Les contes lafontainiens : une poétique de la diversité
1Publié dans la collection « Convergences » d’Honoré Champion, l’ouvrage de Tiphaine Rolland s’inscrit dans une volonté de mise en perspective du corpus étudié : il s’agit de gratter le palimpseste lafontainien, d’en extraire « la substantifique moelle » pour comprendre ce qui relève de l’héritage littéraire et ce qui se situe sous le signe de l’invention d’une poétique propre.
2En effet, le travail que s’est proposée la critique est audacieux : il est question d’abord de replacer les contes et nouvelles dans l’ensemble de l’œuvre de La Fontaine qui, encore trop souvent, est réduit à l’état de fabuliste. Pourtant, ses contes et nouvelles occupent l’académicien durant pas moins de vingt et un ans, entre 1664 et 1685, soit pendant la même période que ses Amours de Psyché et Cupidon (1669) et ses Fables dont la publication débute en 1668. Avec deux cent vingt‑six rééditions — dont des publications hollandaises et des contrefaçons — ces textes eurent un franc succès jusqu’au xviiie siècle et furent autant lus que les fables. La gageure de T. Rolland est de définir les conditions d’une telle réussite pour concevoir une « carte d’identité » de textes qui se définissent comme contes et nouvelles à la fois, la littérature narrative étant mal codifiée à l’époque. Si le but est de déceler des éléments « prototypiques » de ce corpus d’étude au premier abord hybride, la critique parvient à ne pas oublier pour autant toute la complexité — et donc la richesse — de son objet, entre stratégie commerciale suite à l’échec de L’Eunuque, comédie calquée sur celle de Térence, et la saisie de police de 1675 qui masqua l’intérêt stylistique de ces textes au profit — ou au damne selon le point de vue — du manque de moralité des thèmes abordés.
3L’approche se veut à la fois générique — la différence entre le conte et la nouvelle, les enjeux de l’écriture conteuse —, génétique — les sources de La Fontaine et leur devenir une fois passées sous la moulinette de la liberté poétique — et esthétique — le choix du vers alors qu’il est question de littérature narrative.
Le « Vieux magasin » de nouvelles transformé en contes nouveaux
4L’ouvrage nous permet de découvrir les lectures de La Fontaine lui‑même (lectures récentes ou réminiscences de lectures, reprises de textes littéraires plus ou moins faciles à trouver à l’époque…). T. Rolland nous entraîne ainsi dans quatre grandes traditions littéraires : elle reconnaît tout d’abord la veine italienne (le Décaméron de Boccace, le Roland Furieux de L’Arioste et, de manière plus anecdotique, Machiavel, Bruno Nolano, Brusoni, Bandello et l’Arétin), la facture française (les Œuvres posthumes de Bouillon reprenant l’Arioste, Bonaventure des Périers, les Cent Nouvelles nouvelles, Marguerite de Navarre, Rabelais et les fabliaux, pour la plupart anonymes), l’influence espagnole (Le Courtisan de Castiglione) et l’héritage antique (La Matrone d’Éphèse de Pétrone, Athénée et Anacréon). Diverses époques, diverses nationalités, de la prose et du vers et divers genres même si la nouvelle italienne gaillarde et son imitatrice française sont les sources les plus répandues. Toutes ces œuvres forment ce que La Fontaine nomme son « vieux magasin » dans le conte La Servante justifiée et dans lequel le conteur avoue ouvertement puiser chez Boccace, Marguerite de Navarre, et d’une manière générale, dans le fonds des nouvelles. Il serait intéressant ici de creuser du côté de cette métaphore qui sera reprise un siècle plus tard dans Le Magasin des Enfants de Madame Leprince de Beaumont et dont la richesse du recueil est mise au service d’une pédagogie enfantine.
5À l’heureuse jonction de ces œuvres placées métaphoriquement dans une boutique, se trouve la poétique unique, jamais vraiment imitée de La Fontaine conteur. T. Rolland montre en effet comment la « confluence », c’est‑à‑dire le point de rencontre de toutes ces sources, permet à La Fontaine, à l’heure où la notion de conte est floue, de puiser dans des nouvelles pour légitimer son œuvre créatrice puis progressivement se détacher — et se détacher également du terme de « nouvelle » — pour devenir conteur et non plus nouvelliste.
Définition & typologie des contes lafontainiens
6Au premier abord, le seul point commun entre les textes qui sont publiés sous l’appellation « conte » ou « nouvelle » est d’ordre stylistique : ils sont tous écrits en vers ; mais le nombre et le type de vers (vers mêlés, décasyllabes, heptasyllabes, octosyllabes, alexandrins) diffèrent d’un texte à l’autre. Pourtant, T. Rolland parvient à offrir une définition « prototypique » du conte lafontainien, en incluant les pièces telles que la Ballade du premier tome, et à classer les contes selon une typologie en fonction des critères narratifs (la longueur des récits) puis structurels, génétiques et esthétiques.
7En effet, il n’y a pas une façon de conter mais plusieurs : notons que, à partir de 1690, à la publication de « L’Ile de la Félicité » de Madame d’Aulnoy, et ce pendant toute la mode du conte de fées en France, les conteurs ne cesseront de théoriser, à travers des remarques métafictionnelles selon le terme de Jean‑Paul Sermain, sur l’art de conter. Le conte, par son absence de l’Art poétique d’Aristote, se voit affublé de frontières vagues qu’un La Fontaine tournera à son avantage au nom de la liberté poétique dont sa traduction de L’Eunuque avait visiblement manqué. Pour autant, la définition de l’art de conter par La Fontaine, fil conducteur de tous ces textes, reste toute personnelle : Perrault publiera une nouvelle en vers — Griselidis tiré de Boccace — assortie de deux contes en vers — Les Souhaits ridicules et Peau d’Âne — en 1691 avant de passer aux Contes en proses — titrés Histoires ou Contes du temps passé — en 1694. Preuve que le débat sur la manière de conter reste ouvert après La Fontaine.
8À travers l’étude des préfaces et prologues dans lesquels il est question de nouvelle, l’art de conter lafontainien peut se résumer par une esthétique de la brièveté qui nécessite la réduction de la narration de la nouvelle par la versification et le choix restreint de thèmes grivois mettant en scène maris cocus ou nonnes paillardes. Corrélativement, le ton se veut galant et civil selon le goût du public ; les contes sont alors un savant mélange, sous le signe d’une simplicité étudiée, d’autres textes réécrits dans un style marotique mais aussi un archaïsme propre aux fabliaux réclamant gaieté et fin heureuse. T. Rolland réhabilite ainsi des contes ingénieux trop souvent classés uniquement en tant que contes grivois (c’est d’ailleurs le manque de moralité de sa Matrone d’Ephèse que Perrault reproche à La Fontaine dans la « Préface » de Grisélidis alors même que La Fontaine avait, selon T. Rolland, choisi de reprendre cette œuvre de Pétrone en 1682 pour compenser la saisie de police).
9Ces textes en vers, la plupart du temps irréguliers, ont été classés selon cinq catégories qui montrent la richesse de ces récits plaisants, nommés « contes » dans la diégèse, à partir de Cicéron qui différencie en rhétorique les plaisanteries sur les choses et celles sur les mots. Les textes sont ainsi classés comme suit : les contes épigrammatiques hérités d’Athénée et Anacréon, et surement aussi de Gracian, sont centrés sur un bon mot (Le Conte tiré d’Athénée) et une intrigue des plus simples. Les contes de naïveté sont issus surtout des Cent Nouvelles nouvelles ; le sourire du lecteur provient de la sottise d’un personnage (Le Villageois qui cherche son veau). Les contes dont l’intrigue et la facétie sont plus étoffés sont publiés à partir de 1670 sauf exception (Joconde) et se subdivisent en trois catégories : une partie sont des contes de beffa, c’est‑à‑dire stratagème, et sont héritiers du théâtre italien, de Boccace mais aussi de D’Ouville, nouvelliste français reprenant lui‑même la veine italienne. Le thème de la tromperie est combiné à une structure narrative encadrante dans laquelle le trompeur fait croire au trompé que la duperie est à son avantage. Ainsi La Gageure des trois commères montre‑t‑il trois femmes discourant sur leurs capacités de tromperie ; chacune va alors conter son meilleur exploit en la matière (l’encadrement issu de la nouvelle italienne et du conte oriental se généralisera avec la publication des Mille et Une Nuits de Galland à partir de 1704). Enfin, les contes plus longs — mais qui restent très courts par rapport à ce que deviendra le conte avec son passage à la prose chez Madame d’Aulnoy — sont de deux catégories : les contes de quiproquos et les contes romanesques. Les trois précédentes catégories (contes épigrammatiques, de naïveté et de beffa), étaient axées sur la parole — le bon mot du conteur, la parole stupide ou trompeuse d’un personnage ; ici la parole est au service de La Fontaine qui met en scène métaphoriquement l’art de conter. Les quiproquos sont le fruit de la Fortune (Le Berceau) : le conteur tire les fils discrètement derrière le décor de théâtre mais prétend que les personnages sont victimes de coups du sort. Si T. Rolland fait le lien avec l’art comique, peut‑être est‑il possible d’y voir aussi une préfiguration lointaine de ce qui deviendra le fatalisme sous la plume de Diderot. Les contes romanesques, notamment son premier, Joconde, de 1664, sont teintés quant à eux de galanterie et se caractérisent par une narration plus longue, proche du roman. Ici ne sont notés que les contes dont la structure narrative est tirée d’une nouvelle longue, ou « nouvelle‑petit roman » selon la terminologie de René Godenne. La Ballade du premier tome de 1665 nous invite à élargir la filiation, peut‑être ironique, aux « livres d’amour » soit les romans si prisés à l’époque : roman pastoral (l’Astrée d’Honoré d’Urfé), roman précieux (Clélie, Histoire romaine de Mademoiselle de Scudéry), roman héroïque (Cléopâtre de La Calprenède)…
La postérité des contes
10Malgré — ou peut‑être à cause de — l’ingéniosité de La Fontaine que T. Rolland nous dévoile en nous invitant dans l’ « atelier du conteur », peu d’imitateurs sont dénombrés. À part des œuvres anonymes (Contes mis en vers par Monsieur D… et poésies diverses de 1688) ou des contes qui ont pu passer sur le moment comme étant du conteur lui‑même (Le Mioulement des Chates de Saint‑Glas de 1671), le récit plaisant n’a pas eu plus d’ « influence » que cela dans le monde littéraire tant l’ « ascendance » de La Fontaine est grande dans le domaine. Notons tout de même une filiation très probable, simplement évoquée dans l’ouvrage, du conte licencieux du xviiie siècle (Voltaire, Crébillon, Moncrif…) : T. Rolland évoque la stratégie conteuse de La Fontaine qui recourt à la métaphore du voile, ou l’art de la litote gaillarde, pour ne pas choquer la bienséance du lecteur qui doit pouvoir sourire sans rougir. Au‑delà d’un jeu avec le lecteur, nous sommes tentée d’y voir une préfiguration de la sensualité légèrement voilée qui fait le sel du conte orientalisant (Galland et ses imitateurs).
11T. Rolland explique le génie supérieur du conteur par l’exploitation des sources dont l’apparente marqueterie est en fait un savant dosage entre liberté et imitation plus au goût du public que la servile traduction. La gageure d’écrire en vers de la littérature narrative a contraint La Fontaine à atteindre cette esthétique de la brièveté qui rend chaque mot important et c’est en quoi il excellait dans ses Fables mais aussi dans ses Contes.
12De la poétique de La Fontaine — et force est de constater que le fameux « Diversité, c’est ma devise » du Pâté d’anguille lui sied à merveille —, nous retenons cette idée intéressante de compression des sources que T. Rolland développe et qui peut offrir des perspectives pour les travaux actuels sur le conte de fées : rendue plus brève, la trame narrative est plus simple et pourtant c’est cette simplicité qui apporte toute la richesse à ces textes qui ne contiennent parfois que quelques vers. La compression du fonds grivois et misogyne permet d’en dire beaucoup en peu de mots, d’intégrer un « vieux magasin » très riche dans de courts espaces ; en même temps, la voix du conteur mondain et galant se superpose en un écho métafictionnel. En cela, les conteurs de la fin du xviie siècle, et ce jusqu’à la Révolution, excelleront : à part Perrault, ou le début du Bélier d’Hamilton, la brièveté du conte en vers est abandonnée mais pas la notion de compression des sources. C’est ainsi que les contes de fées intègrent en miniature des traces de leurs sources plus ou moins distanciées : Adolphe découvre dans une grotte des vers galants gravés qui l’appellent à succomber à l’amour (« L’Ile de la Félicité » de Madame d’Aulnoy) et c’est toute la littérature galante, notamment la nouvelle mais aussi, comme nous le savons maintenant, les contes de La Fontaine, qui surgit aux yeux du lecteur. Des variations nous sont offertes avec la pastorale et son modèle l’Astrée d’Honoré d’Urfé qui entre dans quelques vers gravés sur des troncs d’arbre (« La Princesse Carpillon » et « Le Pigeon et la Colombe » de Madame d’Aulnoy, « Jeune et Belle » de Madame de Murat…) ou encore la variation mi‑courtoise mi‑galante avec l’incrustation de devises gravées sur des boucliers (Les Chevaliers errants de Madame d’Auneuil…)
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13Malgré une prise de position antithétique dans la Querelle des Anciens et des Modernes, La Fontaine reste toujours d’actualité lorsque la mode du conte de fées s’empare de la France. Mais son génie inimitable, entre thèmes licencieux et licence poétique pour rire, conduit ses successeurs à réinventer le genre, à plusieurs cette fois, avec force fantaisie et émulation de salon, car tel est le propre du conte d’être sans cesse réécrit.