Questionner le maternel : visages contemporains de Médée dans la fiction au féminin
1En intitulant son dernier ouvrage Médée protéiforme, la comparatiste Marie Carrière place sa réflexion sous le signe d’un singulier problématique, quoique ce dernier soit énoncé, ou nié, par la connotation multiple du mot « protéiforme ». Médée, comme toute figure mythologique, est complexe, plurielle et se construit au gré et au fur à mesure de ses (ré)écritures qui sont légion dans les arts, et tout particulièrement la littérature, depuis l’Antiquité. À chaque réécriture, ses visages s’enrichissent et s’appauvrissent à la fois, et, mis bout à bout, ils forment ensemble la mosaïque que donne à voir l’illustration du livre de M. Carrière. Pour reprendre la citation de Marie Cardinal que M. Carrière intègre à son étude :
2[…] on ne pourra jamais savoir la vérité de Médée, en admettant qu’il y en ait une. Enfin, disons réalité plutôt que vérité. Car, toutes les Médées sont vraies. Elles portent toutes la vérité de ceux qui les racontent, c’est ce qui est intéressant dans l’étude des mythes (p. 37).
3Médée ou Médées, comme l’écrit M. Cardinal ? Si chaque écriture du mythe est originale et singulière, quelques traits de la figure se retrouvent toujours dans les productions artistiques qui la représentent, en tête desquels la violence, l’amour trahi et l’infanticide — surtout l’infanticide. Mais la figure de Médée est bien plus que cela. C’est en ce sens, semble‑t‑il, qu’il faut entendre l’épithète « protéiforme » du titre de l’ouvrage.
Médée, hier & aujourd’hui
4« Médée, c’est l’histoire d’une femme qui trahit sa famille et son pays. C’est l’histoire d’une magicienne et d’une exilée. C’est l’histoire d’une mère infanticide » (p. 13). Ainsi M. Carrière résume‑t‑elle, au début de son livre, l’une des plus riches figures de la mythologie grecque, représentée sous la plume de plusieurs grands auteurs de la littérature mondiale. C’est sur un aperçu de ces réécritures que s’ouvre l’ouvrage de M. Carrière. Quelques pages, accompagnées de citations et d’observations critiques bienvenues et problématisantes, suffisent à transmettre au lecteur une idée de l’ampleur et de l’amplitude des variations que permet la figure de la mère infanticide, et de ce qu’elle inspire à ses lecteurs et spectateurs. De l’abomination face au geste infanticide de la sorcière à l’admiration que véhicule une certaine « vision non misogyne et véritablement “féministe” du mythe », selon le mot de Duarto Mimoso‑Ruiz, Médée dérange, intrigue et ne se laisse pas oublier. Comme M. Carrière le rappelle, exemples à l’appui, chaque époque la redécouvre et la réinvestit. Car Médée fascine, tout particulièrement à l’époque contemporaine et notamment dans la fiction au féminin qui voit, depuis quelques dizaines d’années, une multiplication des réécritures du mythe. Comme le relève M. Carrière :
Depuis les quatre dernières décennies, le mythe grec de l’infanticide Médée s’avère […] un intertexte — avoué ouvertement ou évoqué en filigrane —, dans des œuvres d’auteures de divers horizons culturels et géographiques, dont la France, l’Italie, le Canada, les États‑Unis, l’Allemagne, le Québec et l’Afrique. On aura même parlé d’une « Medea Renaissance » dans la littérature contemporaine, que l’on pourrait appliquer notamment à celle des femmes. Dans cette littérature, c’est à l’instar de la version euripidienne que les questions de maternité, de couple et d’infanticide rejoignent celle de l’exil et des rapports de force reliés à la race, au sexe et au rang social (p. 14).
5Lire ensemble les réécritures contemporaines de Médée pour en dégager les enjeux historiques et culturels précis d’aujourd’hui et l’extrême modernité de la figure mythologique, telle est l’ambition de M. Carrière, dont l’ouvrage tente de montrer comment Médée cristallise un questionnement sur le genre, le féminin, le maternel et leur traitement depuis les années 1970.
Une mythocritique comparatiste, transculturelle & féministe
6En écrivant « [e]nfin, ce livre (et pas un autre) » (p. 29), M. Carrière affirme très tôt dans son ouvrage le parti pris qui est le sien dans sa lecture d’une Médée qui est, certes, protéiforme, mais selon des modalités prédéfinies dans l’ouvrage. M. Carrière définit sa perspective de la manière suivante :
Médée, c’est ce qui manifeste le côté sombre et pénible de nos discours sur la maternité, la femme et l’étrangeté. Elle incarne l’instabilité des récits mythiques dont nous avons hérité et que traduit, adapte, révise et transplante la littérature féminine actuelle (p. 34‑35).
7De ce postulat passionnant découle toute la réflexion de M. Carrière. À une époque où, comme elle le souligne, les récits d’infanticides sont légion et où, plus largement, « le contact, y compris le choc, des cultures, la maternité ainsi que l’agentivité personnelle et sociale » (p. 34) sont au cœur des préoccupations politiques et morales, la figure de Médée sert de canevas sur lequel et par lequel les auteur(e)s inscrivent leurs créations et participent au débat général d’une manière absolument originale.
8Huit textes de femmes ont été retenus dans le livre : Flowers & No More Medea de Deborah Porter (1994), Médée. Récits de femmes et autres histoires de Franca Rame (1986) et The Hungry Woman : A Mexican Medea de Cherrie Moraga (2001), New Medea de Monique Bosco (1974), Médée de Christa Wolf (2004), Petroleum de Bessora (2004) et Le Livre d’Emma de Marie‑Célie Agnant (2002). Trente ans séparent le texte le plus ancien du plus récent, sous la plume d’auteures originaires de France, des États‑Unis, d’Italie, du Québec, d’Allemagne, de Belgique et d’Haïti. Pour les étudier, M. Carrière opte pour ce qu’elle nomme une « approche comparative à essors “mythocritiques” », empruntant le mot et la démarche à Gilbert Durand (p. 52), c’est‑à‑dire en procédant au moyen d’un « éloignement [fondamental] des fonds normatifs, culturalistes et anthropologiques […] traditionnellement associés à la mythocritique » (ibid.). Au centre de cette approche, le féminisme et la méthodologie des études de genres sont convoqués pour permettre à M. Carrière « d’aborder Médée dans toute son instabilité figurative et narrative » (ibid.).
9L’analyse des œuvres se fait dans trois chapitres distincts, où les œuvres sont regroupées selon le genre et le régime d’énonciation et de focalisation. C’est aux tragédies que M. Carrière s’intéresse en premier lieu, dans une section intitulée « Médée en scène : Deborah Porter, Franca Rame et Cherrie Moraga », où l’auteure met en lumière l’importance de l’héritage d’Euripide dans les textes étudiés. Tributaires jusqu’à un certain point de la tragédie antique, les trois pièces étudiées parviennent néanmoins, selon l’analyse de M. Carrière, à exprimer une voix de la résistance et de la subversion à la logique de l’infanticide. La section suivante regroupe les œuvres de Monique Bosco et de Christa Wolf sous la notion de « Médée polyphonique ». À la lumière des concepts de soi et d’agentivité, l’auteure procède à une lecture très riche du je‑sujet de Médée dans les textes. Désormais, les Médées à l’étude s’élèvent contre la « diffamation » dont elles ont fait preuve jusqu’alors et, chez Bosco comme chez Wolf, elles « se disent non seulement à la première personne, mais elles disent aussi une vérité que n’arrivent pas à affadir ni leur mythopoesis ni le dessein archaïque qui livrent à leur fin » (p. 141). Enfin, la dernière section lit ensemble les œuvres de Bessora et de Marie‑Célie Agnant, que Carrière regroupe sous l’expression de « Médée postcoloniale ». Dans ces deux derniers textes, les questions de la race, du genre et de la classe sociale viennent enrichir l’économie médéïenne dans des œuvres de l’intimité et de l’espoir.
10Le fil rouge qui parcourt Médée protéiforme apparaît véritablement à la fin de ces trois chapitres d’analyse. Ce que permet le mode de catégorisation des œuvres opéré par M. Carrière, c’est le dégagement du je‑sujet de Médée, un je‑sujet énoncé selon une variété de types d’énonciation et de régimes de focalisation. À rebours de la mythocritique traditionnelle, le travail comparatiste de M. Carrière opte pour une analyse souple parce qu’interdisciplinaire, qui permet d’épouser les formes mouvantes d’une figure à la fois fluide et figée. Les questions de la subjectivité, de l’agentivité et de la responsabilité guident la réflexion de M. Carrière et contribuent à la révision de la démarche mythopoïétique, qui se trouve ici véritablement interrogée dans ses postulats et ses dogmes. Innovant, rigoureux et original, Médée protéiforme remplit pleinement le mandat qu’il s’est fixé, soit de jeter un regard neuf sur la figure de Médée. C’est ce qu’exprime clairement la conclusion de l’ouvrage :
le sujet mythique se présente comme la progéniture d’une liminarité. Il se situe entre le déterminisme de son héritage tragico‑mythique et sa propre capacité, pour le dire simplement, de s’en sortir. La mythopoesis, disait‑on au début de l’essai, divulgue le sujet dans toute sa fragmentation, en fait le résultat instable, non cohérent d’une polyphonie imprévisible. S’ajoute donc la divulgation d’un sujet mythique, jamais complètement maître de son propre récit, mais non plus entièrement son esclave. Médée se greffe une place, certes instable et oscillante, pour se reconfigurer, et surtout, pour se représenter dans une écriture métaféministe actualisée par le mythique ainsi que par la dialectique du sujet. Ainsi paradoxalement, toujours provisoirement, Médée vient‑elle affirmer : Medea nunc sum. Maintenant, je suis Médée. (p. 191)
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11Ultimement, ce qui fait l’originalité et le succès de l’ouvrage de Marie Carrière, c’est son optique qui emprunte aux méthodes des études de genres, discipline elle‑même interdisciplinaire. En refusant de se restreindre aux codes traditionnels de la mythocritique et en ouvrant le champ de son étude à d’autres perspectives, M. Carrière signe une étude féconde et complète qui enrichit à la fois les études littéraires, les études de genre, la mythopoïétique et la philosophie politique et éthique. Désormais, Médée protéiforme est un ouvrage important pour tout lecteur s’intéressant à la mythocritique et aux nouveaux horizons d’un champ en devenir.