Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Octobre 2016 (volume 17, numéro 5)
titre article
Stéphane Massonet

Deleuze entre les lettres : pour un autre commencement

Gilles Deleuze, Lettres et autres textes, édition préparée par David Lapoujade, Paris : Les Éditions de Minuit, 2015, 320 p., EAN 9782707329394.

1« Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien1 ». Ce mot de Michel Foucault éclaire comme une lanterne sourde les pas de ceux qui ont décidé de suivre ce philosophe voyageur, car ils savent qu’au-delà de ce clin d’œil, le siècle sera celui d’un certain nomadisme qui vaque à la déterritorialisation de la pensée, posant ça et là, au gré des dérives, quelques petites machines littéraires qui forment autant de haltes de la pensée du philosophe. Et pour ceux qui sont en manque de ces machines, voici qu’à l’occasion du vingtième anniversaire de la disparition de Gilles Deleuze paraît le troisième et ultime volume posthume des écrits du philosophe. Cet effort est mené par David Lapoujade qui avait déjà édité en 2002 le recueil L’Ile déserte et autres textes, puis Deux régimes de fous et autres textes l’année suivante. Ces deux livres rassemblaient des textes échelonnés entre 1953 et 1974 pour le premier, et entre 1975 et 1995 pour le second. La découpe était donc parfaitement chronologique. Le troisième et dernier volume qu’il vient de publier est un volume hybride et étrange, hétéroclite et fourre-tout. Il rassemble une sélection de lettres écrites par le philosophe entre 1966 et 1990, ainsi qu’un ensemble de textes difficilement accessibles qui auraient pu trouver place dans l’un ou l’autre des deux volumes précédents. Tout en complétant les textes rassemblés dans les volumes antérieurs, l’intérêt de ce volume réside dans cette dispersion un peu hétérogène. Ainsi, on découvre par exemple une suite de dessins que Deleuze publia avec un texte de Michel Foucault, ainsi que des écrits de jeunesse qui ont été reniés par le philosophe et qui, au-delà de tout désaveu, pourraient nous amener à penser autrement ses débuts. Ce troisième volume posthume des écrits de G. Deleuze nous livre donc des éléments pour un autre commencement.

2D’emblée, ces textes de jeunesse dressent un autre portrait du philosophe, ancrant sa pensée dans des textes qui ont été publiés dès la fin de 1945. Tout en disloquant la découpe chronologique des deux volumes précédents, ces textes permettent de repenser l’œuvre de Deleuze à partir de répétitions et de déplacements, prenant ainsi un peu de distance avec les premiers commentaires sur les philosophies de Hume, Bergson, Kant, Spinoza ou encore Nietzsche. Ici, le volume joue même au rebours de toute chronologie, puisque se clôturant sur les textes de jeunesse répudiés, il s’ouvre sur un projet de bibliographie vraisemblablement rédigé en 1989 pour un éditeur étranger. Cette vue rétrospective constitue clairement une tentative de questionner une lecture séquentielle, chronologique de l’œuvre. L’effet est celui d’un télescopage du temps pour l’immédiateté d’une organisation thématique de sa pensée. C’est également une manière de marquer la fin pour repenser à travers ses textes de jeunesse les voies possibles d’un autre parcours à travers les textes de Deleuze. Ainsi, cette bibliographie nous offre comme une autre découpe, une autre taxonomie des objets de la pensée du philosophe, une cartographie pour un autre voyage. Bien que tardive, c’est par elle qu’il convient de commencer pour remonter le temps et revenir au commencement.

Exercice d’admiration

3Voici donc une suite de lettres qui seraient pour ainsi dire sans suite, sans échange, sans dialogue, puisqu’elles ne sont pas accompagnées par la réponse de leurs correspondants. Seule la parole de G. Deleuze résonne ici entre les noms de Clément Rosset, François Châtelet, Jean Piel, Félix Guattari , Michel Foucault, Pierre Klossowski, Alain Vinson, Gherasim Luca, Arnaud Villani, Joseph Emmanuel Voeffray, Elias Sanbar, Jean-Clet Martin, André Bernold. Mais l’exercice est concerté. Une sélection a été faite et la parole de G. Deleuze se laisse prendre comme dans l’autre, happée par le reflet de ce que lui apporte la pensée de son correspondant, tout en marquant un moment de sa propre pensée. Ainsi, cette sélection minutieuse laisse résonner autre chose qu’un échange de circonstance, comme un au-delà de l’amitié qui se décline comme un exercice continu d’admiration. Et de fait, le mot admiration ne cesse de revenir comme un fantôme qui traverse et finit par hanter ses lettres, leur donnant leurs rythmes et leurs tonalités spécifiques. Ainsi, à François Châtelet, dont il n’a pas encore lu le Platon « non pas faute d’admiration », il écrit son embarras à rédiger un compte rendu sur la biographie de Proust par Georges Duncan Painter qui paraît au Mercure en 1966. «  Pour pouvoir écrire, faut bien admirer un tout petit peu. Painter est une merde américaine vaguement policière, vaguement ethnographique, vaguement érudite… on ne peut pas en parler » (p. 27). L’admiration devient donc ici miroir ou moteur de l’écriture, sa possibilité même ou un ingrédient minimal, peut-être un seuil critique de recevabilité. Ailleurs, elle devient l’effet d’un jeu de répétition, lorsqu’il déclare à Pierre Klossowski, à propos de son Nietzsche et le Cercle vicieux : « Mon admiration est totale, immense » (p. 58), ou encore lorsqu’il veut détacher un chapitre de L’Anti-Œdipe sur la synthèse disjonctive pour la revue L’Arc, car « ce texte dit notre admiration pour vous ». Ainsi, nous voyons cette déclaration ponctuer l’ensemble de ses lettres, comme pour esquisser ce mouvement de critique des simulacres comme processus de dissolution du jeu de l’identité. Ici, les lettres nous montre combien Différence et répétition s’inscrit dans le sillage de Nietzsche et le cercle vicieux tandis que l’admiration se transforme en dette, mais une dette qui s’inscrit dans l’espace du don et de la réciprocité : Klossowski dédie à Deleuze son  « Entretien sur l’idée du porte-malheur » dans lequel il évoque la misère qu’engendre la gratuité des idées  saugrenues qui n’arrivent jamais à atteindre le stade de généralité2.

4Ailleurs, l’admiration se déploie plus simplement dans le geste de la lecture, par exemple lorsqu’il déclare à Gherasim Luca « la preuve de [s]a grande admiration » en lui écrivant sa volonté de tout lire, de pouvoir accéder à la totalité de ses textes qui ont une fonction bouleversante ou « qui fonctionne[nt] comme une pure machine d’intensivité émotive, sur les nerfs et sur l’âme »3. C’est alors que l’admiration se propage, se démultiplie : « Admirable Chant de la Carpe. Tout y est merveilleux ». Puis elle devient signe de l’amitié, au sens où Maurice Blanchot la définissait comme un « rapport sans dépendance »4, proche de l’oubli sur le seuil du tout dernier mot, là où elle devient ce geste d’accueil devant l’inconnu. Ainsi, lorsque Deleuze rappelle son amitié pour Michel Foucault, il lui écrit « pour moi vous êtes celui qui, dans notre génération, fait une œuvre admirable et vraiment nouvelle »(p. 68). Ici l’admiration transmue l’amitié en écriture continue et dont le destin sera de devenir posthume puisque Deleuze ne cessera d’écrire sur l’œuvre de son ami, la suivant pas à pas, résumant chacune de ses étapes pour rassembler ultimement cette lecture dans son livre Foucault qui paraît deux ans après la disparition de son ami. Ici le « mirer » de l’admiration vient s’enrouler autour de cette nouvelle manière de définir le « voir » et de ce qui s’annonce déjà comme une nouvelle vision de la philosophie, qu’il n’a cessé de partager avec Michel Foucault.

5À la lecture de ces lettres, certains concluront que Deleuze n’est probablement pas un grand épistolier. Mais assez rapidement, à travers ces exercices d’admiration, transparaît un effet-Deleuze qui agit comme une espèce de machine osmotique, absorbant et retenant la pensée de l’autre pour mieux affiner la sienne. Ainsi, le lecteur pourrait s’attendre à voir paraître un jour la correspondance croisée du philosophe avec ses proches et ses amis.

Le pouvoir de la surface

6Si les dessins d’écrivains comme Hugo, Valéry ou encore Proust ont retenu l’attention de la critique, ceux des philosophes n’ont par contre suscité que peu d’intérêt. Le plus souvent, ils sont traités comme anecdotiques ou secondaires. Pourtant, ils accomplissent ce mouvement d’une autre écriture qui ne cesse de confirmer ce qui est en jeu dans l’écriture philosophique même. On pourrait penser qu’il s’agit tout au plus avec les dessins de Deleuze d’une parenthèse, de quelque chose d’extravagant, comme ces croquis que nous trouvons en marge des manuscrits littéraires. Et pourtant, il s’agit d’autre chose. La plaquette est assez rare et combine les dessins de Deleuze avec un texte de Michel Foucault. Sans date ni nom d’éditeur, cette plaquette fut préparé par Karl Flinker en 1973 sous le titre « Mélanges, pouvoir et surface » avec « six surfaces de Gilles Deleuze ». Elle se présente sous forme d’un cahier double. Il est significatif que Deleuze ne présente pas ici des dessins, mais des surfaces. Le trait de Deleuze navigue entre le dessin d’enfant et celui du schizo. Il prend pour sujet principal le monstre. La monstruosité étant au cœur de son analyse de la Figure dans la peinture de Francis Bacon, et la préface pour l’édition américaine de Francis Bacon. Logique de la sensation publiée ici en compagnie de ses lettres invoque à nouveau cette figure. Il en déroule la logique pour montrer que si du point de vue de la figuration les corps chez Bacon sont des monstres, ils deviennent du point de vue de la Figure un rythme. Ici donc, les surfaces de Deleuze peuvent être comparées aux aplats chez Bacon, happant et isolant la figure. La surface en est le mime sur le mode mineur, variation à partir de l’autoportrait et de la figure qui sont comme autant d’effets de la surface elle-même. Ainsi, le monstre n’est pas juste une figure qui travaille et subvertit la forme, comme dans l’univers pictural de Francis Bacon. Elle devient aussi une pratique, comme dans le cas de l’écriture de L’Anti-Œdipe. Un entretien à deux, côte à côte avec Félix Guattari, poursuit ce chassé croisé hybride et parfois monstrueux d’une écriture dédoublée. Mélange interminable de mots et de concepts qui produisent des effets de surface à travers les machines désirantes ou encore des effets qui permettent de dire le non-sens.

L’écriture répudiée comme mise en scène d’un autre commencement

7L’œuvre de Deleuze émerge progressivement à partir du milieu des années soixante comme celle d’un historien de la philosophie. Jusqu’alors, Deleuze avait essentiellement consacré son activité à commenter les grands penseurs comme Hume, Kant, Descartes, Bergson, Nietzsche. Sa pensée s’enracine dans une volonté évidente de repenser l’histoire de la pensée philosophique. Un compte rendu sur Émile Bréhier rappelle que ce geste n’est pas comparable à celui de l’historien des sciences, car la philosophie noue un rapport particulier à sa propre histoire. Questionner l’histoire de la philosophie est en soi un geste philosophique. L’originalité de Deleuze est d’avoir évité le commentaire, et d’avoir cherché à dire ce que les philosophes du passé ne disent pas mais qui y est pourtant  inscrit en creux. Ainsi, ce volume permet de compléter un parcours déjà bien connu en y ajoutant les notes pour un cours sur Hume donné en 1957-1958, son cours d’agrégation autour Des dialogues sur la religion naturelle de Hume, le texte « De Sacher-Masoch au Masochisme » paru en 1961 dans la revue Arguments. Si ceux-ci ne font que compléter ce que nous savons déjà de la pensée de Deleuze, par contre d’autres textes comme celui consacré à Bréhier font apparaître les prémices de sa pensée — comme une généalogie de sa propre lecture de l’histoire de la philosophie, lorsqu’il déclare : « On sait qu’Émile Bréhier cherchait à travers l’histoire de la philosophie la philosophie elle-même, ce qu’il appelait l’essence ». Et un peu plus loin, comme pour boucler la boucle: « C’est donc à force d’être philosophe que Bréhier faisait l’histoire de la philosophie » (p. 109-110). Autre ouverture, cette fois vers le surréalisme, lorsque le jeune Deleuze donne un compte rendu daté de 1956 du livre Philosophie du surréalisme de son professeur Fernand Alquié. Si cette rencontre entre Deleuze et le surréalisme a fait l’objet d’une étude récente de la part de Georges Sebbag5, ici nous découvrons comme les prémices de cette fascination entre philosophie et littérature qui va poursuivre Deleuze toute sa vie à travers la lecture d’écrivains comme Proust, Sacher-Masosh, Lewis Carroll ou encore Kafka. Ce qui retient l’attention de Deleuze c’est cette rencontre entre le surréalisme et la conception qu’Alquié se fait de la métaphysique. « Philosophie du surréalisme ne veut dire ni philosophie surréaliste ni la philosophie que les surréalistes auraient dû faire, mais une réflexion qui est à la métaphysique ce que le surréalisme est à la poésie » (p. 116). En refusant la systématisation rationaliste et en couplant poésie et psychanalyse, s’ouvre le domaine du signe et du désir, les jeux de leurs déplacements et de leurs répétitions qui annoncent ce lieu à partir duquel Deleuze ne cessera de questionner la littérature.

8C’est alors que les textes de jeunesse nous apportent une lumière nouvelle. Ils nous  montrent que la pensée de G. Deleuze n’émerge pas des manuels d’histoire de la philosophie ou dans les marges des commentaires sur les grands auteurs mais bien d’une réflexion philosophique sur des objets secondaires qui ne reviendront plus sous la plume du philosophe comme le corps sexué de la femme, l’onanisme, la religion et la bourgeoisie ou encore les rapports entre philosophie et science. À quoi vient s’ajouter une introduction à La Religieuse de Diderot. Ce n’est pas seulement l’objet mais le style du questionnement du jeune philosophe qui étonne ici, et que nous ne retrouverons plus dans les écrits de la maturité. C’est assurément cette dernière section qui fait la valeur de l’ouvrage, qui permet de repenser autrement la genèse de l’œuvre du philosophe, de lui attribuer une autre scène, un autre commencement. Ainsi, en questionnant le statut philosophique de la femme, on voit parfaitement comment opère cette pensée philosophique initiale. En rejetant l’idée selon laquelle la femme ne serait qu’une illusion philosophique de l’autre, l’Autre n’étant qu’un autre Je, c’est la désolation du monde asexué de Sartre que Deleuze rejette, pour nous montrer qu’Autrui c’est l’expression d’un « monde possible ». La naïveté de la formulation ne cache pas une certaine vigueur de la pensée qui met ici en mouvement des images de pensée. Deleuze part donc d’une critique implicite de la philosophie de la conscience pour évoquer la « transformation magique de la femme ». Parler de l’Autre, ce n’est plus approcher la femme comme un Autrui mâle, car pour Deleuze, elle n’exprime pas un monde extérieur absent. Bien au contraire. Elle nous fait assister à la genèse d’Autrui. Ainsi, lorsque Deleuze déclare que le corps de la femme est le triomphe débordant de la matérialité, que son corps est une ouverture qui fait de la femme un cosmos, tandis que la grâce de la femme est l’union des contraires, « une stricte identité du matériel et de l’immatériel » (p. 256). On voit ainsi comment s’élabore certaines prémisses de cette pensée Deleuze, dans une forme de pensée qui se fait dans un style qui disparaîtra assez rapidement. Et pourtant, ces premiers textes ne manquent pas déjà d’une certaine pertinence pour un jeune homme qui a tout juste vingt ans. Si les motifs de la répudiation de ses textes de jeunesse sont facilement compréhensibles, par contre, leur lecture aujourd’hui s’impose avec plus d’évidence.