsessionnelle de réintégration du corps maternel. C’est pourquoi il n’arrivera jamais à connaître leur humanité, donc à assumer sa virilité. La thèse de la ressemblance latente du personnage avec les animaux dont il s’entoure (âne, cochon, volailles) établit une transition thématique vers le chapitre suivant présentant une nouvelle facette de son caractère, sa criminalité. En effet, une ambivalence fondamentale régit la personnalité du sot : son innocence s’allie sournoisement à une animalité féroce, les deux fondées dans l’échec de la prise de conscience de sa propre humanité.
4Ce deuxième chapitre présente le même corpus de contes cette fois‑ci sous l’angle funeste des méfaits du protagoniste. Au‑delà du caractère facétieux de la trame narrative, le profil sombre de ses actes violents, de ses catastrophes et de ses crimes constitue une révélation de son troublant potentiel maléfique. Tant malin que bête, il ignore les conséquences de ses actes comme il ignore le tabou de la préservation de la vie et de l’interdiction de la mise à mort. L’auteur rattache cette conduite au manque du père, garant de la loi morale et de la civilisation, ce qui amène le personnage à se comporter chaque fois en mère phallique, toute‑puissante et cruelle. Sa rancune éternelle sert ainsi d’échappatoire à une envie primaire torturante, celle du sein auquel il est resté puissamment attaché. Le dernier chapitre de cette première partie traite de l’obsession mégalomanique de l’origine de la vie, développée par le sot. Naturellement en manque d’attributs féminins essentiels tant convoités, Jean doit recourir à des gestes fantasques afin d’apaiser ses impulsions infantiles (il couve, il engloutit des objets, etc.). La même ignorance de la fonction paternelle le met dans l’impossibilité de faire le deuil de son identification à la mère. Le spectacle grotesque de son usurpation de la capacité féminine d’enfantement traduit l’échec de sa maturation psychique. Son parcours involutif traduit la puissance de sa pulsion de mort. À travers plusieurs scénarios puisés dans le corpus, l’auteur analyse la matérialisation de cette pulsion mortifère en soulignant la forte occurrence de la mort effective ou symbolique à laquelle le sot est condamné, conséquence de son inadaptation sociale.
Parents du sot : le monstre et le héros
5La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « En marge du niais », prolonge l’étude de l’inachèvement psychique du nourrisson masculin non sevré par une incursion dans la galerie des personnages monstrueux peuplant les contes traditionnels. Ceux que V. Chardenet appelle significativement les « avatars diabolisés du niais » (p. 114) sont aussi asociaux, envieux et affamés que Jean, s’adonnant à des sacrilèges incompatibles avec les règles de la vie sociale (parmi les exemples analysés, on trouve des actes cannibaliques envers les enfants ou les proches). Un même manque paternel les fige dans une animalité originelle, conséquence de la permanence de leur liaison fusionnelle à la mère. L’auteur fait une interprétation minutieuse des éléments symboliques constituant l’apparence stéréotypée de tous ces personnages : la rougeur du visage ou des yeux (renvoyant au sang placentaire), la difformité (symbole de leur statut psychique inachevé), les attributs vestimentaires phalliques (comme, par exemple le manteau à capuchon, symbole de la puissance de leur moi archaïque). Leur appétence insatiable pour les produits laitiers fait écho à leurs passions sanguinaires, dévoilant une alliance dangereuse de substances pleinement frappées de tabous ancestraux et universels : le lait et le sang. Le leitmotiv des souffrances digestives des personnages horrifiques est décrypté par une inappétence à la culturation : un processus caractérisé par un « circuit court du désir »(p. 126) entrave l’ajournement de la satisfaction orale et conséquemment, le développement du langage et de la pensée. Également incapables de parvenir à la maturité psychique sexuelle, ils occupent leur temps à voler des enfants qu’ils enferment dans des matrices symboliques (sac, ventre, etc.) ou à satisfaire leurs pulsions régressives par des gestes asociaux. Frappés par l’impossibilité du devenir, ils sont des « figures emblématiques de la mélancolie »(p. 138) dont la fin funeste est toujours suggestive : ils sont engloutis, ils se noient, ils sont fermés ou coincés pour l’éternité.
6L’auteur se propose par ailleurs de démontrer les affinités particulières reliant le niais, le monstre et le héros. Pour commencer, elle souligne, au‑delà des traits héroïques de Gargantua, sa puissante oralité narcissique, très souvent funeste. Une force colossale, synonyme d’une émancipation psychique échouée, l’amène à provoquer des dégâts courants dans son milieu immédiat. Agissant en petit tyran, capricieux et colérique, il est directement lié à la figure de l’enfant Roi, symbole de la toute‑puissance infantile. Comme les monstres, il a des dérangements gastriques et des fantasmes de grossesse(l’auteur donne l’exemple du port des parents dans les poches, p. 148). Jean le Fort n’est pas moins spectaculaire : restant sous le signe particulier d’une enfance prolongée, c’est un autre mâle surpuissant et non sevré. Une figure paternelle est cependant présente, le patron pour lequel il s’engage de travailler, mais contre lequel il se trouve rapidement en conflit. Soumis à des épreuves dangereuses, il réussira à triompher mais, comme le montre l’auteur, il ne sera pas plus émancipé à cause de son statut phallique trop accentué qui le rend inapte aux liens d’alliance. À son tour, Jean de l’Ours se caractérise par une naissance extraordinaire (il est issu d’un rapport entre sa mère et un ours), ce qui le rend extrêmement puissant et toujours asocial. Figure aussi ambivalente, il oscille entre héroïsme et sauvagerie, tout comme Gargantua et Jean le Fort. Néanmoins, un processus initiatique se met en marche, qui aboutira à une prise de conscience heureuse de son humanité. En faisant l’analyse du schéma narratif type, V. Chardenet montre comment les épreuves endurées dans le puits, symbole d’un retour au monde intra‑utérin, lui apprennent la perte et l’initient à la civilisation (pour remonter à la surface, le héros devra céder un bout de sa chair à l’oiseau transporteur). Une belle conclusion psychanalytique quant à la nature paradoxale du héros a le rôle de relancer le doute sur nos convictions habituelles concernant le Bien et le Mal : l’invincibilité du héros est à la fois donnée par son incapacité à échapper à une animalité infantile et par son ignorance des limites profondément humaines. Échappant à la logique du symbolique, étant incapable de surmonter toute perte, le héros semble partager avec les personnages horrifiques la même démence nostalgique allant de la langueur au suicide.
Rituels traditionnels de la sottise dans le village de Pézenas
7La dernière partie du livre est consacrée à l’analyse de la mise en spectacle par les « machous » de Pézenas, à l’occasion du carnaval du 17 février 1996, de ce cheminement problématique des mâles immatures, dangereusement enlisés dans des relations de consanguinité, vers l’émancipation, l’humanisation et la vie sociale. À travers un examen attentif des différentes étapes du carnaval, l’auteur fait la démonstration d’une accession à la maturité virile des jeunes villageois par le biais de l’identification rituelle aux figures de la marge telles que le sot, le monstre et le héros. Une description rigoureuse des lieux géographiques, des habitants et de leurs coutumes précède l’étude concrète du déroulement du Carnaval. Le premier chapitre traite du « jeu de la régression ». La performance des scènes outrageantes, grotesques, mêlant le plaisir oral, excrémentiel, érotique, exhibitionniste aux fantasmes de grossesse et d’enfantement transforment les actants en de gros enfants, en même temps qu’elle récréée une image du corps archaïque entièrement érotisé. En se rendant maîtres de leur propre conception et de leur mise au monde, ils s’emparent ainsi rituellement d’une énigme fondamentale avant de rejoindre à jamais le groupe d’hommes virils. Outre la dimension visuelle, il existe aussi un important déliement de langues concrétisé dans les « machadas », petites histoires satiriques ou facétieuses ayant souvent pour sujet la vie politique et sociale de la commune. Déformation de mots, emphase de leur matérialité, annulation de la logique, perversion langagière, ironie acide s’ajoutent au grotesque et à la subversion générale du spectacle. La parole est ici envisagée comme la vérité secrète des choses, de sorte que celui qui la détient peut s’ériger en maître du mystère existentiel. Par ailleurs, à travers leurs jugements et critiques, leur colportage des rumeurs courantes au sujet de la vie politique et sexuelle de la communauté, les « machous » rappellent à l’ordre les déviances et les irrégularités du système social. Le dernier chapitre fait une étude détaillée de quelques scènes typiques du Carnaval où sont rituellement interrogés le destin, le temps inexorable, la mort et la division des sexes. La description des masques processionnels, parmi lequel celui très populaire du Poulain, occasionne une pertinente analyse culturelle de la fonctionnalité de ces figures humanisées de l’au‑delà qui, malgré la terreur qu’elles inspirent, doivent être conjurées et récompensées en échange de leur protection. L’acceptation de la loi symbolique fondée sur l’échange équivaut en fin de compte à l’achèvement de la maturation psychique vue comme « pacification des forces surmoïques » (p. 274).
8L’étude de Virginie Chardenet s’achève sur le dilemme de l’adaptation nécessaire des « machades » (dont le nom, d’un point de vue étymologique, peut être rapproché de manière suggestive du mot espagnol macho) des garçons de Pézenas aux demandes égalitaristes de la société actuelle. Ce que l’auteur appelle « la parité carnavalesque » (p. 282) semble en effet un non‑sens, puisque l’essence de la fête consiste précisément à laisser libre cours aux pulsions les plus enfouies en ne tenant pas compte des régularisations sociales. Le problème épineux du rééquilibrage « démocratique » des pratiques carnavalesques de Pézenas se heurte aux racines‑mêmes de la fondation du groupe communautaire dont les lois ont été élaborées, comme partout ailleurs, par les hommes à leur profit. Cela n’empêche pas des aménagements divers qui, néanmoins, restent secondaires3. Car, au moment précis où les femmes, participantes paritaires à côté des hommes, obtiendraient le droit de se manifester rituellement selon leurs propres goûts et entendement, le Carnaval cesserait d’exister en tant que tel. Les formes qu’il prendrait sont pour l’instant inconcevables.