Romain Gary : les sens de sa vie
1Le numéro 1022‑1023 de la revue Europe consacré à Romain Gary en juin‑juillet 2014 s’inscrit dans le cadre du centenaire célébrant la naissance de l’écrivain. À ce titre, l’actualité garyenne a été riche, en particulier sur le plan éditorial avec la publication de son premier roman jusque‑là inédit, Le Vin des morts1, et la parution du Sens de ma vie2, son ultime entretien, donné à Radio‑Canada quelques mois avant son suicide. Entre ces deux seuils, les contributeurs d’Europe étudient l’homme et son œuvre dans tous les sens, en explorant ses sentiments, les voies qu’il a suivies et les significations que ses textes recèlent. À la suite de Maxime Decout et de Julien Roumette, tous témoignent de sa « joyeuse angoisse de vivre3 » (p. 3‑6) et rappellent que le romancier a lutté contre le désespoir et le pessimisme grâce à l’imagination et à l’humour en se demandant constamment « comment être idéaliste sans être idéomane » (p. 5). Si de l’humour il est finalement peu question dans le recueil, sinon incidemment par quelques allusions, les autres planètes de l’univers garyen sont explorées. Après une section d’ouverture constituée de témoignages de proches, quatre articles sont regroupés sous le titre « Idéalisme, idéomanie et engagement », trois forment la section « Clair de femmes », deux se répondent sous le titre « Une œuvre d’imagination » et huit s’attachent à entrer « Dans les coulisses de l’écriture », avant que trois témoignages indirects rendent compte d’« Une actualité inépuisable » en clôture du dossier. Bien que ces rapprochements soient pertinents, un ordre de présentation différent permettra d’en surmonter le déséquilibre tout en formant un système d’écho entre les contributions selon ce qu’elles nous apprennent sur les thèmes qui structurent l’œuvre de Gary.
Préciser la biographie grâce aux témoins
2La première et la dernière section proposent un parcours biographique qui confère au volume la forme d’une boucle. Les premiers témoignages sont le fait de témoins directs. Roger Grenier, qui suivait Gary chez Gallimard, répond aux questions de J. Roumette, qui l’interroge sur sa lecture des premières œuvres de Gary et sur leur relation professionnelle teintée d’amitié. R. Grenier évoque la façon dont l’auteur reprenait ses textes pour en corriger les expressions fautives et il révèle que c’est lui qui a fait changer le titre de Pseudo‑Pseudo en Pseudo, alors qu’il n’avait pas reconnu Gary en Ajar. Le neurologue Yves Agid, fils du couple à qui est dédié La Promesse de l’aube, est interrogé par Jean‑Marie Catonné et J. Roumette, essentiellement sur l’état de santé de Gary : maniaco‑dépressif plutôt qu’hypocondriaque, il a plusieurs fois annoncé qu’il allait se suicider sans le faire, mais sa dépression le conduisait à se bourrer de médicaments. Y. Agid explique la dédicace de La Promesse de l’aube par l’amitié que Gary portait à ses parents et par le respect dont il entourait la science que René Agid, médecin, incarnait. S’il est vrai qu’« il pensait que l’avenir de l’humanité reposait sur la raison et la science » (p. 23), il ne faut pas oublier cependant que la science symbolise aussi à ses yeux l’extermination de masse et la bombe atomique qui hantent son œuvre, des Racines du ciel à La Danse de Gengis Cohn et de La Tête coupable à Charge d’âme. Paul Pavlowitch, le petit‑cousin de Gary qui donna corps à Émile Ajar, a accepté que soit repris un texte intitulé « Styles tardifs » (p. 24‑30) qu’il avait lu en 2007 lors d’une réunion de l’association « Les Mille Gary ». Il définit, d’après l’ouvrage posthume d’Edward Saïd4, que le style tardif « au sens de dernier style d’un auteur » (p. 24) tend soit vers la surcharge lourde « afin de vaincre la mort, ou d’y prétendre, dans une apothéose emphatique » (ibid.), soit vers « [u]n achèvement » annonçant « [u]ne disparition discrète » (p. 25). Le dernier roman de Gary est « un bon exemple de cette harmonie apparente » (ibid.) car Les Cerfs‑volants occulte le fait que les mots manquaient à leur créateur au quotidien.
3Dans « Règlements de compte avec un double » (p. 31‑35), J. Roumette s’arrête sur le portrait de Gary peint par Claude Venard en 1947 et sur ce que Lesley Blanch en dit dans Romain, un regard particulier5. Il semble que le tableau, qui représente l’écrivain de manière « sinistre » (p. 34), n’ait jamais quitté l’atelier du peintre, alors que l’ancienne épouse du romancier affirme que Gary l’aurait détruit dans un accès de rage au début des années 1950. Deux facettes du caractère du diplomate de ces années‑là sont ainsi dévoilées. La fin du recueil renoue avec le compte rendu biographique de manière originale, par le biais d’un article qui n’en est pas un, signé d’un écrivain qui joue à ne pas être un universitaire. Telle est la contrainte oulipienne choisie par Hervé Le Tellier dans « 99 notes de bas de page préparatoires à un article hypothétique qui aurait voulu tenter d’expliquer qui fut Romain Gary ». Le texte de l’article est absent : seules les notes subsistent qui racontent chronologiquement la vie et la carrière de l’auteur en se fondant tantôt sur La Promesse de l’aube tantôt sur les ouvrages des biographes et des témoins6. Aucun moment important n’est oublié. Par ce mélange d’Exercices de style — pour le chiffre 99 — et de Je me souviens — pour le caractère biographique de l’exercice de style en question —, H. Le Tellier s’érige en quasi‑témoin, comme le proclame l’insistance jubilatoire sur la virtualité qui parcourt son titre. Quasi‑témoins, ou témoins indirects, les deux derniers contributeurs le sont également qui n’ont pas connu Gary. Le romancier et essayiste espagnol Enrique Vila‑Matas, interrogé par son traducteur André Gabastou, convient qu’il a tardé à reconnaître le talent de Gary, bien qu’il en ait fait l’ami du personnage principal de Dublinesca7. Quant à Nancy Huston, interrogée par M. Decout sur son Tombeau de Romain Gary8, elle en explique les « inexactitudes » (p. 239) par la méconnaissance qui entourait l’écrivain dans les années 1990 et elle assume avoir écrit un texte littéraire dépourvu de prétention universitaire. De l’écriture de Gary, elle retient les répétitions et le désordre, conséquences de sa méfiance « pour les bonnes histoires qui appellent l’identification » (p. 241). Mais comme « sa littérature est antihéroïque » (p. 242), Gary se retrouve face à une aporie : il n’est pas de bon choix entre l’impossibilité d’oublier les événements tragiques du xxe siècle par égard pour les victimes et le danger de se les rappeler au point de les révérer : « C’est aussi pour cela qu’il s’est suicidé. Parce qu’il n’y a pas de réponse à cette question. » (p. 243)
Débrouiller la question identitaire
4Les thèmes majeurs de l’œuvre sont abordés, à commencer par la question identitaire, sur laquelle on a déjà beaucoup écrit9. Pour cette raison peut‑être, l’affaire Ajar n’est pas évoquée, même dans l’article de Stéphane Chaudier, le seul à porter exclusivement sur un roman signé Ajar (« “Dieu ait son cul”. Le style de Momo‑Rosa »). Toutes les autres fois que l’auteur de La Vie devant soi est mentionné, il est pleinement associé à l’œuvre unifiée de Gary.
5Si la question de l’identité est posée à l’endroit du romancier, c’est pour étudier la façon dont les témoins ont analysé et rendu compte de la quête de soi qui l’habitait. Qu’il ait détruit le tableau de Venard ou non, « la scène est une pièce essentielle du portrait par Lesley Blanch de Gary vu comme un homme aux multiples visages » (p. 34). L. Blanch ne serait pas étrangère à l’incertitude identitaire de son ancien époux tant ils se sont construits l’un par rapport à l’autre dans leur « roman conjugal ». Ruth Diver relie les fluctuations de Gary sur sa nationalité à l’état de son mariage : s’il se présente comme Russe à l’époque de sa rencontre avec L. Blanch — notamment sur la jaquette de Forest of Anger en 1944, alors qu’il avait prétendu jusque‑là être né à Nice —, il faut y voir l’influence d’une femme désirant un mari russe. En 1954, quand le couple se désagrège, Gary se déprend de l’empire de L. Blanch en situant son lieu de naissance à la frontière russo‑polonaise et en s’inventant une mère française. Puis, une fois divorcé, il révèle qu’il est né en Lituanie à l’occasion de la parution de la version française de Lady L. en 1963. Le déracinement ressenti par Gary est également analysé à travers le prisme du dédoublement qui affecte sa langue d’écriture. Canadienne vivant en France et traduisant elle aussi ses propres romans de l’anglais au français ou du français à l’anglais, N. Huston se reconnaît en Gary et elle comprend qu’il se soit adapté à son public en fonction de la langue dans laquelle il écrivait, comme s’il était tantôt un écrivain américain tantôt un romancier français. La traduction implique un changement d’ordre culturel : de la version française à la version américaine de La Danse de Gengis Cohn, « [c]ertains chapitres sont supprimés car ils dépendent trop du contexte européen » (p. 241). Dans son entretien avec N. Huston, M. Decout relève une autre conséquence du déracinement de Gary, à savoir le dédoublement qu’il ressent après la guerre sur son statut, puisqu’il appartient à la fois au camp des vainqueurs en tant que combattant de la France libre et au camp des victimes en tant que Juif dont une partie de la famille est morte en déportation, ce dont il s’amuse dans Chien blanc en s’imaginant une ascendance aussi contradictoire que ce que la guerre lui a laissé en héritage : « mes ancêtres tartares paternels étaient des pogromeurs, et mes ancêtres juifs maternels étaient des pogromés. J’ai un problème10. » Cet assemblage oxymorique préside également au patronyme de Gengis Cohn, qui accole le nom d’une victime au prénom d’un conquérant comme le rappelle Yves Baudelle à la suite de Judith Kauffmann11.
6Le trouble identitaire qui marque la vie de Gary se retrouve chez certains de ses héros, en qui il éclate des parties de sa biographie, comme le montre Benoît Desmarais à propos des protagonistes des Couleurs du jour, un roman de 1952 qui connut deux autres vies. Dans cette œuvre, les personnages « sont autant d’alter egos de l’auteur » (p. 185). Dès 1952, tout le monde reconnaît en Jacques Rainier, héros de la guerre, un double de Gary, mais il faut attendre 1960 et la parution de La Promesse de l’aube pour comprendre ce que La Marne empruntait à son créateur, lui qui est né en Pologne et qui « a appris la France dans les livres avant d’y émigrer avec sa mère » (p. 186). Quant à Willie Bauché, il anticipe le Gary des années 1960‑1970 : « un frimeur, une célébrité, mari d’une star de cinéma, prisonnier de la gueule qu’on lui a (et qu’il s’est) faite » (ibid.). Rainier hérite ainsi de la « biographie de surface de Gary », La Marne de « sa biographie cachée (du moins en 1952) » et Willie Bauché de sa « biographie affective et fantasmée » (ibid.). Le dispositif narratif de La Danse de Gengis Cohn exacerbe cette configuration où « la démultiplication d’un seul Moi s’incarn[e] dans divers personnages » (p. 185). Dès lors, le nom propre ne peut plus être un « désignateur rigide » signale Y. Baudelle (p. 142). M. Decout se penche en détail sur ces identités multiples et parfois mêlées.
7Dans Pour Sganarelle, son essai théorique de 1965, Gary oppose le roman total, où le personnage est le réceptacle d’identités démultipliées, au roman totalitaire, où le protagoniste est prisonnier de son identité unique. Il s’agit de créer des êtres insaisissables comme le juif Cohn qui hante son bourreau avant que les rôles s’inversent, l’ancien S.S. Schatz devenant le dibbuk de Cohn, puisque tous deux hantent l’humanité entière. Cette confusion volontaire est portée à son comble dans Europa car elle est généralisée à tous les acteurs du roman qui sont « à la fois eux‑mêmes et inventés ou rêvés par les autres » (p. 61‑62). Marquant leur volonté de corriger le réel pour le rendre vivable, certaines héroïnes personnifient l’invention et le rêve pour que leur « désir d’ubiquité […] se réalise dans l’écriture » (p. 108). Anny Dayan Rosenman révèle comment identités et destins sont façonnés par les femmes, dont la plus représentative est la Nina de La Promesse de l’aube qui « écrit son fils » (p. 112) en lui inventant un avenir. Nina trouve des sœurs en Malwina von Leyden, la « mère dévorante » (p. 109) d’Europa qui élève sa fille pour en faire l’instrument de sa vengeance, et en Madame Rosa qui, dans La Vie devant soi, rédige les lettres d’un voisin analphabète qu’elle dote d’une vie plus belle que celle qu’il mène en réalité. Toutes ces études sur la démultiplication des identités des héros éloignent le volume du discours devenu conventionnel sur la quête identitaire de Gary. La biographie n’est plus évoquée que pour décrypter la genèse des personnages et des pistes de réflexion neuves sont avancées sur leurs noms et sur leur fonction.
Interroger les engagements éthiques & politiques
8Prolongeant la réflexion sur l’engagement et l’humanisme de Gary12, le numéro met en lumière la tension qui préside au traitement que l’écrivain fait de l’histoire. Son refus de sacrifier à l’héroïsme en écrivant des livres de guerre entre en contradiction avec l’admiration qu’il témoigne à The Thin Red Line (1962) dans la préface qu’il en rédige en 1963. Ce roman de James Jones qui décrit la guerre du Pacifique de manière réaliste fait écho à l’œuvre de Gary, chez qui « la place des combats est [pourtant] marginale » (p. 64), car les deux romanciers ont en commun une vision de la grandeur qui s’incarne en l’humanité. J. Roumette montre que la préface de Gary « est un condensé de ses idées sur l’écriture de la guerre » (ibid.). Le préfacier relève dans La Ligne rouge un « refus épique de l’épopée13 » car, comme lui, Jones refuse le manichéisme. La description des combats à hauteur d’homme est saluée ainsi que la peinture contemplative et poétique de la guerre qui évite au roman de virer au compte rendu. Gary se reconnaît enfin dans la « sourde et rageuse aspiration à la dignité soigneusement noyée d’ironie14 » qui s’applique à ses œuvres d’après‑guerre, Tulipe¸ Le Grand Vestiaire, Les Couleurs du jour, « où la défense d’un humanisme idéaliste s’exprime par un humour féroce, agressif, provocateur » (p. 72). Bien que Gary n’ait jamais écrit sur sa guerre, ses romans « sont nourris de manière cryptique de l’épreuve de la Résistance » (p. 75) comme le prouve Kerwin Spire à l’appui du dossier personnel de l’écrivain conservé dans les archives du musée de l’Ordre de la Libération. Depuis la réédition d’Ode à l’homme qui fut la France en 2000 et le témoignage de Jérôme Camilly15 en 2005, on savait que Gary avait projeté d’écrire, aidé du journaliste, un hommage aux Compagnons de la Libération en 1977‑1978, surmontant son principe de ne pas « en faire des livres » au prétexte qu’« ils ne sont pas tombés pour des gros tirages16 ». Il était également établi qu’ayant renoncé à ce projet, l’auteur avait en contrepartie fait envoyer aux Compagnons un tirage spécial de son dernier roman sur la Résistance, Les Cerfs‑volants17. Ce que l’on ignorait en revanche et que la consultation des archives permet d’établir, c’est d’abord le lien entre l’ouvrage abandonné et l’œuvre de 1980. La mort du général de Gaulle en 1970 et celle de Malraux en 1976, images de la disparition inéluctable des Compagnons, auraient convaincu Gary qu’il était urgent de témoigner en faveur de « la seule communauté humaine physique à laquelle [il ait] appartenu à part entière18 ». Le Chancelier de l’Ordre de la Libération ne tint pas rigueur de son renoncement à Gary et reconnut à son roman une « exceptionnelle valeur de témoignage » (p. 80). Le début de la rédaction des Cerfs‑volants a coïncidé en outre avec la notoriété croissante des Justes du Chambon‑sur‑Lignon. La trajectoire inverse des deux communautés, associée à la récupération de l’héritage gaulliste par la fondation du Rassemblement pour la République en 1976, que Gary désapprouvait, le conduisit à opérer une « translation des Compagnons de la Libération aux Justes parmi les Nations » (p. 82). Ambroise Fleury — qui emprunte son nom au « père Jean Fleury, premier Juste de France en mai 1964 » (ibid.) — se rend ainsi au Chambon dans le but d’aider le pasteur André Trocmé, célébré avec son village dans la dernière phrase du roman19. Pour surprenante qu’elle soit, la « translation » a le mérite de réconcilier les mémoires car le livre est placé sous l’égide d’une dédicace unitaire qui évite l’inventaire : « À la mémoire ». Firyel Abdeljaouad met au jour une autre contradiction dans les romans de Gary portant sur la Résistance. En étudiant les moments de repos que le résistant s’accorde au cours de sa lutte contre les nazis, elle souligne le danger éthique auquel le combattant est confronté. L’endroit où il se cache lui permet de se ressourcer « à l’abri de l’Histoire » (p. 126), mais son refuge peut aussi symboliser « la fuite honteuse » (p. 128) : « [l]’un est lié à la mémoire, l’autre au risque de l’oubli » (ibid.). Ambivalent, le lieu du repos tend à devenir « le village d’à côté » dénoncé dans Tulipe, ce village capable de vivre paisiblement près d’Auschwitz. La passivité coupable est toutefois évitée car « [l]e rêve de repos flirte toujours avec le risque de trahir ses morts » (p. 133). Dès lors, le résistant est ramené à la lutte, bien conscient que « la rêverie du repos, lorsqu’elle rejoint la mémoire des morts, exprime la crainte de cette possibilité » (p. 132). En temps de guerre comme en temps de paix, le « rêve de bonheur » est invariablement lié chez Gary au combat contre le réel dans lequel le merveilleux tient une place prépondérante. Pour tenter de vaincre « la règle hargneuse du réalisme20 », les personnages de Gary « s’attachent à entretenir le rêve et l’illusion » (p. 116). Nicolas Gelas note que le merveilleux est le moyen de voir et de savoir car il permet à l’artiste de conduire « chacun au seuil d’une révélation imminente », c’est‑à‑dire « au bord de l’absolu » (p. 119), en transgressant tous les ordres et en dépassant toutes les limites. La lutte contre les assauts du réel passe également par les mots, comme l’illustre La Vie devant soi. Réfutant le discours convenu sur le renouvellement d’« une langue littéraire poussiéreuse au contact d’une vraie langue, celle que parlent les marginaux de Belleville » (p. 148), S. Chaudier développe l’idée selon laquelle la façon de parler de Momo et de Rosa fait « advenir le rêve d’une vie utopique : celle où l’amour, résistant à l’ordre des lois, offre aux pauvres leur revanche inespérée sur la misère » (p. 147). Dès lors, les fautes du jeune garçon n’en sont plus : relevant d’un excès de sensibilité, elles portent un surcroît de sens :
Quelle que soit la situation dont il parle, Momo est hanté par l’être qui pleure quelque part, caché dans les plis de la vie, et que tout le monde oublie. C’est pourquoi la pilule contraceptive devient dans sa bouche « pilule pour la protection de l’enfance ». Protéger l’enfance, ce serait donc ne pas la faire naître, dans cette vie que Momo assimile au malheur : étrange logique, qui est celle des opprimés… (p. 152)
9Puisque le monde est vu « par le prisme de la souffrance » (ibid.), les personnages de Gary entendent le réparer par des moyens détournés qui ont trait à l’imaginaire. L’invention verbale comme le merveilleux sont « les ressources [offertes] aux hommes pour vivre à la hauteur de ce dur désir de durer » (p. 162) qu’annoncent les titres de La Promesse de l’aube et La Vie devant soi. Dans le premier de ces deux livres en effet, le merveilleux s’accorde à « la finalité d’un projet d’écriture » (p. 121), celui, écrit N. Gelas, de « restaurer un ordre légitime qui rende justice aux sacrifices de sa mère » (p. 122). Le fait que le fils réalise les prédictions de Nina donne à la parole maternelle un caractère performatif qui fait « coïncider, comme par magie, le vouloir et le pouvoir » (p. 123). Dès lors Gary passe « du statut d’acteur à celui d’inventeur de sa propre vie » : celle‑ci n’est plus soumise aux contingences extérieures et devient « “un genre littéraire21” […] où la beauté de l’œuvre accomplie dessine comme l’idéal éthique d’une justice reconquise » (ibid.). Cette correction du réel n’est pas sans évoquer les efforts déployés par les héroïnes analysés par A. Dayan Rosenman. Comme elles, et comme le général de Gaulle qu’il décrit dans « Ode to The Man Who Was France22 », Gary cultive son double statut d’actor/auctor23.
10On le voit, l’engagement politique est également éthique chez Gary et la façon de prendre part à une guerre trahit toujours un positionnement moral. Dans Les Cerfs‑volants, l’engagement d’Ambroise Fleury contre la barbarie nazie passe longtemps par la confection de cerfs‑volants à l’effigie des grands penseurs de la Renaissance et des Lumières qu’il appelle sa « série “humaniste24” ». Comme l’histoire, l’idéalisme humaniste de Gary est soumis à un traitement ambivalent, que rend sensible J.‑M. Catonné, dont la contribution gagne à être confrontée à celle de Lou Mourlan. J.‑M. Catonné met en lumière le clivage qui existe dans l’œuvre entre idéalisme et cynisme en s’attachant d’abord à montrer comment est dénoncée « l’imposture des protestataires » (p. 37). Chaque fois que le militant est peint comme un hypocrite25, c’est son amer désenchantement qui fait parler Gary. Pour J.‑M. Catonné, « [s]on cynisme est celui d’un croyant désabusé » (p. 40), alors que L. Mourlan note que ses « désenchantements qui ne cessent de croire en l’homme [sont] l’une des passerelles entre Gary et l’humanitarisme du xixe siècle » (p. 216). Comme les deux critiques l’établissent, le pessimisme du romancier n’a rien de radical ni de définitif car il est toujours contrebalancé par son indéfectible espoir. Ce paradoxe est renforcé par l’autodérision de l’écrivain, qui contribue à fortifier son idéalisme en le mettant à l’épreuve26, et il devient le moyen de refuser tout manichéisme car l’ambivalence dévoile la part d’inhumanité contenue dans tout acte humain27.
Remonter à la source de l’écriture
11Si Gary emploie le mot d’humanitarisme28, pourtant désuet au xxe siècle, il faut le distinguer de l’humanisme. Terme péjoratif à l’origine, l’humanitarisme est défini comme un courant de pensée du second xixe siècle qui mêle l’anthropocentrisme de la Renaissance, la perfectibilité humaine prônée à l’époque des Lumières, la philanthropie et l’idéologie politique héritée de la Révolution qui séduit les premiers socialistes. N’ayant sans doute lu ni Lamennais ni Constant, Gary a pu avoir accès à leurs idées par l’intermédiaire de Romain Rolland et d’Anatole France et il en a retenu les valeurs qui irriguent son œuvre : « amour de l’homme, internationalisme, égalité, fraternité, défense des droits de l’homme » (p. 216). Gary se distingue pourtant des humanitaristes en ce qu’il attend non plus qu’on accorde à l’homme une place digne de lui mais que l’homme se rende digne de sa place, tout en étant conscient que cette évolution sera longue et lointaine. Le lien qu’il établit entre le Christ et les valeurs féminines oubliées est également emprunté au courant humanitariste qui avait fait du Christ la figure de l’humanité. Mais comme l’idéalisme ne saurait être pur et sans mélange chez Gary, il n’est jamais à l’abri d’être détourné en idéologie et de mener alors à l’extrémisme. Armand, l’anarchiste de Lady L. est aveuglé par son idéalisme au point d’en faire un idéal abstrait « qui érige l’Homme en valeur H mythologique et finit par rendre l’idée de l’homme plus précieuse que l’homme lui‑même, ouvrant ainsi la porte à toutes les inhumanités29 ». Prisonnier de cette fausse transcendance, Armand se croit libre et sombre dans la mauvaise foi sartrienne. M. Decout écrit que, par le biais de ce personnage, Gary pointe les limites de la pensée de Sartre car Armand prouve qu’il est impossible d’être libre et engagé à la fois. Hélène Baty‑Delalande ne dit pas autre chose lorsqu’elle voit dans l’échec d’Armand une manière de signifier que l’« illusion lyrique a vécu » (p. 98), aussi bien celle qui présidait au roman d’avant‑guerre que celle qui sous‑tend les thèses sartriennes dans les années cinquante. Pour H. Baty‑Delalande, Gary dépasse cependant l’apologue en jouant d’une profusion de sources qui opère une « synthèse des grands romans réalistes à la française : roman d’éducation […], pseudo‑roman historique, roman de cocotte […], roman d’aventures […], grande fresque de gauche de l’entre‑deux‑guerres, roman de la femme militante des années trente » (p. 97‑98). De la sorte, Lady L. apparaît comme un « roman kitsch » (p. 101), c’est‑à‑dire une œuvre dont l’« inauthenticité est […] le moteur » (p. 102). Cette notion, d’après M. Decout, définit l’existentialisme professé par Gary dans Pour Sganarelle. Pamphlet écrit contre Sartre, ce texte lui emprunte pourtant une partie de sa terminologie pour « réhabiliter l’imposture romanesque […] déplaçant [ainsi] le concept sartrien de mauvaise foi30 » (p. 53). Pour Gary, l’imaginaire n’est pas « une fuite devant la liberté31 » mais la meilleure façon de combattre le réel. Le concept sartrien d’authenticité est renversé, non sans asymétrie : c’est l’inauthentique — c’est‑à‑dire l’imaginaire — qui est une caution de liberté car il ne se laisse pas fixer dans le regard des autres ; par conséquent, l’essence et l’existence ne coïncident plus comme chez Sartre. En mariant la liberté et la fuite, empruntées respectivement à l’authentique et à l’inauthentique selon Sartre, Gary construit « l’authentique inauthentique » (p. 60) consistant à se fuir pour se libérer.
12Outre ce soubassement théorique, le numéro met en lumière différentes sources auxquelles Gary a puisé. J. Roumette compare le caractère d’affabulateur de Gary à celui du Malraux des Antimémoires, et souligne que l’amertume et la violence de Tulipe rappellent celles de La Ferme des animaux d’Orwell et il remarque que Les Racines du ciel et La Chute, de Camus, parus la même année, proposent deux visions du monde opposées. La contribution de Jean‑François Hangouët, examine en détail sept citations fondatrices et obsédantes qui « esquissent une colonne vertébrale » (p. 180) de son œuvre et révèlent les origines de sa vision de l’homme, forgée au carrefour des langues et des cultures. Si Foucault, Camus, Michaux et Gorki sont nommés par Gary, l’attribution de certaines citations réserve des surprises : Cocteau pour l’une, le Zohar32 pour une autre, via un texte de Starobinski sur Kafka33, à qui la citation est attribuée à tort, et une paternité indéterminée pour la dernière. En plus d’éclairer certaines antiennes de Gary, le travail de J.‑F. Hangouët fait pénétrer dans la bibliothèque de l’écrivain, qui n’est pas toujours enclin à vérifier ou à citer ses sources, au moins autant par négligence que parce que cela fait partie de son processus créatif. Gary entretient encore d’autres rapports à la citation. Dans son étude onomastique construite à partir de Bakhtine34, Y. Baudelle relève quelques détournements carnavalesques : le prénom de Roxane emprunté à Bajazet est repris pour désigner la chienne du Grand Vestiaire et celui de l’héroïne d’Iphigénie est donné à une prostituée dans Gros‑Câlin. Le romancier crée également des noms burlesques sur lesquels repose une part de la satire carnavalesque, notamment pour les personnages allemands, moins par esprit de revanche que parce que le picaresque qu’il définit dans Pour Sganarelle se caractérise, comme le carnavalesque bakhtinien, par sa « “relativité joyeuse” qui sape tous les dogmes et “dialogise” les idéologies » (p. 141). C’est aussi pourquoi aucun nom « n’est chimiquement pur » (p. 142) : Esterhazy, choisi comme couverture par la juive Mme Espinoza dans Les Cerfs‑volants et homonyme du nom de l’auteur du fameux bordereau de l’affaire Dreyfus, contient un prénom juif et rime avec le mot nazi, ce qui incite Gary à jouer avec le « retour comique d’un refoulé », comme le note A. Dayan Rosenman (p. 108), car Ludo s’interrompt quand il appelle Mme Espinoza par son nouveau nom : « Madame Ester…35 ». La pratique de la citation chez Gary ne se limite cependant pas au monde de la littérature. Carine Perreur propose de relire deux de ses romans en pensant au cinéma. L’univers du film noir imprègne Le Grand Vestiaire dont les protagonistes adolescents recréent dans leur vie ce qu’ils voient sur l’écran : ils contribuent à faire de Paris libéré une jungle avec son marché noir et ses braquages, mais ces références qui leurs sont propres les excluent du monde réel et « font d’eux des déracinés qui oscillent entre le monde de l’enfance et celui, hypothétique, d’un âge adulte idéal incarné par les acteurs américains » (p. 208). Contrairement au Grand Vestiaire où la citation de titres, d’un genre et de noms d’acteurs est plurielle, L’Angoisse du roi Salomon se cantonne à la récriture d’une œuvre unique : Sunset Boulevard. C. Perreur dresse l’inventaire de tout ce qui rapproche le roman du film de Billy Wilder, du nom des personnages à leurs relations, en passant par la destinée de chacun d’entre eux. Seule la fin diffère qui voit le happy end achever non le film mais le roman. Il n’est pas tout à fait anodin que cette réinterprétation du classique hollywoodien dont l’héroïne est une vieille actrice oubliée soit le dernier sujet abordé par Émile Ajar, la figure que Gary avait inventée pour renaître et se défaire de l’image de has been qui est celle de Cora dans L’Angoisse du roi Salomon et de Norma dans Sunset Boulevard.
13Le volume insiste enfin sur les sources à chercher au sein même de l’œuvre car Gary pratique l’autocitation quand il se traduit, quand il récrit un roman inabouti et quand il adapte ses textes dans un autre genre. B. Desmarais étudie les trois versions d’un livre paru en deux langues : Les Couleurs du jour (1952), sa traduction anglaise The Colors of The Day (1953) et sa récriture sous le titre Les Clowns lyriques (1979). Chaque œuvre est retouchée et redistribuée, « chacune possédant ses caractéristiques particulières » (p. 184), parce que l’« étanchéité des mondes culturels français et américain de l’époque est une évidence pour Gary » (p. 194). Le lire en anglais et en français « permet au lecteur de suivre le romancier dans son laboratoire » (ibid.). Par l’intermédiaire du Musée des lettres et manuscrits, Geneviève Roland a visité plus avant ce laboratoire en étudiant le théâtre garyen, qui a peu retenu jusqu’ici. Johnnie Cœur (1961) et La Bonne Moitié (1979), qui adaptent plus ou moins fidèlement L’Homme à la colombe (1958) et Le Grand Vestiaire (1948), sont les deux seules pièces de Gary publiées à ce jour. Les archives recueillent les manuscrits et les tapuscrits de ses pièces inédites : plusieurs versions de Tulipe, dont l’auteur souhaitait confier la mise en scène à Jouvet, La Belle Dame sans mercy qui préfigure La Danse de Gengis Cohn (1967) et La Mort en panne qui annonce Europa (1972). L’étude de ce fonds a conduit G. Roland à remarquer que les pièces conservées donnent « des éléments concernant la genèse de romans tels que La Danse de Gengis Cohn, Europa, Les Enchanteurs ou même Les Cerfs‑volants » (p. 199). Dans le cas de La Belle Dame sans mercy, le travail de récriture s’est même fondé sur une autre œuvre dramatique, La Tendresse des pierres restée inachevée, comme on le comprend à la lecture de la correspondance de Gary avec Jouvet36. G. Roland insiste sur la cohérence de ces pièces qui « mettent toutes en avant la difficulté d’appréhender une reconstruction de l’identité culturelle européenne après la Deuxième Guerre mondiale » (ibid.). G. Roland formule l’hypothèse que « le théâtre de Gary [a] fomenté la naissance d’Ajar » (p. 197), qu’elle invite à explorer pour en déterminer les étapes. La quête de l’origine de l’écriture ajarienne est également au centre de la présentation du Vin des morts dans laquelle Philippe Brenot affirme que le Kacew qui signe ce premier roman est réapparu en Ajar37. Nul doute que l’étude des inédits renouvellera notre connaissance de l’œuvre unifiée de Gary‑Ajar et qu’elle apportera un contrepoint au tarissement de la source dont P. Pavlowitch se souvient : « Les mots lui manquaient. Ils s’étaient dérobés. Il était vaincu. Il savait que cela signifiait la mort à brève échéance. » (p. 25)
***
14La richesse de l’héritage duquel se recommande Romain Gary et auquel on peut le rattacher après avoir remonté les sources de son inspiration finit de balayer les doutes qu’on a longtemps émis sur la qualité de son écriture et que le numéro ne manque pas d’évoquer. Dans sa contribution, J.‑M. Catonné mentionne le « procès en sorcellerie gaulliste » (p. 36) qu’on a intenté à Gary dès le début de la Ve République et, au cours de l’entretien avec Y. Agid, il convient que leur génération « ne voulai[t] pas entendre parler de cet écrivain » à cause de ses rapports avec un « de Gaulle […] étiqueté très à droite ». Y. Agid précise l’attaque : « Romain Gary […] incarnait l’écrivain du régime gaulliste » (p. 17). L’autre raison qui explique le désaveu du romancier auprès de la frange la plus jeune du public des années 1960 et 1970 a trait au jugement que celle‑ci portait sur lui : « écrivain grand public » (p. 36) se souvient J.‑M. Catonné, « écrivain commercial » (p. 236) se rappelle E. Vila-Matas, dont les propos tendent à montrer à quel point ils se sont trompés sur le compte de Gary : « Je crois qu’en le citant dans Dublinesca, je lui ai “rendu justice” » (ibid.). C’est là l’une des ambitions de cette livraison d’Europe.