« Au lieu de voir un seul monde… » : Proust multiplié par l’art
1Dans Le Temps retrouvé, Proust décrit la force multiplicatrice de l’art ou bien des « artistes originaux », permettant de voir non un seul monde, mais tout un univers :
Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial1.
2Si l’art, selon Proust, multiplie les mondes, Proust and the Arts met également en œuvre une multiplication, de Proust lui‑même cette fois‑ci : l’ouvrage peut pertinemment être décrit comme contenant des mondes multiples dans lesquels chaque art abordé représente une planète formant ainsi un univers dont Proust est le centre. D’une façon similaire, Christie McDonald et François Proulx, dans leur introduction, font référence au « principe d’expansion » (p. 2) qui serait inscrit dans la Recherche. Chez Proust ce sont les artistes originaux qui multiplient le monde, ici, ce sont les chapitres originaux qui multiplient Proust en le mettant en relation avec l’art primitif, la sculpture médiévale, la peinture de la Renaissance et du xixe siècle, l’artisanat, la musique et le son, l’archéologie, la photographie, la mode, les vases de Gallé, le gribouillage, le livre et même les Marx Brothers. Ce qui est particulièrement novateur dans cet ouvrage qui présente les actes du colloque qui a eu lieu à l’Université de Harvard en 2013 est qu’il va au‑delà du canon traditionnel de l’art moderne occidental. Le seul art qui en soit absent, me semble‑t‑il, est le cinéma (et les arts dits transitoires, comme le théâtre, en général). Même si Proust ne s’intéressait peut‑être guère à cet art de l’image animée (on ne le voit dans une salle de projection qu’avec difficulté), il serait sans doute intéressant d’aborder la fonction esthétique des ancêtres du cinéma dans le roman, tels que le kinéscope ou la lanterne magique, par exemple.
3Quoi qu’il en soit, cette omission ne gêne pas beaucoup dans un ouvrage d’une richesse extraordinaire. Cette richesse n’est pas seulement due à la diversité des arts abordés, mais aussi au fait que les 17 chapitres rassemblés ne s’unissent pas sous un concept clé ou une approche théorique (même s’il y a un groupement libre des chapitres en cinq parties selon des thématiques générales telles que « Le côté de l’art » et « Identités créatives »). Il s’agit plutôt d’une approche éclectique, bien qu’on puisse constater chez les auteurs français un penchant pour la critique génétique tandis que, chez les contributeurs américains, on note plutôt un intérêt pour ce qu’on pourrait appeler une approche issue des cultural studies, à savoir une approche théorique souvent interdisciplinaire qui prend en compte le contexte culturel et historique. Loin d’être maladroite, cette coprésence de deux approches critiques représente l’un des objectifs du volume : mettre en valeur la critique génétique pour un lectorat anglo‑américain (car aux États‑Unis ainsi qu’en Grande‑Bretagne la génétique reste un domaine de recherche peu connu). À cet égard il faut féliciter les éditeurs (ainsi que les traducteurs) d’avoir choisi de mettre côte à côte la version originale française et la traduction anglaise des esquisses proustiennes (notamment dans les chapitres de Nathalie Mauriac Dyer, Kazuyoshi Yoshikawa, Françoise Leriche et Antoine Compagnon) ce qui permet au lecteur (de langue anglaise surtout) de saisir la méthodologie génétique.
4Par rapport à d’autres ouvrages dans le champ de « Proust et les arts », cet éclecticisme s’avère être un vrai atout. Que l’on pense à deux autres ouvrages collectifs en anglais (cités, parmi d’autres, dans l’introduction) qui ont paru en 2011 et 2012 : Au seuil de la modernité : Proust, Literature and the Arts2, un ouvrage en hommage à Richard Bales, grand proustien disparu en 2007 ; et Proust and the Visual3. Le premier de ces ouvrages collectifs prenant la notion du « seuil » comme fil conducteur, aborde les réflexions de Proust sur l’art et, inversement, son influence sur d’autres artistes ou bien la présence de certains écrivains (Balzac et Flaubert) dans la Recherche. De façon similaire, les articles de Proust and the Visual suivent une approche phénoménologique (d’après Georges Didi‑Huberman) dans la mesure où ils visent la temporalité de l’image artistique. Dans la dernière partie, par exemple, le livre éclaircit également l’influence de Proust et son œuvre sur d’autres artistes issus du cinéma et du théâtre.
5Or, il ne s’agit pas ici de critiquer ces deux prédécesseurs qui apportent beaucoup à la question de Proust et les arts, mais de voir que le présent ouvrage met en lumière l’avantage d’une approche éclectique, c’est‑à‑dire une approche qui est moins facile à préciser, mais aussi moins fermée. Ce qui frappe ici est donc la diversité des arts abordés suivant différentes perspectives théoriques et conceptuelles. De plus, les 53 illustrations dont le livre est truffé ne servent pas à répondre à la question traditionnelle des clefs — quel artiste, quelle peinture ou œuvre d’art est derrière tel artiste, telle peinture ou œuvre d’art dans le roman ? — mais elles agissent souvent comme déclencheur de la question « comment » : comment Proust a‑t‑il vu, utilisé et transformé l’art à ses propres fins littéraires ou esthétiques ? Et ce déplacement du « qui » ou « quoi » au « comment » permet de voir véritablement comment l’art fonctionne dans le roman proustien. À cet égard, les dessins proustiens, auxquels est consacré le très beau chapitre de Fr. Leriche, représentent selon l’auteur des « images des images » (p. 162), à savoir la médiatisation d’images originales (y compris le portrait de Thomas Carlyle de Whistler ou une reproduction d’un vitrail à Lyon). Ce chapitre est paradigmatique : son titre, « L’œil de Proust » (« Proust’s eye »), indique qu’il s’agit de la question du regard non‑métaphorique (dans le sillage de la Bildwissenschaft à la Hans Belting4). Et, comme Proust and the Arts aborde également la musique dans la Recherche, il faut rajouter à l’œil de Proust son oreille. Ce déplacement du regard critique permet également de nouvelles perspectives sur des sujets qui ont souvent été étudiés, comme par exemple l’influence de John Ruskin (dans le chapitre de Sophie Duval qui révèle l’idolâtrie comme force créatrice chez Proust) ou la musique (dans celui de John Hamilton).
De l’art primitif & de l’artisanat
6C’est le chapitre sur « Les primitifs et l’art primitif dans la Recherche » de N. Mauriac Dyer qui figure en tête du volume. Selon elle, Proust serait un primitif dans la mesure où la sensation, chez lui, prime l’abstrait et l’intellect, ce qui semble le rapprocher des surréalistes et de leur intérêt pour les arts primitifs. Pourtant, les rares références aux arts primitifs dans la Recherche suggéraient une autre piste d’interprétation, qui dévoilait une nouvelle dimension de l’engagement proustien, au‑delà des points de repère artistiques traditionnels. D’après l’auteur, les passages du roman consacrés aux soi‑disant « primitifs » permettent de découvrir une véritable critique, quoique fragmentaire, du colonialisme et de l’ethnocentrisme. En s’appuyant sur la notion freudienne de « l’inquiétant » (« l’unheimlich »), N. Mauriac Dyer montre ainsi que les domestiques, comme Françoise, dans le monde proustien (un des groupes sociaux associés au champ lexical du « primitif ») représentent une sorte d’allégorie de l’« unheimlich » qui se nourrit de références au préhistorique ou au primitif tout en questionnant la notion même d’altérité irréductible. Elle suggère que Proust, dans sa pratique de l’écriture, s’est battu avec les mêmes forces créatives que celles que Picasso situait à l’origine des masques primitifs.
7Cette mise au point concernant la pratique proustienne de l’écriture par N. Mauriac Dyer entre en résonance avec un des chapitres suivants, celui de Virginie Greene sur « L’art et l’artisanat » chez Proust. Écrite avec beaucoup de panache et d’humour, la contribution traite de « l’apprentissage » de Proust, de ses « échecs » littéraires à travers sa pratique consistant à faire des collages et à dessiner pour préparer son chef d’œuvre. V. Greene met l’accent sur le caractère artisanal de cet apprentissage réel, plutôt que sémiotique (comme Deleuze l’a fait dans Proust et les signes), et attire ainsi l’attention sur la matérialité de l’art proustien. Les paragraphes qu’elle consacre à la rencontre de Proust et Marie Nordlinger en 1896 — femme qui lui a servi d’experte en anglais pour ses traductions de Ruskin, mais qui lui a également montré que l’art est un artisanat selon l’esthétique de l’art nouveau — résonne avec l’avant‑dernier chapitre de l’ouvrage rédigé par Fr. Proulx qui se penche sur le rôle de Madeleine Lemaire dans la rédaction des Plaisirs et les Jours ainsi qu’auprès du jeune Proust au moment de sa liaison avec Reynaldo Hahn. L’analyse des dessins de Lemaire pour Les Plaisirs et les Jours aboutit à une question pleine d’esprit, à savoir si elle aurait représenté Proust en « drag », ce qui aurait révélé Lemaire comme « la mère savante » (p. 248).
La musique & les résonances
8L’ouvrage est sillonné de résonances et d’échos entre les chapitres individuels, très ingénieusement orchestrés par les éditeurs, Chr. McDonald et Fr. Proulx, permettant au lecteur de découvrir des galaxies. De cette manière, « La résonance musicale dans la Recherche », titre du chapitre de John Hamilton, va de pair avec « Le son et la musique chez Proust », titre de celui de Sindhumathi Revuluri. Si le premier met en évidence le symbolisme du phonographe comme mécanisme d’enregistrement par rapport aux concepts de la mémoire dans le roman, le second dégage un paradoxe musical de l’esthétique des Symbolistes selon lequel le silence exprime le plus haut degré de la force artistique de la musique. Le chapitre de S. Revuluri est parlant car il s’intéresse à l’expérience de la musique et aux auditeurs. Il propose, dans le sillage d’une esthétique symboliste, que la connaissance des pièces de musique auxquelles Proust fait référence pourrait nuire à l’idée même de la musique chez Proust. Les chapitres d’Elisabeth Ladenson et de Maurice Samuels, quant à eux, se concentrent sur la représentation des artistes ratés — Bloch, Charlus, Legrandin — plutôt que sur les artistes établis dans la Recherche, qui ont souvent été étudiés — Bergotte, Vinteuil, Elstir. Chez les deux auteurs, cette thématique est liée à la représentation des personnages juifs : si E. Ladenson met l’accent sur un certain humour juif (d’où les références aux Marx Brothers), M. Samuels évoque certains passages dans la Recherche semblant entrer en écho avec des préjugés antisémites du xixe siècle, sans cependant les confirmer, car Proust s’en servait plutôt pour montrer la superficialité du monde aristocratique.
La photographie & le verre
9Le très riche chapitre de Suzanne Guerlac vise également la thématique des classes sociales, mais à travers la photographie cette fois‑ci. D’une façon originale, elle prend un épisode de la fin du « Côté de Guermantes II », à savoir le don de Swann à Oriane d’une photographie gigantesque, comme point de départ pour une réflexion sur les relations entre photographie, argent, classe sociale et désir ; car la photographie en question montre de vieilles pièces de monnaie de Malte sur lesquelles sont représentés les chevaliers de Rhodes, qui sont eux‑mêmes reliés à la lignée des Guermantes. L’auteur suggère que ce don de Swann est symbolique à la fois de la grandeur passée des Guermantes, représentant l’aristocratie, et, comme une photographie de l’argent absurdement agrandie, de l’économie monétaire moderne qui fait avancer le déclin de cette même classe sociale. Dans la perspective de l’histoire de la photographie, avec la référence à l’invention de la carte de visite par Eugène Disdéri (image photographique où la circulation sociale et la circulation monétaire sont étroitement alliées à travers la technologie), S. Guerlac met en évidence la façon dont Odette de Crécy, à l’aide de la photographie, occupe une place singulière dans la Recherche : elle représente le temps à la fois individuel et social, ce qu’il conviendrait d’analyser selon la philosophie de l’argent de Simmel. Ainsi, l’auteur conclut que « la structure du désir proustien » (p. 123) serait à comprendre à la lumière de l’économie monétaire moderne et non plus (ou pas uniquement) comme une justification de la primauté de l’art.
10Si la photographie chez Proust a souvent fait l’objet de recherches5, le chapitre d’Elaine Scarry, en revanche, propose une thématique qui est très peu étudiée : le verre et l’argile, ou plus précisément l’influence des vases d’Émile Gallé, l’un des verriers les plus connus de l’art nouveau, sur Proust. Elle explique tout d’abord la façon dont l’argile figure dans la Recherche, à savoir comme une « table de travail » (« worktable », p. 139) pour la création des villes et des personnages. Par exemple, dans Noms de pays : le nom, le nom de Balbec est décrit ainsi : « comme […] une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d’où elle fut tirée…6 ». Ce rapport entre création géologique et poterie conduit É. Scarry à l’œuvre de Gallé, lequel avait un fort intérêt pour la géologie, créant même un vase qui s’appelait Geologie en 1900. Ce détail est à mettre en parallèle avec le chapitre très érudit de K. Yoshikawa sur l’archéologie et les découvertes archéologiques. L’auteur évoque la figure de Gaston Maspero, doyen des études égyptiennes à l’époque, qui fut pour Proust la source de ses connaissances de la civilisation égyptienne et en particulier de la métempsychose (qui aurait informé l’idée du double dans la Recherche). Pour revenir au chapitre d’É. Scarry, la suite est une exploration des relations entre textes et images qui met en parallèle le texte proustien et les vases de Gallé. Cet essai est richement illustré (13 illustrations), mais malheureusement les images sont en noir et blanc, ce qui ne permet pas de saisir l’effet total de ces œuvres d’art7. Le chapitre qui achève l’ouvrage d’une façon réflexive est celui d’A. Compagnon. Portant sur l’année 1913, moment où Proust a relu les épreuves de son roman, notamment celles de « Combray », il tente de déterminer à quel moment et selon quelles modalités Proust s’est lui‑même perçu comme un grand écrivain, ce qui serait à l’origine de son projet de réécriture pendant le printemps et l’été de la même année.
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11Ainsi, ce qui revient au bout de Proust and the Arts est le « principe d’expansion » évoqué dans l’introduction, dans la mesure où la révision chez Proust va souvent de pair avec l’expansion.