Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2020
Décembre 2020 (volume 21, numéro 11)
titre article
Pierre Vinclair

La poésie ou les paradoxes de la sincérité

Nicholas Manning, Rhétorique de la sincérité. La poésie moderne en quête d’un langage vrai, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2013, 488 p., EAN 9782745324894.

1 « On a touché au vers », écrivait Mallarmé au seuil de la révolution formaliste qui transforma, à l’aube du xxe siècle, la poésie. Symbolistes français, imagistes anglo-saxons, futuristes russes ou italiens, tous concevraient dorénavant la poésie comme un art irréductible aux pratiques — essentiellement romantiques — du xixesiècle. Mais la mise en évidence de la forme, le refus des effusions du moi empirique (et la valorisation corrélative de l’impersonnalité), la spécularité enfin de ces œuvres réflexives et parfois spéculatives — toutes ces propriétés du poème moderne n’aboutissent‑elles pas nécessairement à en faire un objet fabriqué, essentiellement artificiel, purement rhétorique, et en que tel inapte à incarner la grande sincérité des œuvres romantiques ? La réponse à une telle question dépendra, bien sûr, de ce qu’on appelle la sincérité. Ou, plus précisément : dépendra de la capacité que l’on aura à identifier — et en fait à construire — un concept de sincérité à même de s’appliquer à la nouvelle manière des poètes, et donc irréductible à ce que l’on considèrerait à tort comme l’essence de la sincérité (le fait d’exprimer spontanément et sans fard ce que l’on pense ou ressent vraiment) et qui n’était en fait que sa version romantique. C’est là exactement l’enjeu de Nicholas Manning dans cet ouvrage. En s’appuyant sur une poignée d’auteurs à la fois poètes et théoriciens de la poésie, il cherche à relativiser les prétentions du romantisme à l’hégémonie conceptuelle sur la sincérité, mais aussi à qualifier positivement la « sincérité moderne » de la poésie du xxe siècle — qui aurait l’avantage, selon lui, de ne pas se payer de mots — justement grâce à la conscience qu’elle aurait de sa nature essentiellement rhétorique.

Méthodes

2Pour mener à bien cette entreprise, l’ouvrage de N. Manning déploie une méthode à trois dimensions : son approche est critique, archéologique et inductive.  

Critique

3Il s’agit pour N. Manning d’étudier les limites de validité de l’usage d’une catégorie conceptuelle ; mais « critique », sa démarche ne l’est pas seulement au sens de Kant : elle l’est aussi au sens le plus courant, et le plus polémique, de dénonciation de certains de ces usages. En l’occurrence, il se met en porte à faux avec toutes les approches « terroristes » (pour parler comme Paulhan, dans l’héritage duquel il se place notamment) qui refusent la dimension rhétorique de la littérature au profit d’une mystique de la communion émotive — telle qu’elle aura notamment été théorisée par Schelling. Parce que la pensée elle-même est faite de langage, la « sincérité expressive » qui postule l’extériorité réciproque des mots aux affects, et cherche à dépasser l’artificialité des premiers pour retrouver la spontanéité des seconds, est tout simplement une absurdité, puisqu’elle « promet la résolution de la binarité en l’absence même de binarité. » (p. 126)

4Contre cette conception absurde (mais qui gouverne bien souvent nos jugements de goûts immédiats) de la sincérité, et l’opposition stérile qu’elle construit entre pensée et langage, c’est-à-dire entre authenticité et rhétorique, N. Manning défend dans cet ouvrage une autre conception — antinomique : la sincérité n’est elle-même qu’un effet rhétorique, comme l’aura montré le résumé de l’affaire Ern Malley (p. 277 sq), dont les poèmes ont bien une valeur poétique alors même qu’ils ont été écrits dans une intention parodique, par deux auteurs réactionnaires. Dès lors, loin d’être l’évidence que l’on croit, la prénotion de la sincérité que nous avons est le fruit d’une construction, historique et conceptuelle, dont l’ouvrage de N. Manning propose de faire en quelque sorte l’archéologie.

Archéologie

5L’enchâssement de la démarche archéologique dans l’approche critique sert à N. Manning à préparer la substitution conceptuelle qu’il s’apprête à opérer. Celle-ci doit permettre, selon les ambitions explicitement affichées dans la première partie de l’ouvrage, à douer d’une scientificité cette notion de sincérité que la rhétorique structurale a eu mystérieusement tendance, dans sa réévaluation générale des catégories, à laisser de côté. Pour ce faire, il va chercher dans les ouvrages de Trilling et Peyre, mais aussi dans la conceptualisation de Schelling et des premiers romantiques, les éléments qui lui permettent de reconstruire le paradigme de la « sincérité expressive » dans sa pureté idéal-typique. Ces pages ont pour enjeu de montrer le « fonctionnement du concept », et notamment le paradoxe — voire l’aporie — qu’il ne manque pas de produire dès lors qu’il est mobilisé dans une démarche poétique. Cherchant, dans le partage de l’émotion, à produire une communion (non médiée par la rhétorique) de l’auteur et du lecteur, mais cherchant à le faire par le moyen de la médiation essentiellement rhétorique du langage, la sincérité expressive se condamne à l’impossibilité. Au moins y aurait-il un grand intérêt pour ses défenseurs à reconnaître que si le texte ne peut porter une telle sincérité, ou moins peut-il produire sur son lecteur un effet-de-sincérité. Mais ce serait, bien sûr, réintégrer dans l’équation la rhétorique, qui est la grande ennemie :

Bien qu’impossibles à définir séparément, les deux termes, considérés ensemble, se définissent mutuellement. En effet, qu’est-ce que le sincère ? Le contraire de la rhétorique. Qu’est-ce que la rhétorique ? L’opposé du sincère. (p. 136)

6La sincérité expressive n’est que rhétorique ; elle est pourtant une haine de la rhétorique.

7Pour introduire à la période contemporaine, N. Manning montre par la suite les liens étroits qui unissent le problème de la sincérité et celui de l’intention de l’auteur — dans la mesure où il s’agit d’en chercher l’expression authentique. Il consacre alors un développement, assez long, et dont la problématique est originale, à l’œuvre de Mallarmé, envisagée comme bascule entre la poésie pré-moderne et la poésie moderne. Car si, d’après l’auteur, « la poésie moderne s’est affirmée en opposition, même sans le savoir, à la vision mallarméenne d’une poésie sans autorité » (p. 176), il n’en reste pas moins que Mallarmé a permis de mettre à nu les problèmes contenus dans le modèle expressif.

Induction

8Pour mener à bien son projet de proposer une nouvelle conception de la sincérité, débarrassée du mythe romantique de la communion et fondée sur une approche rhétorique des émotions (voir p. 22, 49), N. Manning procède par induction, à partir d’une lecture de l’œuvre — poétique, mais surtout critique — de quelques poètes emblématiques de la modernité, appartenant à différentes aires culturelles et traditions : l’américain Zukofsky, l’anglais Auden, l’allemand Celan, l’italien Pasolini, les français Bonnefoy et Jaccottet.

9Ainsi, il s’agit pour N. Manning de remonter, à partir d’un relevé des occurrences du mot « sincérité » chez ces poètes et d’une prise en compte de la grammaire particulière à laquelle il répond, à une définition unifiée. Cette dimension inductive sera d’ailleurs de plus en plus revendiquée au fil de l’ouvrage, et notamment pour des raisons rhétoriques : souligner que l’idée générale que l’on décrit a été induite de cas particuliers est au moins la garantie, pour le lecteur éventuellement incommodé par ce nouvel usage, si peu romantique, du terme, qu’il n’est pas le fruit du seul caprice de l’auteur — ne venant que dans un deuxième temps formaliser ce qui lui préexiste chez les poètes :

Reconnaissons d’emblée qu’en dépit des réserves initiales que l’on peut avoir sur le plan conceptuel, ce nouvel emploi du terme et du concept de sincérité poétique existe à un niveau textuel. (p. 300)

10On se demandera malgré tout comment cette démarche, grâce à laquelle « on peut espérer dégager de ces occurrences textuelles une mesure de cohérence conceptuelle » (p. 300), peut encore se revendiquer de Wittgenstein, invoqué dans les pages introduisant les premiers chapitres. Une telle « cohérence inductive », acquise par induction et devant permettre de jouer une conceptualisation contre l’ancienne, souscrit-elle encore au pragmatisme sceptique de Wittgenstein, enjoignant à ne pas chercher des concepts derrière les airs de famille ? Il ne nous semble pas. Pour preuve, toutes ces phrases dont « la nouvelle sincérité » ou « la sincérité moderne » est le sujet : elle est ceci, veut cela. L’auteur n’en reste pas à la description des grammaires de l’usage de ce mot ; il cherche bien à unifier un concept (pour ne pas utiliser le gros mot d’essence).

Une sincérité perceptive, historique, paradoxale

11L’ouvrage se propose en effet de définir, à partir de la compilation organisée de quelques déclarations théoriques des poètes cités, un concept moderne de sincérité caractérisé par une triple détermination à priori problématique : au lieu de qualifier l’immédiateté d’une expression portant sa signification comme une plénitude inentamée,  la nouvelle sincérité est perceptive, historique et paradoxale.   

La sincérité perceptive

12N’engageant pas la véracité de l’expression, par la parole, d’une pensée quant à elle essentiellement non linguistique, le concept que Nicholas Manning construit notamment à partir des essais de Zukofsky, concerne une éthique de la perception :

Cette nouvelle sincérité […] se veut un projet d’« intellection » et d’« objectivation » (les termes sont de Louis Zukofsky). En englobant alors, au sein de ses connotations, une réciprocité non seulement entre langage et sujet, mais entre langage et réalité, la sincérité s’attache dorénavant à s’extraire de ses associations purement expressives, en gagnant une portée proprement perceptive, interprétative et herméneutique.
Il s’agit donc, pour les poètes de cette nouvelle époque, d’une sincérité façonnée et employée précisément comme mode de connaissance. Que la sincérité poétique ne serait finalement pas qu’une simple question d’expression, qu’elle serait également une question de conceptualisation, conférant au sujet percevant la possibilité d’une rencontre immanente avec son monde ou son vécu […]. (p. 298)

13Dans ce cadre, « la sincérité poétique peut aider à dire, mais aussi à voir » (p. 303 ; il souligne). Et en effet, puisque la nature rhétorique de la sincérité est d’emblée affirmée, en faire une dimension de notre  rapport au monde (et non seulement à notre pensée) implique une forme originale de constructivisme poétique. Sur ce point, on aurait aimé ne pas en rester aux déclarations de Zukofsky (selon qui « la sincérité peut devenir une façon de former et d’organiser l’esprit — “sa structure nécessaire” — pour qu’il soit plus en accord avec l’organisation de la Nature. Faire la pensée comme on fait l’œuvre d’art […]. » (p. 307)) et voir les implications et les formes — comment cela fonctionne — d’une telle sincérité dans le poème. Les énoncés de poétique, lorsqu’ils sont le fait d’écrivains, on le sait, ne sont souvent, comme l’écrit Calasso, que « des pièges amoureusement placés par les écrivains pour leurs lecteurs1 ». On regrettera d’autant plus la confiance accordée par N. Manning aux déclarations d’intentions, que la rhétorique et ses effets est l’objet même de son livre. De la même manière qu’il avait justement problématisé la rhétorique romantique d’une sincérité non rhétorique, on aurait peut-être attendu qu’il questionne la revendication moderne à une sincérité non romantique.

La sincérité historique

14Deuxième dimension, non moins paradoxale pour qui est habitué aux vieux habits de la conceptualisation romantique (dont la prétention à l’authenticité allait de pair avec le rejet de toutes les médiations, et donc une participation essentielle à l’immédiateté) la nouvelle sincérité est historique. L’œuvre moderne s’efforce en effet « de présenter une vision générale d’un moment historique spécifique » (p. 366). Preuve qu’il s’agit bien pour l’auteur d’unifier un concept en ses trois dimensions (et non de décrire trois usages différents dans une grammaire du mot), cette substitution s’appuie notamment, chez les auteurs étudiés, sur la substitution précédemment étudiée de la perception à l’expression :

En remplaçant ainsi la notion d’immédiateté de l’expression par celle d’immédiateté de l’expérience perceptive, Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet apportent leur contribution à une première reformulation importante des paradigmes romantiques précédents. Bien que la priorité accordée au momentané ne nous affranchisse pas tout à fait d’aspects problématiques propres aux modèles antérieurs, elle ouvre néanmoins la voie à une sincérité poétique qui, loin de rester prisonnière de l’expressivité individuelle, spontanée, représente un outil possible pour la rencontre non seulement avec la durée, mais avec autrui. (p. 381)

15Rencontre avec autrui et avec l’histoire, et non simplement égologie sentimentale, la « nouvelle sincérité » qui est le sujet de cette histoire qui prend, en ses derniers développements, des allures d’enquête spéculative, doit se confronter à la question du sujet historique, dont la (post)modernité a brisé les prétentions classiques à l’unité ou la simplicité :

Mais comment le sujet multiple, qui reste profondément instable au sein de sa réfraction constante, peut-il souhaiter être sincère au sens traditionnel du terme ? (p. 383)

16C’est, à travers la lecture de Paul Celan, la notion de « témoignage » qui peut finalement apparaître comme « une autre manière de décrire ce que nous tentons de formuler sous la forme d’une “sincérité historique” » (p. 387).

La sincérité paradoxale

17Perceptive plutôt qu’expressive, historique plutôt qu’immédiate, la nouvelle sincérité est aussi caractérisée par sa dimension paradoxale. En effet, le poète moderne qui cherche à être sincère a tendance à avouer — tel le Crétois Épiménide — que la poésie est essentiellement mensonge. Comme le montre exemplairement l’analyse de l’œuvre de Jaccottet, mais aussi certains passages de celle de Pasolini, par exemple, « la sincérité poétique n’est donc nullement ce qui dépasserait l’altérité langagière : elle est cette altérité incarnée, mise en acte » (p. 442). Elle est finalement « interrogation rhétorique des conditions du discours » (p. 443).

18On se souvient que la critique de la sincérité expressive s’appuyait sur la dénonciation de l’impossibilité à dépasser la polarité langage-pensée dans le langage, et la nécessité consécutive à prendre en compte la dimension essentiellement rhétorique de la poésie. C’est cette opération même qu’effectue la poésie moderne quand elle est conséquente : avouant n’être que rhétorique, mettant en cause sa propre sincérité, elle effectue par la même opération à la fois une reprise de la recherche romantique d’une vérité non rhétorique (sans quoi elle ne s’accuserait pas d’être un mensonge ; en ce sens « le sincère depuis ses premières formulations proto-romantiques relèvent tout simplement de son jeu. » (p. 443)) et une dénonciation de cette recherche, condamnée comme vaine (affirmant sa nature rhétorique). Par là-même, elle se structure en quelque sorte comme méta-sincérité — comme si, par un double paradoxe, l’aveu de culpabilité de mensonge qui la parcourt était, seul, garant de sa bonne foi.

19Cette méta-sincérité, qui apparaît au terme de l’analyse comme une figure bien complexe de paradoxes enchâssés, se simplifie immédiatement dès lors que l’on comprend qu’en fait, « la sincérité poétique n’est jamais une réponse : c’est une question » (p. 444).


***

20Nous avons disséminé, comme en passant, quelques critiques à l’ouvrage de Nicholas Manning. Il est peut-être temps, pour conclure, de les récapituler. Elles se résument au fond à ces trois points : 1/ Il nous semble que le livre a tendance à croire sur parole, dans une démarche militante, beaucoup de déclarations d’intention, plutôt que d’analyser froidement le fonctionnement rhétorique des poèmes ; 2/ Les déclarations de non-essentialisme de l’auteur paraissent elles-mêmes un peu rhétoriques. Elles sont en tout cas rendues problématiques par une démarche inductive visant à l’unité du concept, ainsi que par l’usage un peu étrange de « la sincérité » comme sujet récurent des phrases — comme si c’était une entité qui voulait ou qui faisait. D’autant que, 3/ l’ancienne et la nouvelle sincérité semblent si opposées qu’on voit mal, finalement, pourquoi ce serait le même mot qui devrait rendre compte de ces deux réalités. Pourquoi ne pas dire que la sincérité, telle qu’elle était pensée auparavant, est impossible ? Ou que la sincérité a pu être un critère de la valeur des textes, mais que l’on peut en imaginer d’autres — plus historiques, perceptifs, paradoxaux ? Quel sens peut avoir l’affirmation selon laquelle la sincérité existe, mais autrement ? Pourquoi utiliser le mot « sincère » pour qualifier les poèmes parodiques mais réussis ? N’est-ce pas seulement parce que Zukofsky, ou quelque autre poète, l’utilise ? On retombe sur notre première critique.

21Mais il n’empêche : l’ouvrage de N. Manning a bien des mérites. Remarquablement écrit, il traite une problématique originale, à l’aide d’un corpus riche d’auteurs difficiles qu’il introduit avec finesse et empathie. Qui plus est, la rhétorique des émotions qu’il laisse entrevoir derrière le cas particulier de la sincérité est tout à fait alléchante. En fait, nous avons affaire ici à un programme ; et les trois critiques susmentionnées n’auraient sans doute tout simplement pas eu lieu d’être si cette dimension programmatique — et doublement programmatique : d’une poésie qui vient et d’une recherche à venir — avait été davantage assumée.