Films sans images : génétique & poétique des possibles
1Dans Seuils, Gérard Genette, qui a accueilli l’ouvrage de Jean‑Louis Jeannelle dans la collection qu’il dirige, soulignait la « symétrie passablement apocryphe » que suggèrent les traductions anglaises des titres des deux plus grands romans de Malraux : Man’s Fate et Man’s Hope. La rédaction de L’Espoir, roman écrit à vif et à chaud, en pleine guerre d’Espagne, publié en 1937, a été presque immédiatement suivie par le tournage de Sierra de Teruel, à partir du mois d’août 1938; la publication de La Condition humaine, en 1933, aurait pu être suivie par une adaptation à l’écran, et cela dès 1934, puisque Malraux lui‑même y travailla alors avec Eisenstein. C’est à cet irréel du passé, tout au long du siècle dernier, et même, en fin de parcours, au potentiel du présent, que Films sans images est consacré (le titre est emprunté à une formule de Cendrars) : un Man’s Fate aurait pu, en effet, se trouver réalisé par Costa‑Gavras ou même par Sergio Leone, qui y a songé. Alain Delon, qui en avait exprimé le désir en 1966, aurait pu incarner Kyo ; en 2001, le nom de ce même A. Delon, mais aussi ceux de Johnny Deep et de John Malkovich sont annoncés par Michael Cimino. Le Man’s fate de M. Cimino ne verra pas le jour : le réalisateur est mort en 2016. Mais Lou Ye (à qui on doit notamment Une jeunesse chinoise, 2006) n’a pas renoncé au projet qu’il nourrit depuis quelques années déjà de monter La Condition humaine au cinéma.
2Aucun des nombreux scénarios que le roman de Malraux a suscités, de 1934 à nos jours, n’a cependant abouti à un film : « Il n’existe pas un centimètre de pellicule sur lequel serait enregistrée une image correspondant à l’adaptation cinématographique » (p. 16) de La Condition humaine. Bien que tous les projets d’adaptation aient avorté, J.‑L. Jeannelle consacre 752 pages à l’étude de scénarios échoués et qui sont tombés dans les oubliettes de l’histoire du 7e art. Pour comprendre motifs et enjeux de cet intérêt apparemment paradoxal, il faudrait cependant convertir ce « bien que » en un « parce que », car c’est précisément parce que ces Conditions humaines sur grand écran sont demeurées « inadvenues » (pour reprendre un terme avancé dans Films sans images), que les scénarios élaborés à partir du roman le plus célèbre de Malraux méritent l’attention du généticien comme du poéticien et de l’historien du septième art.
Sept Mans’ Fate inadvenus
3J.‑L. Jeannelle s’attache à l’étude de sept de ces projets inaboutis. La première partie de son ouvrage est consacrée au scénario d’Eisenstein, le seul auquel Malraux lui‑même ait mis directement la main. Trois archives étaient disponibles : un feuillet conservé à la bibliothèque Jacques Doucet, un texte publié en annexe du roman dans l’édition de la Pléiade, une continuité dialoguée (conservée en Russie dans les archives d’Eisenstein) et qui se trouve reproduite en annexe, complétée par des notes du réalisateur soviétique. Au sujet de cette collaboration, J.‑L. Jeannelle cite Clara Malraux, évoquant une séance de travail sur la séquence d’ouverture. À l’incipit du roman, Malraux semblait lui‑même emprunter certains procédés de l’écriture filmique (techniques d’accroche du gangster movie, écriture de l’intensité pouvant rappeler le cinéma expressionniste) ; Cl. Malraux rend compte de l’effet d’hypotypose du scénario en cours d’élaboration : « En les écoutant je voyais Tchen traverser la pièce pour atteindre le lit. Tout était comme dans le roman et cependant tout devenait différent, le regard se posait de façon inattendue, les temps d’arrêt n’étaient plus les mêmes, la respiration avait changé » (citée p. 37). On mesure quelles modifications de rythme comme de focalisation la scénarisation du roman aurait induites : nous n’avons toutefois pas d’autres images de ce film que celles qui se sont projetées sur un écran mental.
4Le deuxième projet d’adaptation est celui de James Agee. Il s’agit du document (publié en 1939) le plus abouti dont J.‑L. Jeannelle disposait, mais aussi le plus fragmentaire, puisqu’il ne concerne que la séquence du préau. Dans la sixième partie du roman, la voix narrative s’élevait jusqu’au registre du sublime, au moment du partage eucharistique de la capsule de cyanure. Eisenstein entendait exploiter le potentiel pathétique de cette scène. Agee l’avait pour sa part supprimée, au bénéfice d’un recentrement sur Kyo, placé au milieu d’un ensemble choral de voix chuchotantes, selon des effets visuels où J.‑L. Jeannelle va jusqu’à voir un plagiat par anticipation de la séquence d’ouverture d’Hiroshima mon amour.
5Sont ensuite convoqués trois scénarios rédigés en vue du film que le producteur et réalisateur Fred Zinnemann avait entrepris de tourner à la fin des années 1960, pour la MGM. Tout d’abord celui de Jean Cau, ancien secrétaire de Sartre, mais que sa « droitisation » progressive avait pu politiquement rapprocher du Malraux gaulliste (dans le chapitre qui lui est consacré, J.‑L. Jeannelle relève au passage l’intervention du très jeune Patrick Modiano, sollicité pour la rédaction de fiches historiques et psychologiques, p. 163). Celui de John McGrath, dramaturge britannique réputé pour avoir produit un théâtre à la fois populaire et engagé. Enfin et surtout celui d’Han Suyin, dont le nom évoque des romans à l’eau de rose, mais qu’on comptait aussi parmi les thuriféraires et propagandistes de la Chine rouge. J.‑L. Jeannelle se livre à une étude génétique minutieuse de ce scénario, reproduit en annexe. On y voit celle qui affirmait que c’est avec la pensée de Mao qu’on « apprend à penser correctement, dialectiquement, scientifiquement, comme doit faire un marxiste‑léniniste » (p. 184), adapter le roman de Malraux aux codes hollywoodiens (J.‑L. Jeannelle soutient que ces codes ne sont pas sans parenté avec ceux qui réglaient la représentation théâtrale dans la doctrine de notre siècle classique). On la voit aussi modifier, parfois considérablement, les données de l’intrigue romanesque : ainsi, les responsabilités révolutionnaires de Kyo ne lui permettant pas de satisfaire son appétit sexuel, May, non satiata, se livre à la « vitalité animale » de Tchen (p. 247). Le sixième scénario est celui de Lawrence Hauben (qu’on ne connaît pour ainsi dire que pour l’immense succès de Vol au‑dessus d’un nid de coucou), retravaillé par Costa‑Gavras en 1979, c’est-à-dire par un cinéaste réputé engagé. Le septième et dernier est de Cimino, à qui on doit notamment Voyage au bout de l’enfer : il date du début des années 2000. Les documents manquaient à J.‑L. Jeannelle pour pouvoir en conduire une analyse, mais il cite l’extrait d’une interview de Cimino, qui date de 2013, et qui éclaire son intérêt pour le roman de Malraux :
C’est la même histoire qui se produit dans tous les pays du monde : des jeunes gens sacrifiant leur vie pour les idées de vieux schnocks stupides. Je ne peux plus supporter ces idées. Aux États‑Unis, l’exemple typique est le Vietnam. Mais en Irak, en Afghanistan, c’est la même chose : des jeunes hommes, des jeunes femmes qui perdent leur bras, leur jambe, ou qui ont la tête explosée, un temps, quand on a versé assez de sang, quand on a tué assez de monde, ces crétins au Congrès finissent par dire : « OK, il est temps de mettre un terme à tout cela ». Je ne veux pas en dire trop au sujet de mon scénario, mais c’est cela l’idée. C’est ce qui arrive à Kyo, qui meurt parce qu’il a trop cru aux sottises que son père lui avait enseignées (cité p. 468‑469).
Raisons d’un échec à répétition
6S’attachant à l’étude de ces sept scénarios, J.‑L. Jeannelle passe en revue les différentes raisons qui peuvent expliquer qu’aucun d’entre eux n’ait abouti, que les films en projet soient demeurés « sans images ». Outre des obstacles financiers, il y eut des motifs d’ordre politique, idéologique ou même moral. À propos du scénario d’Eisenstein, J.‑L. Jeannelle invoque le renversement de politique extérieure auquel le pouvoir soviétique fut contraint après le massacre des communistes, auxquels l’Internationale avait imposé une collaboration avec Tchang Kaï‑chek. Dans le numéro de Paris Soir du 12 mai 1933 (article retrouvé par Claude Travi et remis aux participants lors de la journée d’étude du 8 octobre 20161), Malraux présentait ainsi — et d’une manière très cinématographique —, « l’univers » où se passe La Condition humaine :
Lorsque l’armée révolutionnaire chinoise prit Chang‑Cha, toutes les femmes des sections et toutes celles qui souhaitaient leur émancipation se firent couper les cheveux en signe de joie. Deux jours plus tard, les blancs reprenaient la ville : plus de vingt mille femmes aux cheveux coupés furent arrêtées. On les disposa dans la plaine au bas des remparts, selon le dessin du caractère chinois « bonheur » ; toute la population de la ville massée sur les remparts pour les regarder. À chaque extrémité du caractère, des buissons de mitrailleuses. Une heure après, tous les corps étaient fauchés, et lorsque l’armée révolutionnaire, le surlendemain, reprit la ville, à son tour, les soldats rouges découvrirent en arrivant cet immense signe du bonheur formé des corps étendus de toutes celles qui leur avaient apporté la victoire.
7Quelques mois plus tard, avec Eisenstein et pour ne pas donner raison à Trotski, il fallait trouver un moyen d’achever l’histoire de l’insurrection communiste de Shanghai sinon sur un happy end, du moins sur ce que Malraux appelle « un massacre optimiste » (p. 71).
8C’est resté en plan. À propos du scénario de Hauben, retravaillé par Costa‑Gavras en 1979, J.‑L. Jeannelle avance l’hypothèse qu’il se serait heurté à « l’orthodoxie tatillonne des autorités chinoises » (p. 15) : l’ascendance japonaise de Kyo comme son concubinage avec May auraient, par exemple, posé problème (p. 391), parmi bien d’autres facteurs d’ordre idéologique.
9Ce sont là des facteurs exogènes. Mais il y avait aussi des obstacles à une adaptation cinématographique plus intérieurs au roman. Paradoxalement, le passage à l’écran semble avoir été entravé par le fait que La Condition humaine emprunte précisément nombre de ses techniques narratives à l’écriture filmique (montage cut, crossing up, travelling, etc.), procédés qui furent étudiés par Alain Meyer comme, avant lui, par Magny. L’opacité (toujours plus grande à mesure qu’on s’éloignait des années 1930) des références historiques faisait aussi obstacle. Il y avait encore la place faite dans La Condition humaine aux stases contemplatives et au dialogue d’idées. Blanchot, dans le chapitre du Livre à venir intitulé « La douleur du dialogue », célébrait la manière dont Malraux avait « rendu art et vie à une attitude très ancienne : l’attitude de la discussion ». Mais « l’art de la discussion » passe mal dans le 7e art : Malraux en était conscient, et au temps de sa collaboration avec Eisenstein, il avait cherché le moyen de réduire ce qu’il appelle « la partie philosophique » de son roman et se montrait prêt même à évincer Gisors, son centre de conscience, son personnage le plus méditatif et le moins agissant, celui que Cimino considère comme un « vieux schnock ». Il y a enfin et surtout la complexité d’une intrigue où interviennent de nombreuses instances politiques (seigneurs de la guerre, administration occidentale, Kuomintang, Komintern…) et qui multiplie les fils narratifs autour d’un héroïsme que Malraux concevait comme collectif : cet héroïsme collectif était peu compatible avec l’horizon d’attente hollywoodien. Ainsi Zinnemann s’inquiétait‑il de savoir à quel héros le public aurait bien pu s’identifier et, lors d’un entretien avec Malraux, il regrettait que Kyo reste « insaisissable, pâle et quasiment impossible à agencer en termes dramatiques » ; il s’inquiétait également des moyens de donner davantage de place et de relief aux personnages féminins, sans qu’ils deviennent « pour autant sentimentaux ou cul‑cul » (p. 168).
Pour une poétique des possibles
10L’ouvrage de J.‑L. Jeannelle passe en revue les diverses solutions que les scénaristes avaient envisagées pour remédier à ce qu’ils considéraient comme des défauts, des déficiences du roman, et qui entravaient son passage à l’écran. Mais, au fond, ce qui intéresse l’auteur, qui s’est fait connaître notamment par ses travaux de génétique textuelle, c’est moins de répertorier les raisons de ces échecs à répétition que de conférer au scénario ce qu’il nomme un « statut opéral », d’inclure dans l’histoire du 7e art le cinéma invisible, et enfin d’interroger les potentialités de métamorphose (pour reprendre le terme‑clef de toute l’esthétique de Malraux) d’un roman qui aurait pu donner à voir au cinéma bien des Conditions humaines.
11Dès le début de son ouvrage, J.‑L. Jeannelle affiche en clair l’un des ses objectifs principaux : il s’agit pour lui, en exhumant ces « films sans images », « inadvenus », de conférer au scénario un « statut opéral » (p. 17). Ce qui ne va pas de soi : un scénario n’a en effet aucune des caractéristiques attendues d’une œuvre (complétude, unicité de forme, cohérence d’un style…). Pour étayer son entreprise de réévaluation de ce genre particulier qu’est le scénario, J.‑L. Jeannelle convoque au passage les noms d’écrivains qui ont témoigné de leur intérêt pour ce médium : Cendrars ou Apollinaire, Sartre ou Vian, mais aussi Bataille et Claudel (p. 91‑102). Et l’on voit peu à peu s’éclairer l’intérêt critique a priori paradoxal que présentent des scénarios échoués : quand un scénario, par définition éphémère et instable, aboutit à la réalisation d’un film, on pourrait comprendre qu’il se trouve relégué à la place subalterne d’un document transitoire et purement fonctionnel ; mais, quand le film demeure irréalisé, l’inadvenu permet précisément de faire apparaître la valeur opérale de ce medium, au sens le plus exact de ce terme qui désigne en l’occurrence un espace d’écriture intermédiaire, à l’interface de la littérature et du cinéma.
12S’appuyant sur une citation de Malraux, extraite de Roi, je t’attends à Babylone (« Quelle belle histoire littéraire formerait celle des desseins abandonnés !… » p. 125), J.‑L. Jeannelle peut alors amorcer une histoire du cinéma invisible, des films qui nous manquent (il évoque entre autres les films restés en plan de Welles et de Kubrick). Après tout, il y a en vérité dans l’histoire du cinéma, comme d’ailleurs dans celles de la littérature ou de la peinture, beaucoup plus d’œuvres invisibles (partielles, perdues, abandonnées) que d’œuvres visibles : les œuvres achevées sont même, d’un point de vue quantitatif, des exceptions.
13Mais, dans cette promotion jusqu’à un statut opéral du scénario échoué, de l’« inadapté », il y a un effet retour sur l’œuvre‑source. Conférer un statut opéral à des scénarios qui n’ont abouti à aucun film implique en effet qu’on puisse considérer La Condition humaine, non comme une totalité close, mais comme un texte ouvert à des déconstructions‑reconstructions, littéralement im‑parfait et in‑fini. Il n’y a pas lieu de s’en offusquer : J.‑L. Jeannelle applique au fond à La Condition humaine ce que Malraux lui‑même faisait par exemple de « Recueillement » ou de La Princesse de Clèves. Lorsque Malraux donne à entendre dans L’Homme précaire et la Littérature que « Recueillement » n’est plus après l’écho que lui donna Mallarmé ce que le poème était avant lui et que La Princesse de Clèves n’est plus après La Porte étroite ce que l’œuvre de Madame de Lafayette était avant l’intervention de Gide, ce qu’il faut comprendre, ce n’est pas seulement que nous ne lisons pas le poème ou le roman selon le sens assigné par le poète ou le romancier ou encore comme les lisaient leurs premiers récepteurs. À la vérité ni le poème de Baudelaire ni le roman de Madame de Lafayette n’avaient atteint le point de saturation de leurs effets de sens, l’un et l’autre en comportaient d’autres encore, en souffrance, et qui attendaient une réécriture ou une reprise pour devenir perceptibles. Autrement dit encore, selon Malraux lui‑même, il y a dans toute œuvre, si achevée qu’elle puisse paraître, une forme d’imperfection qui contient en creux, en attente ou en désir, la forme‑fantôme d’une autre œuvre possible.
14J.‑L. Jeannelle propose ainsi de considérer le roman de Malraux comme une sorte d’ébauche ou d’esquisse, demeurée ouverte à la création continuée de nombre de conditions humaines, comme elle reste offerte à la rencontre de contextes toujours nouveaux : il parle par exemple du « potentiel d’actualisation grâce auquel ce roman est en mesure de répondre à l’horizon d’attente de l’après‑68 » (p. 342) et le commentaire de Cimino précédemment cité illustre, entre autres éléments, ce « potentiel ».
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15L’enjeu théorique de cet ouvrage n’est donc pas mince : il va jusqu’à défaire la conception convenue de ce que l’on appelle une œuvre. Refusant de considérer celle‑ci comme un monument immuable, intouchable (ce qui la voue non à l’immortalité, mais au repos éternel de l’identité à soi), il se situe dans les parages de ceux qui, dans la continuité de Michel Charles, s’attachent de nos jours à fonder ce qu’on pourrait appeler une « poétique des possibles », qui permet de prendre la mesure des textes — ou des scénarios aussi bien — virtuels, filigranés ou fantômes, qu’un roman contient en réserve ou en puissance.
16C’est ce que Jean‑Louis Jeannelle désigne pour sa part sous les espèces du « coefficient d’adaptabilité » d’une fiction littéraire (p. 213). La question de savoir si un scénario est ou non fidèle au roman qu’il adapte est cependant, selon lui, négligeable. Il l’évacue pour ainsi dire, au bénéfice de l’idée que notre rapport aux récits fictionnels comprend le désir de voir notre plaisir prolongé par leur reconfiguration, y compris sur d’autres supports, au bénéfice autrement dit de l’idée que l’adaptation « est constitutive de la manière même dont nous recevons les textes littéraires », et cela même si les films que nous nous faisons restent sans images.