De la parole poétique & de la possibilité d’une anthropologie historique du langage
1L’étude de nouveaux manuscrits de Benveniste, comme avec les inédits saussuriens, a permis de revenir sur la pensée du fondateur de la linguistique de l’énonciation. La journée d’études du 30 mai 2008 organisée par l’IUMF de Basse‑Normandie avec le soutien de l’IMEC a été entreprise dans le but d’attirer l’attention sur un certain nombre de pages consacrées à Baudelaire et à la parole poétique, transcrites et éditées par Chloé Laplantine en 2011 et d’adresser d’emblée la question fondamentale : « Où sont les titres du langage à fonder la subjectivité ? » (PLG I, 2611). L’ouvrage qui en rassemble les contributions ne renouvelle pas seulement l’approche des questions décisives de l’œuvre de Benveniste, mais replace également l’actualité et l’ampleur de la pensée du linguiste d’Alep à l’intérieur de l’espace hétérogène des sciences humaines et sociales, en posant notamment un défi d’ordre épistémologique dont la science du langage ne peut plus faire l’impasse dès lors qu’elle prétend creuser ces questions et élargir des limites imposées par les cloisonnages qui la caractérisent encore.
2Les écrits ici réunis visent à montrer la consistance d’une poétique, c’est‑à‑dire d’une théorie de la forme et du contenu capable d’assembler la totalité du langage en se fondant sur les concepts benvenistiens de pratique, de sens et de subjectivité. La théorie du langage de Benveniste y est en effet envisagée en tant que poétique du langage, mais en quel sens ? Quand est‑ce que la linguistique de l’énonciation devient chez Benveniste une théorie générale de toute parole prononcée ou écrite ? Et surtout, quel est le pivot autour duquel s’opère un tel changement de perspective ? Le but des contributions est de démontrer que toute la linguistique de Benveniste réunit sans cesse et de manière cohérente les mots vie et langage : cet effort aboutit concrètement à une anthropologie historique du langage (Martin et Thémines, p. 10), laquelle désigne une sorte de galaxie Benveniste où prennent place l’un après l’autre les mots sujet, discours, histoire et leurs correspondants corps, voix, activité/changement.
3Les manuscrits du dossier Baudelaire constituent l’occasion de fonder un parcours théorique en direction de cette anthropologie historique du langage annoncée par Meschonnic2. Cette appellation renvoie à tout un champ dans lequel on tente d’incorporer une réflexion totale sur le langage qui, libérée des limites imposées pas le descriptivisme et les régionalismes disciplinaires, puisse constituer un cadre heuristique et épistémologique. Elle est aussi un objectif en soi et pour soi qui vise à dévoiler ce qui est réellement en question dans une théorie du langage : une éthique et une politique du sujet qui aboutissent naturellement à une théorie de la société. L’anthropologie historique du langage désigne en somme le projet de Benveniste d’aborder la question du langage à partir des relations constitutives de son fonctionnement et de son développement (biologie‑culture, subjectivité‑socialité, signe‑objet) jusqu'à ses arborescences évidentes (la parole énoncé, le discours, la poésie), dans la perspective d’une linguistique qui soit générale au sens littéral du terme. Il s’agit donc d’ouvrir le champ épistémologique et d’accomplir le geste qui transforme l’activité théorique du linguiste en posture éthique et politique vis‑à‑vis de son objet et des destinataires de son œuvre. La dimension éthico‑politique du travail du linguiste découle nécessairement du fait que le langage se trouve au cœur du procès de subjectivation et que la compréhension de cette activité à l’intérieur de l’analyse poétique est l’analyse de la modalité dont le sujet‑poète est engagé dans un procès de transformation vis‑à‑vis du langage et de la vie.
4Si la visée initiale est de créer un espace théorique qui puisse permettre le développement de la question du langage poétique, l’enchaînement des contributions, à travers l’exploration des différents contextes et grâce à une réactivation des concepts fondateurs de la linguistique de Benveniste, parvient à engendrer un espace où la parole poétique sert l’ambition de rendre évidente la portée réelle de la réflexion de Benveniste sur le langage et de proposer une approche dans laquelle la théorie du et sur le langage offre une vision synoptique de la nature humaine. C’est ainsi que se comprend le sens de la définition de la linguistique de Benveniste comme anthropologie historique du langage. L’anthropologique constitue la force qui tient ensemble les éléments gravitant dans la galaxie Benveniste et le propre d’une linguistique de la forme vécue ou, ce qui est la même chose, une linguistique qui soit capable de réunir tout le réel qui a à faire avec la nature humaine de l’homme.
La question du style
5L’apport des notes sur Baudelaire aux sciences du langage est au moins double : d’une part, elles permettent de saisir la modalité sous laquelle le linguiste analyse la parole poétique en ouvrant à la nécessité de déborder les catégories linguistiques classiques, incapables de rendre compte du poème et de l’acte linguistique du poète. D’autre part, ces notes témoignent de la volonté de Benveniste de réconcilier littérature et linguistique, non seulement pour doter la discipline linguistique des moyens d’étudier la parole poétique, mais pour montrer que la parole poétique doit être intégrée dans l’étude générale du langage comme un apport fondamental à l’élaboration d’une théorie unitaire, et ce contre l’essentialisme qui sépare langage ordinaire et langage poétique (Laplantine, p. 27). La rencontre de Benveniste avec Baudelaire est déterminante car elle fait prendre conscience que la parole poétique non seulement pose des problèmes d’ordre esthétique ou stylistique aux sciences du langage, mais que, en tant qu’activité et praxis, elle fait voir que le langage est toujours un commencement qui contient en soi sa propre finalité ; le langage et la poétique n’ont aucune œuvre à réaliser, ils ne dépendent d’aucune finalité extra-linguistique car on n’a pas à faire avec des instruments qui produisent un résultat indépendant :
Parler d’instrument, c’est mettre en opposition l’homme et la nature. [...] Le langage est dans la nature de l’homme, qui ne l’a pas fabriqué [...]. Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. (PLG I, 259).
6À partir du moment où la linguistique de l’énonciation cherche à accueillir la parole poétique, elle fait face à un défi épistémologique, dans la mesure où la parole poétique est à la fois un moment spécifique de l’agir linguistique et un « problème » qui touche à la compréhension du fonctionnement général du langage. C’est à ce niveau que surgit une première aporie : si l’intérêt principal de l’étude de la parole poétique réside pour l’essentiel dans la possibilité de saisir dans l’activité linguistique du poète le plus haut degré de subjectivation, cette activité risque de demeurer inscrite dans la parole poétique comme problème purement esthétique :
L’art n’a pas d’autre fin que celle d’abolir le « sens commun » et de faire éprouver une autre réalité, plus vraie, et que nous n’aurions su découvrir sans l’artiste3.
7Il est vrai que la parole poétique par rapport à la parole ordinaire inclut une valeur esthétique qui la rend unique et reconnaissable, douée d’un signifié spécifique et d’une manière spécifique de signifier : « [...] le poème, en tant qu’objet de langage, possède les deux signifiance [sémantique et sémiotique] » (Dessons, p. 72) ; sauf que dans la poésie ce n’est pas l’agencement logique des mots qui produit la signifiance ni « la simple mise en discours des unités sémiotiques » (ibid., p. 74). L’attention doit donc être portée davantage sur le mot considéré dans ses modalités d’utilisation qu’à l’intérieur de la théorie du signe, donc davantage dans l’exercice du poète concernant le mot que sur la valeur dénotative, voire la signifiance de celui‑ci.
8Ce qui compte ici est l’activité du poète qui fait fonctionner les mots ; et ce qui est en jeu, c'est l’éthique du sujet puisque la valeur poétique de la poésie est constituée de l’ensemble poète‑œuvre du poète. Le poète, dans sa production unique et particulière est au centre de la théorie sémantique de l’art :
La langue de Baudelaire, c’est l’invention de langue, l’invention de vivre que produit et continue de produire Baudelaire, une modernité, une activité (Laplantine, p. 29).
9Il en découle l’impossibilité de séparer le poète de sa poésie et de son langage poétique et surtout l’impossibilité de couper le sujet‑poète de son activité de subjectivation inscrite dans les mots du poème. Comme le souligne Dessons (p. 74), grâce à l’exploration de la question du style, la façon dont Benveniste traite le problème de l’art peut devenir linguistique. Ce passage se révèle décisif dans la mesure où il permet d’éviter le risque d’une chute dans l’idéalisme subjectif, lequel conduirait à confondre l’activité langagière et créative du poète avec une activité essentiellement esthétique. C’est que l’idéalisme subjectif fait de la psyché individuelle du poète la seule source de sa créativité non moins que de la création linguistique, et nous force ainsi à considérer langage poétique et langage ordinaire comme deux événements étrangers l’un à l’autre. À l’intérieur du créativisme, c’est‑à‑dire d’une conception idéaliste du travail du poète, le langage en tant que phénomène social et historique est condamné à disparaître4. Pour Benveniste en revanche, la valeur esthétique du mot poétique n’annule pas le fait que ce même mot appartienne à une langue historique. Pour chaque mot, il faut situer son origine dans « l’action complexe des comportements sociaux et des conditionnements psychologiques » (PLG I,15) qui motivent le discours, souvent à l’insu des locuteurs, donc dans l’expérience du terrain commun de la langue historique‑naturelle, apprise subjectivement, mais qui n’est pas réductible aux opérations de la conscience5.
10Néanmoins le style n’est pas un principe esthétique mais indique la formation historico‑linguistique dans laquelle le poète est baigné et qui donne à sa parole le champ de ses possibilités ; on n’est pas en présence d’un individu mais bien du processus de stylisation d’un sujet, de ce que Marielle Macé appelle le style en tant que « catégorie anthropologique transversale, qui touche aussi bien les œuvres, les artefacts ou les productions concertées, que le perceptions, les comportements et les gestes quotidiens6 ». Dans les notes de Benveniste, on découvre in actu une vraie théorie du sujet et de la subjectivation où toute la complexité anthropologique et sociale est inscrite dans l’énonciation poétique : « Il s’agit, en fait, de rendre la signifiance du langage indissociable de la culture entendue comme historicité de la valeur » (Dessons, p. 76). Le processus de stylisation/subjectivation est véritablement contenu dans un tempo historique, si bien qu’en lui, par le truchement de l’historicité de la valeur, se produit la transposition de la dimension sociale dans la dimension du sujet. La définition linguistique du sujet devient ainsi immédiatement une définition trans‑subjective.
Un Sujet totalement linguistique
11La théorie de Benveniste contribue à éclaircir la dialectique individu/société et sur ce point l’article de Gérard Dessons, « La place du poème dans la théorie du discours », a le mérite de montrer très clairement que le travail de Benveniste sur le processus de subjectivation à l’œuvre dans la parole poétique est capable de faire aboutir la question de l’ordre du discours inhérent au langage à une « théorie de la société si elle à le souci du sujet7 ». À partir de l’essai « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », Benveniste pose en effet quelques préalables à la réflexion sur l’intentionnalité du sujet. En nous montrant la façon « dont l’inconscient psychique devient une méthode pour théoriser le non‑conscient du discours » (Dessons, p. 79), il nous fait percevoir la source de la zone symbolique du langage « dans une région plus profonde que celle où l’éducation installe le mécanisme linguistique » (PLG I, 86). Ce constat évoque d’emblée le processus de formation sociale du sujet en nous montrant que la subjectivation est immédiatement intériorisation des stratifications historiques et culturelles ; celles‑ci demeurent dans le locuteur comme trace impersonnelle de l’appropriation individuelle d’une cognition collective et d’un langage public qui continuent fatalement à agir dans « un fonctionnement subjectif irréductible au sujet conscient et volontaire : le locuteur. En tant que sujet de l’énonciation, il est nécessairement problématique, anonyme, impersonnel parce que trans‑personnel » (Dessons, p. 80). En conséquence, chez Benveniste, l’énonciation ne peut jamais se présenter comme une quelconque origine mais plutôt comme une praxis publique de transformation, c’est‑à‑dire toujours politique et historique.
12Puisque l’homme qu’on trouve dans le monde est toujours un être qui parle et que la formation de la subjectivité individuelle n’est pas posée en tant que transcendance ontologique, il s’agit de théoriser un sujet totalement linguistique. La radicalité de la pensée linguistique de Benveniste, comme Serge Martin le souligne avec force dans « Émile Benveniste, aujourd’hui : la relation dans et par le langage », résulte de ce que le linguiste ne s’est pas limité à poser le langage à l’origine de la formation de l’individu et du procès de subjectivation. Il a identifié les conditions d’un événement immédiatement historique et éthico‑politique, dès lors que la définition du sujet est contemporaine du phénomène d’énonciation qui fait que le même phénomène de subjectivation institue l’historicité de la personne.
13Dans son article, S. Martin fait jouer à la théorie de Francis Jacques8 le rôle de pars destruens. La différence fondamentale entre la théorie de F. Jacques et celle de Benveniste (en dépit du fait que celle‑ci soit la référence première que F. Jacques utilise pour construire son approche communicationnelle de la subjectivité) consiste dans le fait que, tandis que pour F. Jacques le sujet s’actualise dans le processus de parole, pour Benveniste le sujet réellement se constitue en tant que tel dans l’instance de discours. Pour Jacques le sujet est un « je » qui peut dire « moi » : la conscience individuelle redevient pourtant la seule garante de l’être. L’ego transcendantal (Martin, p. 97) s’installe au fondement de l’anthropologie relationnelle de Jacques puisque le recours à l’autre n’est plus nécessaire pour que le sujet se constitue comme tel. Le discours et la communication n’occupent plus la position fondamentale dans la formation de l’individu, dès lors que le sujet est porteur d’une compétence communicative ; or « cette compétence, le sujet parlant peut l’actualiser ou non9 ». La rencontre avec l’autre et l’énonciation linguistique ont seulement pour fonction de remplir le sujet ontologique transcendantal d’un contenu empirique. S. Martin considère donc que F. Jacques prive la théorie du sujet et le projet d’une anthropologie historique du langage de toute radicalité, surtout après avoir confondu le « je » et le « moi » (Martin, p. 96) et estimé suffisante la validation du procès de subjectivation par la relation que le pronom « je » entretien avec son antonyme « moi », sans passer par la relation avec le « tu », l’autre et finalement la société. Un espace logique de l’énonciation (ibid., p. 98) possédant le primat ontologique est suffisant pour faire fonctionner le procès d’énonciation et d’auto‑reconnaissance, ce qui ramène la relation je‑tu à une relation je‑moi. Les conséquences en sont avant tout une déshistoricisation du sujet (p. 97) et le renoncement à une vision éthique et politique du procès de formation linguistique du sujet.
14Dans la deuxième partie de son travail, S. Martin tente de rétablir la théorie de Benveniste dans sa radicalité : la définition que Benveniste nous propose de l’homme en tant qu’homme qui parle est une définition primordiale (p. 102), écrit S. Martin. Cette définition renferme en soi toutes les conséquences énoncées plus haut : effectivement l’homme est un animal parlant puisqu’il s’accomplit au cours d’une subjectivation linguistique trans‑individuelle. On ne sort jamais de cette condition qui n’est ni originaire ni résultante mais constante (p. 102). L’activité linguistique ordinaire de l’homme répète à chaque énonciation, dans chaque instance du discours, le moment anthropologique de la subjectivation sous la forme de l’appropriation de la langue. Comme l’écrit Paolo Virno :
Émile Benveniste saisit très bien l’itérativité de la logogènese alors qu’il constate comment chaque locuteur, en produisant une énonciation doit avant tout s’approprier la langue [...]. Le seuil anthropogénétique n’a été franchi définitivement illo tempore : précisément lui‑même, le seuil comme tel, constitue la demeure habituelle de l’animal linguistique10.
15En ce sens la relation trans‑subjective peut être dite primordiale, constante et toujours irréversible, car elle trace une éthique de la formation de l’homme dans le processus d’appropriation de la relation linguistique avec l’autre au moment de l’énonciation. C’est le moment singulier de chaque énonciation qui annonce la présence du sujet : le sujet est un sujet‑relation, c’est‑à‑dire le procès continu « d’une historicisation et d’une sémantisation relationnelle où le langage comme relation demande la tenue d’une anthropologie, d’une poétique et d’une éthique, ensemble et toujours l’une par l’autre. » (p. 103)
Pour une approche poétique du sens
16Les conditions pour une poétique du langage résident dans le processus de signifiance et de production du signifié. L’enjeu de la linguistique est toujours l’enjeu du sens ; la production de sens pour Benveniste a toujours à faire avec la présence du sujet puisqu’elle est la re‑production du monde par le truchement du langage ; elle est une vision du monde, un vivre médiatisé par le langage qui fait l’histoire. Notons que le problème du sens n’est pas simplement une question sémantique au sens ordinaire du terme, mais concerne l’activité signifiante d’un sujet, voire la re‑création de l’expérience individuelle et particulière que requiert toute activité linguistique en tant qu’activité de signifier une forme de vie par une forme de langage. Or, lorsqu’on parle de forme de langage propre à la linguistique de Benveniste, on entend une forme qui assume l'activité de création du sujet ; la poésie en tant que forme de création du sujet‑poète est l’invention du vivre du poète, tout comme l’activité langagière ordinaire du locuteur est l’invention du vivre langage (p. 10 & p. 37)
17La présence du corps, d’une théorie de l’émotion et de la voix, le rôle de la signifiance en tant que re‑présentation de la réalité, assurent l’origine toujours répétable du langage dans le discours du poète. L’étude de C. Laplantine, « La poétique d’Émile Benveniste », vise justement à appréhender la théorie du sujet de Benveniste comme une théorie du corps‑voix et donc une théorie de l’expérience poétique, dans la mesure où le faire est politique : la série poiein, poeisis, poetikos représente le paradigme d’un changement qui définit toute l’activité langagière : l’affection du poète, l’affection de son corps, le vivre‑poème qui change le lecteur, sont le fruit d’une activité qui transforme, donc d’une activité politique, dès lors que celle‑ci est capable de transformer le vivre (p. 3711). Au même titre que le sujet de l’énonciation, le poète invente une forme de vie à travers l’appropriation linguistique : le poète comme le locuteur nous dévoilent le mystère de la subjectivation et du langage puisque dans les deux cas une nouvelle réalité nous est livrée (p. 31). L’unicité de chaque énonciation, poétique ou ordinaire, est l’unicité de chaque sujet qui, pour se constituer en sujet, doit vivre le langage de l’énonciation alors même qu’il s’instancie dans les formes de la langue ; le poète et le parlant commun saisissent les moyens offerts par le langage. La performativité du langage dont on attribue la découverte à la philosophie analytique anglo‑saxonne est en réalité poussée jusqu’au bout et exposée dans toute sa force d’évidence par Benveniste. Comme on vient de le voir, la question de l’agir linguistique ne se limite pas à une théorie sémantique du langage mais recouvre la totalité du langage, dès lors que la théorie de l’énonciation transforme chaque usage linguistique en un agir politique capable de produire un regard neuf sur la vie et une histoire en forme de langage vécu (p. 30).
18Envisager la théorie linguistique de Benveniste comme une poétique offre à la théorie générale du langage l’occasion de revenir sur la théorie du signe et de poser autrement le clivage structuraliste entre signifiant et signifié. L’enjeu, comme le remarque Meschonnic est encore une fois le sens et la constitution d’une théorie de la forme12 « dans le langage comme discours » (p. 20), c’est‑à‑dire dans le sens. Benveniste, en dépassant le structuralisme post‑saussurien, reste fidèle à la leçon de Saussure : « [La linguistique] s’occupe de quelque chose qui n’est pas objet, pas substance, mais qui est forme » (PLG II, 31) et il conçoit la forme en tant que partie d’un tout qui produit le sens : la forme et le rythme sont pleinement compatibles avec une théorie du signe, voire avec un théorie du sens car, il n’existe pas de raison épistémologique qui puisse justifier la séparation linguistique entre forme et sens13, excepté un formalisme sans sujet et sans histoire. Tout ce qui concerne la forme du langage doit être intégré dans le mode sémantique du fonctionnement du langage, à savoir dans le procès de production de signifiance engendré par le discours.
19On observe curieusement dans le contexte de la recherche linguistique sur les sons (le côté matériel de la langue) une tentative d’intégration analogue à celle qui a été esquissée dans cet ouvrage sur Benveniste. Les théories phonologiques, leurs architectures complexes et les concepts qui les caractérisent (le binarisme, la nature discrète et segmentaire du signifiant) ont souvent montré leur insuffisance à rendre compte de la nature du signe linguistique et surtout à montrer sa manière de fonctionner (c’est‑à‑dire à produire des signifiés). Dans son ouvrage Dei suoni e dei sensi14, F. Albano Leoni essaie de rétablir le primat du processus de signification et suggère pour les approches phonologiques une compréhension holistique du signifiant : les sons peuvent fonctionner seulement parce qu’ils sont insérés dans l’unité plus ample du mot. En outre, ils peuvent fonctionner parce qu’ils sont en relation avec le monde extra‑linguistique, c’est‑à‑dire qu’ils sont imbriqués dans la réalité et tirent une partie de leur valeur du contexte et du champ déictique15 où ils se situent ; enfin, ils fonctionnent en concomitance avec la variation prosodique qui constitue le reflet des intentions signifiantes du locuteur. C’est pourquoi « [l’aspect phonique des mots] ne peut pas exister sans le sens16 » et est inhérent au langage et à son fonctionnement.
20L’inséparabilité du son et du sens montre une fois de plus qu’une poétique du langage est accordée à une théorie du langage ordinaire : la signifiance poétique ne réside pas dans un agencement hiérarchique où le signifié précède le signifiant ; dans le discours poétique comme dans le discours ordinaire l’unité signifiante produit du sens, autrement dit elle est « en train de signifier » (p. 60). L’identification de cette dynamique atteste à nouveau pour le principe éthico‑politique du procès de subjectivation linguistique, puisque la dimension éthique se situe dans la continuité du processus qui va du sujet (locuteur ou poète) à l’auditeur (ou lecteur) comme « une signifiance qui crée les conditions de sa compréhension » (p. 67). La dimension proprement éthique de la linguistique de Benveniste découle du renversement qu’il opère entre langue et discours : Benveniste
[...] inverse le primat et fait procéder la langue des discours, l’origine du fonctionnement, bref la langue d’une histoire de discours. La théorie du langage est ainsi autant une écoute des pratiques signifiantes de langage et de vie [...] qu’une pratique de cette écoute (p. 58).
Poétique du linguiste
21L’ambition annoncée dans la présentation de cet ouvrage était d’explorer l’actualité de Benveniste dans les différents cadres de la recherche et de l’enseignement (Martin et Thémines, p. 9) à partir du dénominateur commun de la parole et du sujet, dans l’intention de mettre en question l’évidence et toute vision simpliste du langage. De la poésie à l’enseignement, en passant par le style de Benveniste, tout contribue à montrer que le travail du linguiste dans ses tournures théoriques comme dans ses aspects purement scripturaux n’est pas séparé du procès même de subjectivation et que le style du linguiste (tout comme le style du poète, de l’écrivain ou du locuteur), n’est nullement un simple écart, une déviation, ni même un ornement17, mais bien la forme du vécu du linguiste dans son rapport aux problèmes ouverts de la linguistique (Roger, p. 40) ; le style devient ainsi le reflet de la poétique du linguiste, de la poétique d’une tentative de transmettre l’expérience.
22Une fois de plus, la forme participe de l’expression d’une signifiance, voire de la signifiance du linguiste et d’une linguistique qui, au sens épistémologique, « est à saisir dans son Energeia » (p. 50) donc, pour reprendre les mots de Roger, comme activité adressée (p. 44). Il faut penser cet effort dans un double sens : d’une part le linguiste se retourne vers son public dans le but de suggérer par son expérience du langage vécu, en tant qu’homme et en tant que savant, un bouleversement du réel et un changement du paysage mental du public ; d’autre part l’effort devient effort éthique, à savoir volonté de partager avec les destinataires des essais « la mise à l’épreuve du sujet du savoir » dans un procès transitif nécessaire à l’objet principal des essais — le langage — puisqu’il « est au fondement de toute vie de relation » (PLG I, 26). Pour cette raison, Roger dans son article « Émile Benveniste contre la doxa : l’allure pensive de l’essai » peut parler à propos de l’approche de Benveniste de lyrisme de la connaissance (p. 50) ; d'abord parce que chez Benveniste la connaissance devient faculté d’apercevoir dans l’objet du savoir quelque chose de plus large capable de dépasser sa seule existence d’objet du savoir, pour atteindre la vie et la nature mêmes de l’homme. Ensuite, les moyens linguistiques et formels utilisés par le linguiste participent de cette démarche lyrique, ample et ouverte qui affecte aussi l’imagination du lecteur, toujours dans le but de faire comprendre que le langage est cette expérience incommensurable et mystérieuse (PLG II, 229), elle‑même comprise dans le mystère de l’homme parlant. Il s’agit donc d’un vocabulaire dont l’allure, comme écrit Roger, donne « l’occasion d’aller plus loin que jamais auparavant dans l’étude générale du langage et des sociétés humaines » (p. 52) et qui a malheureusement été oublié par une linguistique qui ne parle plus de cette façon, au nom d’un certain réductionnisme académique et scolaire qui a transformé des notions fondamentales en définitions formelles, closes sur elles mêmes, dépouillés de toute valeur éthique ou poétique.
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23Les textes réunis sous la direction de Serge Martin parviennent à faire résonner la théorie de Benveniste, en particulier celle qui a trait à la parole poétique. à partir de la série désormais classique subjectivité‑langage‑vie, ils permettent d’entrevoir une authentique anthropologie historique du langage où le mot poétique n’est pas exclu. Au contraire, en partant de cette anthropologie et en dépit des difficultés posées au linguiste par la parole poétique, ils tracent les contours d’un champ épistémologique qui ramène l’étude du langage, dans toutes ses ramifications possibles, à réoccuper une place centrale parmi les sciences de l’homme. Aussi se demande‑t‑on spontanément comment il a été possible qu’après Benveniste la linguistique se soit enfermée dans la certitude, parfois étouffante, des règles formelles de la grammaire générative, alors que le travail de Benveniste, et c’est justement ce que montrent les contributions de cet ouvrage, offrait toutes les possibilités d’une science du langage qui aurait pu dialoguer avec la poétique, la didactique, aussi bien qu’avec la philosophie de l’esprit, la psychanalyse, l’anthropologie et les théories des institutions. Mais le principal mérite de ces contributions est surtout de reconduire la parole poétique à l'intérieur de la science du langage en démontrant que tout ce que la poésie et le poète ont de singulier constituent le meilleur viatique pour atteindre la compréhension du renouvellement quotidien du mot originaire sur les lèvres de l’homme commun.