Traduire la figure
1Palimpsestes est la revue du Centre de recherche en traduction et communication transculturelle anglais-français et français-anglais, publiée par les Presses de la Sorbonne Nouvelle. Ce numéro 17, établi sous la direction de Maryvonne Boisseau, est consacré à l’épineuse questions de la traduction de la figure de style.
2Le traducteur, dans l’invisibilité de son travail, a le grand mérite de procéder à des « transferts de capitaux littéraires » : Matthews Arnold disait que la traduction consiste à confondre dans une même tradition universelle la lignée des génies, au sein de laquelle l’italien Dante est au coté de l’anglais Shakespeare comme du grec Homère. Mais quel est le vrai travail du traducteur ? Il n’est pas réductible à une seule fonction dont la signification serait toujours et partout la même ; les opérations sont nombreuses et complexes : le traducteur doit connaître la langue source et la langue cible, puis la langue et le style de l’auteur qu’il va traduire, mais aussi l’espace littéraire national de l’auteur et la place que cette littérature occupe dans l’espace mondial, et enfin, sa propre littérature nationale. Mais, si rendre le style d’un auteur, surtout d’un auteur classique dans une autre langue et culture est difficile, qu’en est-il des figures de style ?
3Les figures de style sont au cœur même de l’activité expressive du sujet énonciateur même si l’érosion, le figement, la fossilisation les rétrogradent doucement au rang de clichés et en exténuent la force première dans l’anonymat ordinaire de la langue. Même banale, une figure de style, réappropriée, réactivée, re-inventée, dans un acte d’énonciation colore un discours, réticule en un réseau dont le plissé confère à la signification du texte comme un surcroît de sens : la figure donne au texte sa voix et son style. Le traducteur ne peut pas l’ignorer: il doit évaluer le poids des figures dans une langue et dans l’autre et les restituer selon les moyens pertinents. La décision de traduire ou non la figure de style, et comment la traduire, est liée à plusieurs facteurs que les auteurs des articles publiés dans ce numéro 17 de la revue Palimpsestes s’emploient à distinguer dans diverses œuvres de la littérature française et anglaise.
4La question générale des articles est celle de la traduction ou de la non-traduction de la figure métaphorique dans une autre langue, mais aussi l’analyse de certaines traductions effectués dans le temps, et des choix faites par les traducteurs.
5Dans son article Michael Cronin traite la question de la figure de style dans un contexte politique, celui de la conquête anglais sur l’Irlande. Remontant à l’Antiquité il montre la relation entre la civilité et l’éducation et puis aborde la question dans la traduction et l’éloquence : la traduction est vue comme un moyen pour conquérir ; quand Henry VIII entrepris la reconquête de l’Irlande, il n’avait pas un but seulement militaire, mais aussi culturel. Cronin parle du cas du contact culturel anglais avec l’Irlande par le biais de la traduction, comme un symptôme des angoisses politico-linguistiques qui se cristallisent autour de la traduction du langage figuré.
6Les auteurs des articles ont essayé de comprendre ce que le traducteur a fait pour rendre dans la langue cible une métaphore, ou ce qu’il n’a pas fait, comment il l’a fait. Le but est de faire affleurer les difficultés inhérentes au fait de traduire les figures de style, difficultés qui amènent le traducteur à adopter des stratégies diverses. Dans la déconstruction du texte littéraire, le traducteur doit considérer la spécificité du texte, s’il s’agit d’un texte théâtral, d’un roman, ou d’un essai, pour faire quelques exemples, il doit analyser le style de l’auteur et le rythme de la langue source. Dans le cas d’un auteur comme F.S. Fitzgerald, connu pour l’aspect poétique de sa prose, la métaphore et la personnification sont omniprésentes : les figures de style – nous explique Joan Bertrand – sont mobilisées pour créer une atmosphère détachée de la réalité, où la réalité est constamment déplacée. Le traducteur doit aussi considérer le contexte historique et socioculturel du texte et tenter de le reconstruire dans le contexte géographique, littéraire et culturel, outre le contexte linguistique, de son propre pays. Il peut décider d’être fidèle au texte, et de faire donc une traduction neutre, minimale, mot à mot, si par exemple, le rythme divers des deux langues ne permet pas une traduction de la métaphore. Henri Suhamy dit qu’on pourrait défendre à chaque fois la traduction littérale, en partant du principe que le brouillage des causes et des conséquences ou des attributs et des attributaires a été voulu par l’auteur, qu’il se manifeste dans la phrase par des transferts syntaxiques, et que le devoir du traducteur est de transposer littéralement l’ordre des mots tel qu’il existe dans le texte source, étant donné que ce texte n’a en somme rien d’idiomatique.
7Le traducteur peut choisir de rendre le sens de la figure du style, sans la re-créer dans sa langue, et nous parlerons alors de silence métaphorique – comme le dit Maryvonne Boisseau, dans son exemple de traduction de la Phèdre racinienne. Mais, parfois, affirme Françoise Thau-Baret, les figures de style inscrivent dans le cœur du texte ce qui s’y est joué et va se rejouer : il est donc essentiel qu’elles soient traduites. Ou encore, le traducteur peut privilégier l’emphase, la répétition : nous parlerons alors d’excès de métaphore. Les systèmes linguistiques ne peuvent se superposer ni se dupliquer, ce qui génère des décalages et nous amène à répertorier différentes modalités du « traduire ».
8Une même image peut être comprise par des lecteurs ou auditeurs qui parlent des langues différentes, car, à la base d’une image, il y a autre chose que des mots : une comparaison, une vision, une intuition imaginative, qui peut bénéficier d’un passeport universel, affirme Henri Suhamy dans son étude des métaphores et des hypallages dans Shakespeare et dans Scott. Une autre difficulté que l’auteur peut trouver dans le texte à traduire est celui des échos littéraires. Christine Pagnoulle montre comme, face à l’intertextualité, le traducteur est souvent démuni. Il peut arriver qu’il trouve des équivalents dans la littérature cible. Mais il n’est toujours possible de transposer systématiquement citations et allusions littéraires. Jean-Pierre Richard expose le problème de la répétition : s’il existe en anglais des répétitions d’ordre linguistique appelées à disparaître en traduction française, on est amené à se demander si les répétitions stylistiques ont le même poids d’une langue à l’autre. Quand la répétition fonde une rythmique, la traduction des éléments répétés sera commandée par des impératifs de rythme.
9Enjeu politique et culturel, linguistique et stylistique, la figure de style impose ainsi au traducteur de retrouver les processus qui la motivent, elle pose la question des équivalences formelles d’une langue à une autre, elle autonomise chaque effort expressif en sa singularité et libère enfin le potentiel d’invention de chacune des langues invitant le lecteur à tracer dans le texte le chemin de sa propre interprétation.