Les Âges de la poésie chinoise en France
1Comme on le devine, la poésie chinoise est remarquablement complexe à traduire en français. Aux problèmes relatifs à la poésie en général (importance de la matérialité phonique et spatiale ; différence des prosodies syllabiques ou toniques ; ouverture du sens ; connotations) s’ajoutent en effet des difficultés propres à la langue, à la prosodie et à la culture chinoises. Ces difficultés agissent en réalité comme un double bind, puisqu’elles signifient à la fois que la culture chinoise est suffisamment riche et particulière pour mériter d’être étudiée, et ses textes traduits, et en même temps qu’elle est peut-être trop riche et particulière pour qu’on puisse en traduire de manière satisfaisante les poèmes. Ainsi, à l’invitation d’Ampère, qui écrivait en 1832 qu’une « nation […] dont le langage et l’écriture sont fondés sur des procédés entièrement différents de ceux qu’emploient les autres peuples […] une nation qui possède une littérature immense, qui connaît tous les raffinements de la vie sociale la plus compliquée, en un mot qui présente un développement de civilisation complet, à la fois parallèle et opposé au nôtre ; une telle nation mérite bien qu’on l’étudie pour elle-même […] » (cité par Yu Wang, p. 48), Henri Michaux répondit qu’« un poème chinois ne peut se traduire » (Un barbare en Asie, cité p. 107).
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2Ce double bind, profondeur désirable et résistance insurmontable, explique peut-être la fascination que l’Occident ressent pour la poésie chinoise. Yu Wang, dans La Réception des anthologies de poésie chinoise classique par les poètes français (1735-2008), a le grand mérite de poser de nouveau cette question de la fascination, mais à un niveau matériel. En effet, elle ne prend pas pour objet les cultures, ni même les poétiques, ces systèmes normatifs, plus ou moins précisément définis, qui président aux esthétiques chinoise et française ; elle décrit des anthologies, c’est-à-dire des livres faits de pages, composés par des auteurs (français ou chinois), regroupant des textes d’auteurs chinois, lus par des auteurs français. Ce qui l’intéresse, en l’occurrence, c’est la manière dont la réception des anthologies aura influencé la production par les poètes. L’anthologie constitue donc un livre moins simple qu’il n’y paraît, car si c’est bien, un objet fini, prêt à recevoir et récapitulant une pratique, c’est aussi, et en même temps, un point de départ pour d’autres pratiques d’écritures, une matière première. Au lieu d’un simple inventaire, c’est donc une vaste chaîne d’acteurs très différents, avec des motivations parfois contradictoires, qu’il faut faire revivre : les poètes chinois, les missionnaires jésuites, les sinologues, les traducteurs littéraires, les poètes français. Ces acteurs ayant parfois plusieurs casquettes : sinologues poètes, poètes lisant le chinois, poètes chinois écrivant aussi en français, etc. L’apparente simplicité de l’objet (l’anthologie) se diffracte ainsi en une multitude de figures individuelles dont Y. Wang décrit le rôle les unes après les autres.
3Son ouvrage se présente ainsi comme une vaste fresque couvrant l’intégralité de son objet, comme il est devenu rare d’en trouver de nos jours, la division du travail scientifique poussant chaque chercheur à se spécialiser sur un objet partiel : une fresque qui épuise, pour ainsi dire, la question de la réception de la poésie chinoise classique en France, de 1735 à 2008. Pour ce faire, elle distingue trois périodes, assez inégales en importance : un âge pré-moderne, où la poésie chinoise fait timidement son apparition en France ; un âge moderne, dominé par la popularité de deux anthologies ; et un âge contemporain, marqué par une diffusion accrue.
Une introduction difficile
4Dans ce premier moment, Yu Wang distingue deux acteurs bien différents pour décrire la manière dont la poésie chinoise a pu arriver en France : les missionnaires et les sinologues.
5On doit en effet cette pénétration, en premier lieu, à la présence en Chine des missionnaires jésuites ; ceux « qui ont eu l’occasion de séjourner en Chine ont obtenu un niveau de chinois remarquable […]. Mais malheureusement leurs méthodes n’ont pas pu être introduites en Europe » (p. 58). Au-delà de la question de la langue, c’est l’idéologie qui intéresse les missionnaires davantage que la poésie, et ils cherchent d’abord (et notamment dans le Shijing, le classique des vers dont la tradition prétend qu’il a été compilé par Confucius lui-même) des illustrations sur « le sujet de la piété filiale » (p. 67). Leur foi les encourage par ailleurs à projeter sur la culture chinoise des catégories occidentales : dans les traductions du père Prémare, on peut ainsi trouver de « nombreuses références au Ciel et à Dieu », « une influence de la Bible » et « un aspect moralisateur » (p. 68). Qui plus est, si l’on en reste à des questions de poétique, « la traduction des missionnaires reflète le style classique et fait penser souvent à la grande poésie » (p. 69), ratant ainsi le ton propre, léger beaucoup plus que pompier, de la poésie chinoise. Enfin, les missionnaires traduisent en prose, et le père Prémare laisse même de côté les ariettes en vers des pièces de théâtre, pour lesquelles il se contente d’un : « Il chante ». Les traductions étant partielles, la réception en est d’autant biaisée : c’est ainsi que Voltaire a écrit son conte L’Orphelin de la Chine à partir de versions tronquées.
6En second lieu, ce sont les sinologues qui ont une part importante dans l’importation de la poésie chinoise en France. Là encore, non sans difficulté ; mais au moins celles-ci sont elles conscientes, revendiquées. Comme le souligne en effet Stanislas Julien, il y a dans la poésie chinoise des « comparaisons dont on ne peut saisir les rapports qu’à l’aide d’une foule d’idées intermédiaires, et de connaissances spéciales, qui s’acquièrent moins dans les livres que dans le commerce et la société des lettres ; tantôt elles [les difficultés] naissent d’allusions aux usages, aux superstitions, aux contes et aux traditions populaires, aux fictions de la fable et de la mythologie, ou aux opinions fantastiques des chinois » (cité p. 60). Y. Wang retrace ici, avec précision, la généalogie des anthologies : le rôle précurseur d’Abel-Rémusat, premier occupant de la chaire de Sinologie au Collège de France, puis de son disciple Stanislas Julien, et enfin du disciple de celui-ci, le marquis d’Hervey Saint-Denis, auteur de l’anthologie de 1862, Poésies de l’époque des Thang. Quoique ces sinologues s’intéressent davantage que les missionnaires à la poésie, souvent, remarque Y. Wang, « une fois qu’il est traduit, l’apparente simplicité [du] poème dans la langue d’origine devient pauvreté dans la langue d’arrivée » (p. 81), notamment à cause de la difficulté de rendre en français les systèmes de répétition et de variations qui font l’intérêt des poèmes chinois anciens.
7Qu’en est-il de l'influence de ces traductions sur la création poétique française ? André Chénier, seul poète de cette première partie, s’est intéressé à quelques poèmes chinois classiques, pour « leur naïveté, leur fraîcheur et leur proximité avec les pastorales grecques et latines » (p. 88). Mais il est mort avant de pouvoir rédiger autre chose que quelques notes. À la production difficile de ces traductions répond donc, dans ce premier moment, une appropriation plus difficile encore par les poètes français.
L’âge d’or
8La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse au second moment de cette histoire, qui est aussi son âge d’or : celui où les anthologies de poésie chinoise ont le plus été à la mode, et celui où elles ont été à la source des plus grandes œuvres en français. Par ailleurs, « une amélioration de la qualité des traductions est la tendance générale de cette période » (p. 111). Cette partie est de loin la plus longue (plus de 300 pages) ; on peut malgré tout essayer de mettre en évidence les éléments saillants de ce vaste ensemble.
9On retrouve nos trois types d’acteurs parmi les auteurs d’anthologies : le sinologue Hervey Saint-Denis et ses Poésies de l’époque des Thang (1862), la poétesse Judith Gautier et son Livre de Jade (1867), et le jésuite Séraphin Couvreur avec le Shijing en 1896. Si Y. Wang met en évidence quelques autres figures, comme l’anthropologue Marcel Granet, les deux anthologies les plus importantes de l’époque sont celles d’Hervey Saint-Denys (bien reçu des sinologues comme des écrivains) et le Livre de jade, de Judith Gautier, la fille de Théophile Gautier. Y. Wang consacre plus de cinquante pages à cette dernière.
10Elle nous apprend que J. Gautier ignorait les travaux des missionnaires et n’a pas été influencée par les travaux d’Hervey Saint-Denys. Du reste, son travail de traductrice est loin de souscrire aux critères de scientificité que la sinologie exige : « près des deux tiers de poèmes traduits du Livre de jade ne peuvent être recoupés avec leur source chinoise et donc identifiés, et ce malgré l'indication du nom des poètes » (p. 163). En fait, « n’ayant jamais eu l'ambition de devenir sinologue, la traductrice présente souvent délibérément une traduction infidèle » (p. 163). C’est la nouveauté de la traduction de J. Gautier, la raison de son succès et sans doute un tournant dans le rôle de la poésie chinoise en France : « l'anthologie de Judith Gautier est marquée par une prise en compte de son lecteur » (p. 178), les ajouts et les infidélités cherchant à compenser la méconnaissance de la tradition et du contexte chinois par le public français. C’est ainsi que, quand « l’allusion chinoise est difficile à rendre en français, Judith Gautier pratique une forme d'exégèse qui lui permet de réinterpréter à la manière française cette allusion obscure » (p. 181).
11Bien sûr, le succès de l’anthologie de J. Gautier n’est pas seulement dû à ses qualités propres : la Chine est toute entière à la mode en cette fin de xixe siècle. Qui plus est, la poésie chinoise profite de certaines analogies structurelles avec la poésie du Parnasse, qui tient le haut du pavé de la scène littéraire : « il est évident, écrit Stanislas Fumet, que toute la poésie moderne qui compte, et qui se bande vers des puretés, hélas ! souvent contradictoires, sinon incompatibles, résonne en harmonie avec les quatrains des T’ang » (cité p. 217) Dans un premier temps, sans doute, les poètes qui auront le plus été influencés par ces nouvelles traductions du chinois ne sont pas les plus mémorables : Louis Bouilhet n’est plus connu que par la correspondance de Flaubert, on n’édite plus Émile Blémont. Mais peu à peu, des œuvres de plus en plus puissantes se dégagent, dans le sillon de ces traductions : Franz Toussaint, Paul-Jean Toulet, et bientôt Claudel, Segalen, Saint-John Perse.
12Des développements plus conséquents sont donc consacrés à ces trois derniers poètes, considérés comme majeurs. Tous trois ont vécu en Chine, tous trois ont produit une œuvre marquée par la poésie chinoise. Les trois cas sont malgré tout bien différents : Claudel, ne sachant pas le chinois, a toujours recours au Livre de jade, qu’il réécrit pour sa conférence sur « La poésie française et l’Extrême-Orient » du 15 décembre 1937, dans un mini-recueil nommé Autres poèmes d’après le chinois, qui déplace et prend le contrepied des versions de Gautier : « l’art claudelien consiste à cueillir des vers inspirateurs dans le Livre de jade et à les retravailler jusqu’à se les approprier » (p. 321). Pour le reste, « c’est surtout l’art poétique chinois, notamment le vide, le blanc, la simultanéité, le parallélisme, la juxtaposition, la concision et la suggestion, que le poète essaie d’intégrer dans sa propre poésie » (p. 349).
13Segalen, lui, est considéré comme « le plus compétent, le plus érudit des voyageurs littéraires du début de ce siècle » (Gadoffre, cité p. 383) même s’il a d’abord été ignoré. Il « éprouvait un profond dégoût pour les chinoiseries » (p. 386) sans être pour autant intéressé par la Chine réelle contemporaine (p. 386). « En fait, écrit Y. Wang, c’est une Chine livresque que Segalen a choisie » (p. 387). Son grand recueil est bien sûr Stèles : « Ni traductions, ni adaptations, la plupart des stèles ont cependant pour source un texte chinois mentionné par le poète lui-même sur ses brouillons » (p. 390). Certaines portent la marque de la traduction du Shijing par Couvreur, d’autres de l’anthologie de Hervey Saint-Denys.
14Saint-John Perse, enfin, est surtout étudié pour Anabase. S’il possédait « un remarquable fonds extrême-oriental dans sa bibliothèque, digne de celui d’un sinologue » (p. 425), il a eu tendance à effacer les traces, à nier l’influence des poètes chinois ou de Segalen. Y. Wang détaille pourtant sa manière de travailler : il sélectionne des vers dans ses lectures (l’anthologie de Granet est ainsi entièrement soulignée), puis en universalise la portée par retrait des références particulières. C’est sa différence avec Segalen : « Si l’auteur de Stèles voulut être plus chinois que les Chinois, l’auteur d’Anabase se voulut avant tout homme universel » (p. 442).
La banalisation
15Si je propose d’appeler (ce n’est pas une expression de Y. Wang) notre époque l’âge de la banalisation, c’est parce que l’on compte à la fois une multiplication des anthologies, et une réduction de leur influence sur l’écriture poétique française. Quoique la poésie chinoise n’aie jamais été aussi présente, elle n’a pas accouché dans les cinquante dernières années d’œuvre majeure, comme avaient pu l’être Connaissance de l’est de Claudel, Stèles de Segalen ou Anabase de Saint-John Perse. La poésie chinoise classique, en somme, devient une source plus commune : plus abondante, mais aux effets moins extraordinaires.
16Yu Wang ne compte en effet pas moins de 150 anthologies depuis 1950, trois fois plus qu’entre 1862 et 1949. Mais, note-t-elle aussi, elles sont moins originales que dans la période précédente. Parmi elles, on peut différencier entre traduction pro-chinois et pro-français, sourciers et ciblistes. Par exemple, alors que l’on pourrait croire, naïvement, que la traduction littérale est plus fidèle, certains traducteurs avancent que « toute traduction littérale du chinois ancien ressemble à du “petit nègre”, langue que le chinois n’est aucunement. Il n’est donc pas légitime de rendre ainsi une pensée exprimée correctement, conforme au génie grammatical de la langue, et d’en faire un galimatias exotique et fatigant » (Patrick Carré, cité p. 473). Dans le même sens, Marianne Lederer écrit que « la fidélité au texte original exige que soient utilisés d’autres moyens linguistiques pour dire et faire comprendre la même chose » (citée p. 474). Ces réflexions de traductologie expliquent en partie, sans doute, le recours au vers libre plutôt qu’aux mètres français classiques, dans les anthologies publiées.
17Y. Wang, toujours dans le souci de comprendre l’influence de la poésie chinoise sur la poésie française, distingue trois sortes d’anthologies dans la période : celles qui, effectuées par des traducteurs professionnels (ni sinologues, ni poètes), sont destinées au grand public et dépourvues de notes ou presque ; les anthologies de sinologues (de Paul Demiéville à Patrick Carré et Rémi Mathieu) ; enfin les anthologies de poètes (Armand Robin, Claude Roy, François Cheng, Marie-Thérèse Lambert, Ferdinand Stoces, Daniel Giraud) pour qui la frontière traduction /création est moins nette, et qui sont influencés par la poésie chinoise dans leur propre œuvre. Y. Wang distingue par ailleurs deux anthologies majeures, l’Anthologie de la poésie chinoise classique (1962) et L’Écriture poétique chinoise (1977) de François Cheng, cette dernière se singularisant par le choix de donner une version mot-à-mot avant une proposition de traduction, de manière à ce que le lecteur puisse interpréter lui-même le poème. L’influence de ces anthologies est documentée par des échanges (emails, lettres, entretiens) avec des auteurs contemporains (Yves Bonnefoy, Gérard Macé, Gil Jouanard, François Perche, etc.). Certains, comme Daniel de Bruycker, auront été profondément marqués par la poésie chinoise, au point d’écrire des pastiches crédibles, mais l’on ne distingue guère, dans cette influence, d’œuvre capitale. Pourtant, au même moment, aux États-Unis, l’œuvre d’Ezra Pound était de part en part traversée par la poésie chinoise, de même que celles de poètes majeurs de la Beat Generation.
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18L’ouvrage de Y. Wang est riche et complet. Il repose sur une profusion de documents, et comprend de nombreuses focales : il cite les poèmes chinois, compare les différentes traductions d’un même poème, fait attention aux annotations marginales des éditions possédées par les poètes, et en même temps ouvre aussi le champ, en considérant les esthétiques de tel ou tel courant ou l’histoire littéraire au long cours. Les œuvres des principaux poètes chinois, mais aussi de dizaines de traducteurs et de plus de cent auteurs français, sont étudiées. La connaissance profonde que Y. Wang a de la langue et de la poésie chinoise fait en même temps de ce livre une véritable introduction à un continent qui, malgré la banalisation récente, reste méconnu de bien des lecteurs. On se permettra simplement de regretter que dans le commentaire des poèmes soit souvent fait un usage très peu critique de catégories en fait problématiques : la traduction devrait rendre le « vouloir-dire » de l’auteur, l’une serait meilleure que l’autre parce qu’elle est « plus naturelle », « plus harmonieuse », etc. Mais au regard de ce que l’on apprend dans cette somme, qui du reste n’a pas de prétention théorique, ce sont des détails. Bien plus, son ambition est communicative et donne presque envie à son lecteur de continuer l’effort : comment toutes ces informations enrichissent-elles la manière dont nous posons les problèmes de traductologie ? Que nous dit cette influence de la poésie chinoise sur la poésie française, pour comprendre la création poétique en général ? Et l’Anthologie de la poésie chinoise parue dans la bibliothèque de la Pléiade en 2015 aura-t-elle une influence comparable sur les œuvres à venir ?