Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Octobre 2016 (volume 17, numéro 5)
titre article
Corinne Denoyelle

Poétique & politique du dialogue à la Renaissance

Les États du dialogue à l’âge de l’humanisme, sous la direction de Emmanuel Burron, Philippe Guérin, Claire Lesage, Tours, Rennes : Presses universitaires François Rabelais, Presses universitaires de Rennes, 2015, 541 p., EAN 9782869063839.

1Longtemps attendus et alors qu’on s’inquiétait de les lire un jour, ces actes du colloque tenu en octobre 2007 à Rennes sont devenus un ouvrage exceptionnel. Exceptionnel par la qualité de cette édition dans le monde universitaire : fruit d’une collaboration entre les Presses Universitaires François Rabelais et les PUR, c’est un livre remarquable, de plus de cinq cents pages en grand format (210x280mm), à la couverture somptueuse, au papier de qualité et à la typographie soignée, qui semble plus un livre d’art qu’un outil de travail universitaire. Exceptionnel surtout par son ambition : après une préface théorique soutenue rédigée par Emmanuel Bouju, Philippe Guérin et Claire Lesage, il rassemble les contributions de quarante‑cinq chercheurs, consacrées à pas moins de trente‑cinq auteurs de la Renaissance européenne, dessinant par là un tableau varié de l’ébullition intellectuelle de l’Europe humaniste, conçue, sans présupposés chronologiques rigides, du début du Quattrocento au début du xviie siècle, comme l’éveil d’une pensée européenne à un nouveau champ du savoir, par la confrontation avec les textes latins et grecs. Si les figures incontournables de Marsile Ficin, Érasme, Pétrarque, Paolo Pino font l’objet de plusieurs chapitres, bien des auteurs moins connus sont aussi mis en valeur. Rien que par ce tour d’horizon, dont l’accès est facilité par un volumineux index, cet ouvrage va devenir une référence incontournable.

2Après Le Dialogue ou les enjeux d’un choix d’écriture, paru aux PUR en 2003 du même Philippe Guérin, ce volume montre la souplesse (son « extrême ductilité formelle », p. 10) du dialogue humaniste et l’expansion quasi impérialiste (« forme textuelle omnivore », p. 13) de cet « hypergenre1 », aussi mal défini qu’hégémonique. Posant d’un côté la question d’éventuelles spécificités nationales dans l’utilisation du dialogue — piste d’autant plus à creuser que le domaine anglo‑saxon est le grand absent de cet ouvrage plutôt consacré aux littératures du continent et du sud de l’Europe —, il construit d’un autre côté, collectivement, une théorisation générale de l’objet dialogue qui s’appuie sur de nombreuses études de cas et renforcée par une synthèse ambitieuse en préface.

3Regroupées en quatre grandes parties, « théories du dialogue, métadialogicité, métadiscursivité », « polymorphisme dialogique, frontières, hybridations », « dialogue polémique, dialogue politique, dialogue religieux, enjeux sociaux », « les arts et les sciences en dialogue », les contributions des chercheurs ici rassemblées cernent le dialogue renaissant sous ses différents aspects, posant globalement la question d’une poétique en tant que telle du dialogue comme genre, poétique qui impliquerait de réfléchir autant à la langue utilisée, au lectorat, à la forme, au ton, qu’aux thématiques et aux visées qui informent l’écriture à une époque où elle doit se situer intellectuellement entre scolastique et humanisme, langue savante et langues vernaculaires, et où elle doit choisir entre recherche et vulgarisation.

4La confrontation du dialogue avec les autres genres — développée avant tout dans les communications de la deuxième partie —, la poésie lyrique2, le roman3, le dialogue pédagogique4, l’écriture de soi5, la traduction6…, témoigne de son extrême souplesse et de sa porosité. Ce « polymorphisme » faciliteou explique son expansion tout au long du xvie siècle et fait de ce genre un creuset de formes en développement, allant du roman épistolaire au théâtre, de la parodie aux « discours bigarrez » inspirés de Rabelais7. Les problèmes de qualification des œuvres de Platon, vu parfois comme un poète ou comme un dramaturge, sont aussi rappelés8.

5Par ailleurs, non content de toucher tous les genres, le dialogue étend son ambition hégémonique dans toutes les thématiques, investissant toutes les questions qui traversent la société européenne : religion, science, médecine, politique, peinture, architecture, mœurs sont discutées sous forme dialogale dans des œuvres qui font l’objet des troisième et quatrième parties de cet ouvrage. Les trois derniers articles sont tout particulièrement consacrés à l’approche scientifique : utiliser la forme dialogale pour parler de science, dès lors qu’elle dépasse le simple dialogue didactique entre un savant et un ignorant, pose en effet le problème du statut de la vérité et de la connaissance.

6L’ouvrage montre ainsi l’enjeu anthropologique du dialogue renaissant, en ce que, à travers les thèmes abordés, c’est la nature de la pensée humaine qui est questionnée ainsi que la relation aux autres qu’implique la parole. Les chapitres sur la peinture9 et l’urbanistique10 montrent la continuité entre dialogue et action : l’échange, par le partage des positions théoriques et pratiques, devient le support nécessaire de l’action et de la politique. L’aspect mimétique du dialogue reproduit une pensée en mouvement dans un va‑et‑vient du consensus au dissensus, du particulier au social : « la loi du dialogue appelle le choc des opinions » (p. 15). Mais si l’éristique semble inscrite naturellement dans le dialogue, sa tendance à la polémique voire au désordre total semble aussi consubstantielle à cette forme. Beroalde de Verville11 (1616) qui mêle 380 intervenants dans un texte revendiquant sa totale liberté pousse à l’extrême les limites de ce genre.

7C’est ici que l’ouvrage pose la question d’une poétique politique propre au dialogue renaissant c'est‑à‑dire d’une dimension intrinsèquement politique de cette forme d’écriture, ce qui est sans doute le grand apport critique de cette publication. Le dialogue en effet n’est pas seulement du discours. Il représente littérairement du discours et, dans sa construction fictivement interactive, il ne peut que renvoyer finalement à son auteur et à sa dimension réellement monologique. Le dialogue humaniste revendique cette dimension théâtrale en développant les fictions du témoignage pris sur le vif, prétendant que le texte consiste en la simple transcription d’une conversation qui cherche à maîtriser jusqu’à l’aporie l’oralité dans le tissu de l’écriture. Dès lors, notent les auteurs de la préface, « le dialogue devient représentation d’une société » (p. 14). Société souvent idéalisée dans laquelle l’auteur du dialogue se met lui‑même en scène. Le dialogue prend par là une valeur sociale modélisante et éthique. Sa forme reflète les enjeux sociaux débattus. Ce faisant, il renouvelle la notion d’autorité en élaborant une nouvelle légitimité. En effet, les locuteurs mis en scène sont désormais des amis conversant dans un espace privé et non plus des maîtres en chaire, l’énonciation magistrale est remise en cause et partant le statut du lecteur qui, de disciple, devient témoin12.

8La question de la langue choisie pour rédiger le dialogue s’inscrit dans ce cadre : le latin, langue de culture et d’écriture, de la vérité, trouve ses limites face à la fiction de l’oralité, tandis que les langues vernaculaires, montrées parlées par des locuteurs prestigieux et utilisées pour traiter des sujets sérieux, y reçoivent la promotion qu’elles cherchaient.

9La préface propose l’établissement d’une nouvelle typologie du dialogue, assez proche de celle de Sylvie Durrer13, selon la distribution de l’autorité entre les locuteurs et la distribution de la parole. Le premier type, le dialogue didactique, repose sur une inégalité des connaissances entre un professeur qui sait et un élève qui veut savoir. Le dialogue est alors une simple forme de présentation d’un contenu didactique. Ce type, plus scolastique qu’humaniste, se colore de polémique dans le dialogue renaissant, dans une variante où l’apprenant exprime ses opinions contraires pour les voir mieux réfutées par celui qui sait.

10Si l’auteur donne à l’opposant une thèse plus cohérente, plus vraisemblable, il augmente la part de la polyphonie dans le texte et ouvre véritablement le débat : la vérité vacille ou peine à s’imposer, voire devient inaccessible. Le dialogue s’oriente alors entre deux pôles : coopération vers une opinion à construire à plusieurs (le deuxième type de dialogue, que S. Durrer qualifierait de dialectique) ou agonisme sur des positions irréductibles acculant un ou plusieurs locuteurs à la défaite (le troisième type, polémique). Dans ce dernier cas, la vérité reste monologique ; dans le premier, plus qu’exposé de la vérité, le dialogue est recherche du vrai. Chaque thèse est renvoyée à son énonciateur particulier et relatif, « homme sans qualité ». Le dialogue, malgré un monolithisme apparent, montre une volonté de se refuser « à classer, à commenter, à hiérarchiser, à réfuter et à trancher14 ».

11Les dispositifs énonciatifs15 choisis par les auteurs sont ainsi révélateurs des enjeux intellectuels : la structure d’ensemble des ouvrages, l’organisation des tours de parole, la fiction plus ou moins appuyée qui suscite et habille le débat intellectuel, la place du narratif… révèlent non seulement la visée pragmatique mais aussi les objectifs sociaux ou moraux de ces textes. Par la manière dont ils représentent et mettent en scène les locuteurs du dialogue, ils assignent une place et une fonction au lecteur et surtout révèlent l’importance qu’ils accordent ou non à la diversité des points de vue, et partant à la recherche de la vérité.

12Hypergenre touche‑à‑tout, le dialogue est véritablement un mode d’exposition de la pensée, alternatif et en concurrence avec le traité. Il se caractérise par la place laissée à la voix de l’autre, à ses réactions, tantôt simple surprise, tantôt désaccord. Dans ses formes les plus simples, le dialogue allège de manière pédagogique un énoncé aride. Dans ses formes les plus complexes, il permet, plus que l’exposé d’une vérité, l’élaboration d’une problématique. Le cheminement de la pensée est mis en scène jusque dans ses apories et se fait l’objet du texte plus que la vérité elle‑même, jusqu’au danger de l’incohérence.

13Le savoir affiche ainsi son élaboration, et s’ouvre à d’autres objets que la pure spéculation intellectuelle. D’autres champs de connaissance sont ainsi valorisés, tant techniques (peinture16) que pratiques (médecine17). Dans ce renouveau de l’autorité et du savoir, la place du lecteur est à redéfinir : sans auteur directement reconnaissable, c’est le lecteur qui a la clé du texte et du sens. Inscrit dans le texte, sous la figure des divers locuteurs, il est aussi amené à devenir acteur du débat et à se faire sa propre opinion.

14À travers le vaste panorama offert par cet ouvrage, on voit s’esquisser une anthropologie et une « ontologie » (Jean‑François Vallée, p. 133) dans laquelle « la parole adressée » et le rapport à l’autre qu’elle implique est à la base d’un conception du livre et de la philosophie. Bien que la dimension historique ne soit pas essentielle à la construction de ce volume qui privilégie une problématique poétique, on note aussi une évolution dans le courant du xvie siècle quand le rêve d’un véritable dialogue familier entre amis et d’une littérature habitée par ce dialogue devient de plus en plus utopique dans une Europe de plus en plus en proie à l’intolérance18.

15Le grand apport de cet ouvrage est ainsi l’observation de cette politique du dialogue, politique moins thématique que formelle, scrutée à travers les formes d’exposition de la vérité et de l’autorité, à travers les manières dont il aborde la divergence et éventuellement la résout. Par sa forme même, le dialogue pose le sujet abordé comme ouvert au débat, éloigné de l’autorité, la politique du dialogue se fait alors anthropologie, redéfinissant le sujet en tant que sujet parlant face à son semblable.