Huysmans : fin de parcours
1Le dernier livre de Jérôme Solal réunit sept articles publiés précédemment dans diverses revues. Il constitue la fin d’une étude en diptyque dont le premier volet a paru chez le même éditeur en 2010 sous le titre de Huysmans avant Dieu. Tableaux de l’exposition, morale de l’élimination. Composé lui-même de dix articles présentés comme une sorte de Décalogue, ce premier recueil engageait une lecture de l’œuvre de Huysmans à travers sa spatialité (« la pensée de Huysmans est une pensée de l’espace », conçu comme une tension entre intériorité et extériorité) qui trouve aujourd’hui son achèvement. L’agencement chronologique de l’ensemble, scindé en deux par la rupture représentée, après la publication de Là-bas en 1891, par la première retraite du romancier à la Trappe, inscrit la réflexion dans la lignée des lectures autobiographiques (« Tel est Huysmans, tel est Durtal », lit-on p. 68) et finalistes de l’œuvre de Huysmans (« Dix récits, dix stations. À Huysmans, auteur de fictions naturalistes, il faut un décalogue pour aller vers la croix, cette croix qu’on entrevoit à la nuit, dans les reflets de l’étang d’En Route », écrivait l’auteur à l’entrée du premier volume, p. 13). La préposition avec vient désormais combler le vide désigné par l’avant annonciateur de la fin de l’aventure spirituelle engagée en 1892 par le romancier converti.
2Si ces deux volumes accueillent les trente années de production littéraire du romancier, de Marthe, histoire d’une fille en 1876 aux Foules de Lourdes en 1906, le principe qui a présidé à la composition du corpus rappelle ces Christs jansénistes dont les bras à demi fermés ne s’ouvrent qu’à une partie de l’humanité : la rigueur des choix effectués, si féconde et éclairante qu’elle puisse être, se définit par ce qu’elle écarte. J. Solal s’en tient aux textes fictionnels en excluant les autres versants de cette œuvre plurigénérique. La critique d’art, par exemple, même s’il y avait du grain à moudre dans l’analyse de l’espace singulier qu’ont constitué successivement pour Huysmans le Salon annuel de peinture, les expositions publiques ou privées, les salles des musées et pour finir les églises où la peinture religieuse se donne à voir. De même que Huysmans avant Dieu laissait de côté les deux recueils du Drageoir aux épices et de Croquis parisiens, les livres d’inspiration similaire parus après 1892 (Le Quartier Saint-Séverin, Les Gobelins, De tout) ne bénéficient pas de chapitres autonomes, ce qui est également le cas, malgré leur importance, de deux textes tardifs rédigés à la première personne et restés à l’état de brouillon comme les Rêveries d’un croyant grincheux et Paris retrouvé.
3Le critère de la spatialité intime peine également à accueillir ce qui inscrit l’écrivain dans son siècle : ses combats esthétiques en peinture et en littérature, ses rapports complexes et souvent conflictuels avec l’Église, le clergé et les prêtres, ses prises de position sur des faits d’actualité qui ne sont pas toujours dépourvus d’incidences dans le processus intérieur ici analysé : ainsi de la modernisation des églises qu’on électrifie en privant les fidèles de leur ombre protectrice ou de la fermeture des couvents qui assuraient la défense d’un Paris désormais livré au pouvoir du diable. Du même coup, une large partie de la correspondance privée de l’écrivain où s’expriment ces protestations se trouve soustraite à la réflexion : non que l’auteur l’ignore, mais il choisit de ne citer que les lettres ayant fait l’objet d’une publication. Or la correspondance catholique, accessible dans les bibliothèques, éclaire les textes de fiction d’un jour et d’un contre-jour souvent saisissants.
4À ne retenir que la spatialité — J.-P. Vilcot s’y était essayé dans Huysmans et l’intimité protégée1sans lui reconnaître la même fonction structurante et dynamique —, c’est donc une vision un peu irénique que cette étude nous propose, du double fait de la place congrue concédée aux divers combats d’un polémiste plus attentif et plus assujetti au monde extérieur qu’il n’est d’usage de le dire, et de l’édulcoration dont fait l’objet la violence déconstructrice avec laquelle il s’en est pris lui-même à son idéal de communauté monastique au sortir de l’abbaye de Ligugé. La lecture des lettres — hélas encore inédites — qu’il adresse alors à Léon Leclaire, à Dom Thomasson de Gournay et à divers autres correspondants prouve que si Durtal, son homologue fictionnel, disparaît avec la publication de L’Oblat, Huysmans lui a survécu et a été repris à Paris par son statut de grand écrivain (jamais il ne s’est autant exprimé dans la presse que dans les années 1903 et 1904), par sa fonction de président de l’Académie Goncourt, assumée avec beaucoup de sérieux, et dans sa vie privée par des tentations amoureuses représentées par Henriette du Fresnel, une jeune fille surnommée « le petit oiseau » qui s’était mis en tête de l’épouser, et par la romancière Myriam Harry, sa cadette de vingt ans dont le charme oriental ne le laissait pas indifférent. L’adoption d’une optique autobiographique attire nécessairement l’attention sur les éléments qui pourraient en complexifier, voire en contrarier la progression linéaire.
5En contrepartie de ces évictions, J. Solal élargit de deux façons judicieuses le corpus littéraire huysmansien. On sait que Huysmans, après avoir mis en chantier à l’automne 1891 un roman provisoirement intitulé La Bataille charnelle, Là-haut ou encore Avant la Salette, à la Salette, après la Salette, a mis au panier au printemps 1893 une grande partie de son brouillon pour bâtir sur une nouvelle base le roman paru en 1895 sous le titre d’En route — les longs chapitres écartés du projet originel ayant été publiés par Pierre Cogny et Artine Artinian sous celui de Là-haut. Or J. Solal a la bonne idée d’accorder pour la première fois à ce texte, qui est beaucoup plus qu’un tâtonnement préparatoire, l’importance littéraire qu’il mérite. En le traitant de manière autonome dans le chapitre intitulé « Gouffres », il repense en des termes neufs et convaincants la question complexe posée par la suppression de ces chapitres et, en particulier, par la prosopopée de la Vierge de La Salette. Il a également celle de donner à un opuscule commandé à Huysmans par les pères salésiens de Paris, intitulé Esquisse biographique sur Dom Bosco et publié en 1902, le statut d’œuvre à part entière, malgré le désaveu un peu embarrassé dont il a fait l’objet de la part de son auteur. La réinsertion dans une chronologie affinée de ces deux œuvres à tort négligées permet de combler des lacunes dans l’évolution des relations névrotiques instables que le célibataire entretient avec le monde qui l’environne. Pour capter ces interactions, il fallait effectuer la sismographie ultrasensible de l’imaginaire spatial huysmansien que nous offre ici J. Solal.
6Fallait-il pour autant écarter de l’analyse l’étude des sources ? Il est vrai que celle-ci, qui traîne avec elle une réputation de lourdeur et de pédantisme souvent rebutants, aurait trouvé avec peine sa place dans cette étude. La vivacité de la réflexion, l’agilité du jeu des correspondances pratiqué ici en auraient assurément souffert. Dans certains chapitres toutefois, l’emprunt massif, avoué ou dissimulé, à des publications antérieures qui caractérise l’écriture huysmansienne depuis À rebours fait courir le risque d’imputer au romancier ce qui appartient au texte source qu’il démarque. Ce pourrait bien être le cas, par exemple, de ce Dom Bosco qui doit l’essentiel de son information à la biographie publiée par le docteur Charles d’Espiney2 et, pour une moindre part, à la brochure édifiante de Léon Aubineau3. Il paraît douteux que Huysmans, forcé de suspendre l’écriture de L’Oblat pour rédiger en quelques semaines cet ouvrage de commande imprévu, ait repris à son compte les composantes de la spatialité imaginaire fournies par les exempla hagiographiques colportés par d’Espiney et se soit soudainement renié en se découvrant, sur le modèle du secourable saint italien, un amour immodéré des enfants.
7Comme on en juge par ces considérations méthodologiques, l’ouvrage de J. Solal se révèle plus proche, par sa liberté, du genre de l’essaique de la stricte recherche universitaire — à laquelle l’auteur de Huysmans et l’homme de la fin4 continue par ailleurs de sacrifier fort utilement en dirigeant la série « Huysmans » de la Revue des Lettres modernes. Cette liberté multiforme est d’abord celle du jugement. Si la finalité générale de son étude n’est pas étrangère à la suggestion de « suivre la marche de la Grâce dans une âme » faite aux critiques par Huysmans lui-même dans la préface tardive d’À rebours, la finesse de ses analyses ne s’immobilise jamais dans des conclusions rigides. Pensée comme la quête d’un espace à soi qui satisferait « le rêve de l’aise sur terre », ce qu’il est convenu de nommer la « conversion » apparaît ici, non comme l’illumination soudaine qui emporte tout, mais, d’une façon assurément beaucoup plus fidèle aux textes, comme « une longue ascèse faite d’esseulement et de privation, d’attente, d’absence, de ravissement différé. Le salut n’est pas salvation, mais une adresse qui reste parfois sans réponse, un geste toujours à reprendre. » (p. 210). Les micro-analyses pratiquées sur En route, L’Oblat et Sainte Lydwine de Schiedam, sensibles aux appétences et aux retraits d’un homme qui se savait accoutumé à « se souiller d’avance par la réflexion tous les plaisirs, se salir tout idéal dès qu’on l’atteint » (Là-bas), nous mènent donc loin de ces récits édifiants de montée au Ciel auxquels la critique d’obédience catholique a longtemps réduit le parcours d’un saint Huysmans érigé en martyr.
8Nul doute que cette liberté de jugement ne s’explique par la liberté qui a présidé à la composition du livre, fondée sur une discontinuité assumée. Chaque chapitre de ce livre conserve le souvenir de son autonomie originelle et forme une monographie qui n’impose pas ses acquis au chapitre suivant. En respectant ainsi la singularité de chaque texte et le rapport « évolutif », fait d’avancées et de replis, de l’écrivain à Dieu, l’ensemble échappe à tout dogmatisme et dessine plus une mosaïque qu’une de ces démonstrations linéaires et rigides que les téléologiens se plaisent à élaborer autour de l’œuvre catholique du romancier. Liberté d’expression enfin. Ce livre, très écrit, est un livre d’écrivain servi par une extrême attention aux mots. Pour étudier les relations complexes et mouvantes établies par Huysmans avec l’espace, J. Solal se dote d’une terminologie personnelle en différenciant le là, le là-bas et l’ici. Il pratique un art de la formule fondé sur la paronomase (« l’entre-soi est un antre à soi », « le Christ se décrispe », Durtal « défriche et déchiffre »), sur le néologisme ou le rajeunissement de termes (le spaciement, mot issu de la règle cartusienne, est rechargé d’un sens inédit pour désigner à propos de L’Oblat « une forme d’espacement qui divinise », p. 168). À quoi se mêlent des anachronismes calculés (Lydwine pratique « le service à la personne » ; Durtal « clame son droit au logement ») qui, au risque d’agacer certains, font à nos yeux de la lecture de ce livre une découverte piquante et permanente.
9Au total, Jérôme Solal offre de l’œuvre fictionnelle de Huysmans une analyse ambitieuse par sa globalité, pénétrante par la subtilité de ses analyses et profondément personnelle.