À une passante très étrangère
1L’ouvrage de Claudine Le Blanc, combinant exhaustive érudition, réflexion méthodologique, histoire disciplinaire et ambition théorique et conceptuelle, justifierait plutôt qu’un simple compte rendu un dialogue de fond pour lequel son lecteur curieux et critique devrait non seulement mettre en œuvre beaucoup de savoirs de tous ordres mais adopter tour à tour au moins autant d’attitudes que celles, nombreuses et variées, des lecteurs des « livres de l’Inde » en France au xixe siècle. Autant dire que, loin de constituer une simple introduction au sujet traité, il expose et propose un champ d’expérience sans exiger d’adhérer à des présuppositions contraignantes ni imposer de conclusions définitives. Faute de posséder tous les éléments qui permettraient une critique surplombante, il convient donc de se tenir sur la ligne de crête entre examen des données factuelles de transmission, de réception et d’interprétation et une écoute flottante de ce qui peut se dégager idéologiquement de la masse des documents dépouillés et étudiés dans leurs affinités et leurs étrangetés. Pour ce faire, je regrouperai sous quatre axes les objectifs que l’auteur paraît s’être assignés, de la détection d’une évolution historique marquée au cours du siècle à un projet de révision méthodologique du comparatisme en ce qui concerne aussi bien la relation « Orient‑Occident » que le point de vue « français », en passant par une réflexion sur ce qu’il advient du littéraire dans la tension entre le « très étranger » et l’universel, et par une interrogation très poussée des fonctions assignées en France aux livres de l’Inde, pendant la période considérée et, implicitement, du « tournant Tagore » à nos jours.
Essor & décadence d’une réception
2Le choix d’une périodisation telle que le « long » xixe siècle, de la Révolution Française à la Grande Guerre pourrait relever de la convention encombrante de l’histoire littéraire et culturelle française consistant à accorder aux siècles de l’ère chrétienne une personnalité morale et quasiment physique, quitte à les étirer, à les rabougrir ou à les diviser en moitiés inégales selon les besoins. Mais ici, le siècle est bien et commodément étayé par deux dates littéraires pertinentes, « 1787, date de la traduction française par l’abbé Parraud du premier texte traduit du sanskrit dans une langue européenne, la Bhagavad‑Gîta de Charles Wilkins, jusqu’à 19131, […] avec la traduction par André Gide de L’Offrande lyrique de Rabindranath Tagore » (p. 19). Par‑delà ce qui sépare les deux événements, celui d’un premier texte indien antique et celui d’un premier texte indien moderne en versions françaises, on ne peut manquer de remarquer deux traits communs, à savoir la médiation de l’anglais et le facteur spirituel, pour employer un terme qui englobe vaguement religion, morale et mystique.
3Le premier constat, le plus étonnant, du moins au regard de nos passions postcoloniales actuelles, reste néanmoins celui d’une absence totale des modernités indiennes, langues ou littératures, sur la scène française jusqu’à 1914 alors que le xixe siècle voit émerger, au Bengale mais pas seulement, toute une littérature indienne (roman, poésie, essai) de langue anglaise ainsi que des fictions en langues indigènes modernes traduites en anglais dès avant 1900, Bankimchandra en particulier. Contrairement à la Grande‑Bretagne, politiquement et culturellement impliquée dans la production littéraire indienne contemporaine et sa diffusion, fût‑ce pour la censurer, les intérêts de la France sont minimaux dans le sous‑continent depuis la bataille de Plassey en 1757.
4Les livres de l’Inde qui parviennent en France en français sont donc alors, exclusivement ou presque, des textes anciens traduits du sanskrit, directement ou indirectement (textes védiques, fragments, puis larges tranches des deux grandes épopées, et théâtre, tout particulièrement la Shakuntalâ de Kalidash), plus des contes populaires, d’abord traduits du persan. L’engouement romantique, celui, par exemple, de Lamartine, apparaît, aussi bien que les premières recherches philologiques, comme lié à une quête nostalgique de l’origine, qu’il s’agisse d’archétypes, de formes du désir et de sa contention, d’articulation de la pensée par les racines indo‑européennes, ou encore et surtout d’un intense rapport panthéiste au divin. L’indianisme fait concurrence à l’égyptologie, à la Bible et à Sumer, mais il se soutient aussi de ces archéologies du savoir. Une Inde berceau des civilisations et bien antérieure, croit‑on, à la Grèce classique, offre à l’imagination une alternative au Moyen‑Orient comme aux brumes ossianiques tout en prolongeant un humanisme antiquaire. Entre mystère, sagesse universelle, nature et naïveté, cette première étape avait plus à perdre qu’à gagner des savoirs sanskritistes spécialisés qui, en s’institutionnalisant au Collège de France ou à l’École Spéciale des Langues Orientales, ferment une chapelle plutôt qu’ils ne rayonnent dans un grand public cultivé — celui qui assure une présence durable dans la culture d’accueil. D’après Claudine Le Blanc, et l’on n’a aucune raison de le mettre en doute, le xixe siècle des livres de l’Inde débouche sur « l’échec d’une intégration », à la seule exception de Shakuntalâ qui « reste l’unique œuvre qui se soit, pour quelque temps du moins, intégrée dans la littérature française comme dans les littératures européennes, parce qu’elle était susceptible de prendre sa partie en tant que telle, dans son organicité, au cœur des débats esthétiques du temps, ceux du romantisme allemand comme ceux, plus tard, du symbolisme français » (p. 123). Mais, ajouterai‑je, elle aura aussi finalement été victime, en tant que tragicomédie, des appétits de noirceur du décadentisme qui élut Salomé entre toutes les femmes.
De l’étrangèreté & de la littérarité
5L’ouvrage se penche à plusieurs reprises et à juste titre sur la question du rapport entre la découverte — ou devrait‑on dire l’apparition — d’une littérature « très étrangère », à laquelle quasiment rien n’avait préparé le public français, et l’éventuelle reformulation de la notion de littérature elle‑même en raison des difficultés rencontrées par les nouveaux récepteurs pour appliquer leurs critères habituels et leurs échelles de valeur. Le chapitre II, « Une littérature étrangère ? L’histoire d’une littérature dans l’histoire d’une discipline » (p. 49-82), va heureusement plus loin que son titre en se gardant de borner l’enquête au geste à prétention encyclopédique2 mais limité par son euro‑ou francocentrisme (Villemain, Tivier) qui permit les premiers enseignements et l’impression des premiers cours et manuels de « littératures étrangères », dans lesquels on peut voir une préfiguration de la Littérature Comparée ou de la World Literature.
6Il est plus intéressant de noter les jugements de valeur successifs énoncés par différentes histoires de la littérature indienne en fonction de la disponibilité des textes. L’émergence des Védas, notamment, scinda un domaine dont les premiers échantillons (Baghavad Gîtâ et Shakuntalâ) avaient suscité une affinité sensible et donc esthétique, en dépit des réticences concernant le style et la rhétorique : « [C’est] l’histoire d’un ajustement du regard, un temps ébloui par des œuvres brillantes mais rares et tardives, que remettent à leur juste place les Védas, devenus accessibles à partir des années 1840 » (p. 63). Par‑delà les divergences entre (re)présentations savantes et subjectives/appropriantes ou encore vulgarisantes, et par‑delà les retournements et contradictions de points de vue tenant à chaque génération et à des attitudes politiques allant du royalisme servile et du catholicisme conservateur et militant à des positions démocratiques, populistes ou socialistes, on observera tout de même que ce qui persiste à justifier la notion de « littérature indienne » malgré une ingérable multiplicité de langues, de genres et d’époques, c’est l’idée bien ancrée d’une religiosité ou d’une spiritualité imprégnant tous les actes de la vie indienne et tous ses produits culturels. L’Inde moderne étant plus méconnue par la France intellectuelle du xixe siècle qu’elle ne l’était des voyageurs antérieurs, malgré le vif intérêt dont faisaient preuve les élites indiennes pour la culture française, via la francophilie britannique ou contre la domination britannique, comme le rappelle Samuel Berthet dans son importante thèse3, la littérature et la culture indienne en général sont affectées d’une double distance, géographique et temporelle : « Nous trouvons donc indispensable de familiariser le public ordinaire avec les grands écrivains de ces époques lointaines, avec les œuvres notables de ces pays reculés4 », écrivait encore Soupéen 1877. La fusion supposée de la vie ordinaire dans l’omniprésence du divin est une étrangeté, une distance de plus, attirante ou repoussante, mais qui, dans tous les cas, met en cause la notion laïque, esthétique et désintéressée de littérature telle qu’elle avait commencé à se forger depuis le milieu du xviiie siècle, ou du moins sa pertinence en ce qui concerne les productions écrites d’un peuple, de « races » pas aussi proches de « nous » que la parenté avec le sanscrit de la plupart des langues parlées en Europe ne le suggèrerait. Même le théâtre sera apprécié, par le polygraphe Louis Enault, « non pour de pures qualités esthétiques [...], mais parce que dans la littérature indienne l’esthétique est immédiatement éthique » (p. 72). De Chézy5 à Victor Henry, la littérature indienne est et n’est pas littérature, et le plus souvent, si elle l’est, ce n’est pas au titre de son art, primitif ou entaché de beaucoup de défauts et d’excès ; de même se refuse‑t‑on à accorder crédit aux classifications génériques complexes de la poétique hindoue ou à la minutie des commentaires. Cl. Le Blanc cite Victor Henry à ce propos : « exclusivement dominés par le point de vue religieux, les Hindous établissent entre leurs épopées des distinctions très subtiles [...] » (p. 155). Un répertoire des textes préfaciels aux histoires littéraires, traductions et anthologies permettrait de voir quel rôle décisif cette détermination racialiste et essentialiste de la « nature » ou du « caractère » indien a joué dans les enthousiasmes aussi bien que dans les répulsions et exclusions.
Assimilation, dissimilation, séduction
7Si l’Inde détient les clés ou certaines clés de « nos » cultures et croyances6, encore faut‑il trouver ou plutôt fabriquer les clés de la cassette qui contient ces clés... L’assignation de l’Inde à l’Origine, chaotique ou lumineuse, offre une attache commode et malléable à merci, mais elle ne suffit pas à dissiper le malaise des lecteurs passeurs, savants ou dilettantes, au moment de justifier leur passion personnelle ou leur entreprise de divulgation et de prosélytisme. La comparaison est en effet un outil d’acclimatation indispensable, mais elle a le plus grand mal à éviter une hiérarchisation tranchée dès lors qu’on lui demande de produire de la valeur, de l’utilité, voire de la puissance symbolique pour la culture qui la met en œuvre. Toute lecture nouvelle, toute lecture du nouveau n’est possible que par référence à l’archive des lectures antérieures, selon les moyens offerts par un capital productif méthodologique (que certains appellent « science »). Ici, les lectures antérieures sont classiques et familières, il s’agit des bases de la culture humaniste dite occidentale ou européenne, à savoir la réunion du judéo‑christianisme avec la Grèce et Rome. Il faut bien situer l’étrangèreté des livres indiens par rapport à ces fondements identitaires européens pour qu’ils aient droit à une existence relative, sans se fondre dans un universel où serait aussi noyée et indifférenciée la culture propre du comparatiste, ni développer une personnalité trop puissante qui troublerait son épistémologie, ni se singulariser assez pour rester définitivement intraduisibles, illisibles. Chaque passeur et chaque récepteur actif de « la » littérature indienne, pour étroitement suprématiste européen ou pour ouvertement cosmopolite qu’il fût, eut à louvoyer entre ces trois écueils de la comparaison, ce qui ne manque pas d’entraîner nombre de contradictions, comme le relève volontiers Cl. Le Blanc.
8Toute déclaration d’incomparabilité repose sur un acte de comparaison préalable, apposant le label « rien de commun » précisément parce que les objets comparés appartiennent à une même catégorie, celle, par exemple, des hymnes, ou de la spéculation philosophique, ou des poèmes érotiques. Et toute comparabilité affirmée a pour fonction principale de combler au plus vite le fossé entre les cultures, de colmater les brèches par lesquelles le sens, la signifiance et la raison d’être de l’œuvre grandement étrangère échappent au lecteur occidental. Ce double phénomène est bien analysé dans les premières sections du Chapitre IV : « Une littérature comparée. L’intertextualité des littératures étrangères » (p. 129‑163). Il y est aussi montré différents rôles de la comparaison Orient‑Occident et son ambiguïté récurrente ; échevelée et incohérente, par exemple, à destination d’un grand public espéré, elle familiarise avec un peu de tout ce que connaît et qui pourrait plaire au lecteur français, mais en même temps, elle fait de l’œuvre étrangère un monstre en patchwork :
[…] rapprochée successivement de la littérature précieuse du Grand siècle, de la poésie bucolique grecque, de la légende médiévale […], de la tragédie grecque et de l’opéra enfin, la pièce sanskrite tient finalement de la chimère, familière par endroits dans une vue rapprochée et cumulative, globalement étrangère tant au lecteur qu’à l’œuvre comparée. (p. 132)
9Or pareille construction peut tourner aussi bien à l’avantage de l’œuvre présentée, aux yeux du lecteur romantique ou post‑romantique, décadent/symboliste, amateur d’insolite, qu’à son détriment, puisque l’hétéroclite, le bric‑à‑brac est une faute de goût au regard d’une prétendue rigueur ou pureté classique ; ainsi Renan pouvait‑il écrire qu’il s’agissait « d’une littérature curieuse sans doute, mais, au point de vue du goût, de second ordre entre les grandes littératures de l’humanité » (p. 137).
10Le goût, ainsi évoqué, ressemble beaucoup à un surmoi corsetant le Kamasoutra, mais celui‑ci, comme l’Anthologie érotique d’Amarou traduite par Chézy sous le pseudonyme explicite d’Apudy, ou les Stances érotiques, morales et religieuses de Bhartrihari (deux fois traduites, en 1852 puis en 1875, par Paul Regnaud qui les avait présentées en 1871), ou encore le Gîta‑Govinda, historiquement comparé à la fois au Cantique des cantiques et aux Idylles de Théocrite (p. 144‑146), échappe assez facilement au rejet esthétique grâce au jeu des comparaisons grecques, latines ou modernes, et au prétexte de l’intérêt philologique. Si une sévère érudition pouvait parfois se faire complice des titillements suscités par les Apsaras et les formes généreuses des déesses ou héroïnes indiennes à demi drapées mais très mondialisées par Raja Ravi Varma, c’est que, apparu avec le romantisme, l’attrait de l’Inde, le désir d’Inde, devait retourner à l’espace onirique et fantasmatique dont il était issu, ce que Cl. Le Blanc appelle dans son dernier chapitre « une littérature rêvée » (p. 165‑194). Ceci dit, comme pour toute pulsion romantique, on pourrait se demander dans quelle mesure l’assignation à l’originel d’une littérature soudain apparue du fond des bois de notre ignorance comme si elle était issue du fond des âges, n’est pas un incestueux cache‑sexe rhétorique. Il ne serait que de remarquer combien souvent la nouveauté ou la « jeunesse » de la littérature indienne ancienne et classique est accolée à sa grande ancienneté par ceux qui la promeuvent.
Leçons comparatistes & cosmopolites
11J’ai laissé de côté jusqu’à présent l’inattendu « préambule » et chapitre I des Livres de l’Inde, « Littérature étrangère et intersubjectivité : T.S. Eliot, la BrhadaâraNyaka Upanishad et J. Lacan », auquel font clairement écho plusieurs pages du chapitre V et de la Conclusion intitulée : « La littérature étrangère : leçons d’une double disparition ». Puisque la conclusion en miroir évoque elle‑même un jeu de miroirs, il n’est pas malvenu de passer par elle pour accéder à une introduction quelque peu — mais intentionnellement — déroutante. C’est en effet sur une des Fictions de Borges, « El acercamiento a Al‑Motasim » que s’ouvrent ces pages finales. Ce quasi‑canular métacritique fait luire à son horizon le mirage d’une œuvre imaginaire dont les contours ne sont ébauchés que par les comparaisons dont elle fait l’objet (avec plus ou moins de pertinence, selon le narrateur). Cl. Le Blanc relève que le titre anglais de l’édition fictivement consultée du livre fantôme est « The Conversation with the man called Al‑Mutasim », faisant ainsi allusion aux Conversations with Eckermann où apparaît la Weltliteratur. Si « l’érudition confronte à l’absence, et possède par là une dimension mystique et métaphysique » (p. 200), sa mise en scène, (méta‑)fictionnelle chez Borges et narcissique chez les sanskritistes français du xixe, aurait pu entraîner, non sans vertige mais avec quelque profit, sur les chemins du plurilinguisme que la nouvelle parodique de Borges fait s’entrecroiser avec un humour tongue‑in‑cheek : si ce n’est pas par hasard que Borges attribue en incipit à l’historien et parodiste (réel) Philip Guedalla, un juif britannique qu’il devait connaître pour son récent livre sur le tango, un jugement critique acéré sur le bizarre mélange de roman policier et de poèmes allégoriques islamiques que serait l’œuvre remarquée de Mir Bahadur Ali, ce n’est pas non plus par hasard que Wilkie Collins est évoqué, Collins ayant inventé l’inconscient quelque temps avant Freud.
12L’orientalisme fantasme l’inconnu en interdit tentant, c’est sans doute ce que ses critiques lui reprochent autant que la méconnaissance ou l’infériorisation de l’Orient par l’Occident, mais faut‑il vraiment différencier comme ici entre l’expérience supposée (écrite et fantasmée) des voyageurs et des textes livrés avec un appareil qui prétend détourner la lecture de sa jouissance ? « La fable de Borges n’est pas elle‑même exempte d’orientalisme, d’une vision de l’Orient comme mirage où l’occidental se perd ; mais ce n’est pas l’Orient des voyageurs qui y suscite le trouble, c’est celui des lecteurs et des savants […] » (p. 196). À la lecture de maint voyageur moderne en Inde, on est frappé par la persistance des clichés sur son indéchiffrable et par la prolifération textuelle de nature anecdotique ou paraphilosophique, obsessionnelle et quasiment incantatoire, déclenchée pour conjurer la confusion, l’inaccessible du « sens ». Dans une première version de son pseudo‑essai, Borges attribuait à Eliot une comparaison de « El acercamiento » avec L’Arlésienne de Daudet, remplacée ensuite par The Faerie Queene de Spenser ; ce qui compte donc, c’est une protagoniste qui n’apparaît jamais en personne. Si c’est de l’Inde et de sa littérature qu’il s’agit, sans doute la scansion de « Shanti ! Shanti ! » au terme de la Terre Gaste ne suffira‑t‑elle pas à apaiser les dieux de l’Inde irrités par l’instrumentalisation d’une culture toute « étrangère » au service d’un chaos et d’une cacophonie modernistes.
13Je me contenterai enfin, sans entrer dans une controverse au sujet de cette « résonance qui [selon Lacan] fonde la fonction du psychanalyste comme “interprète dans la discorde des langages” » (p. 42), d’adhérer volontiers à cette conclusion de l’ouvrage :
Peut‑être fondamentalement insaisissable en tant que « littérature indienne », par‑delà sa réception fantasmagorique au xixe siècle, la littérature indienne continue de poser des questions de configuration et d’association qui renvoient celui qui la lit à ses cartographies littéraires intimes, et celui qui l’étudie, aux principes mêmes de son étude. (p. 200)
14Dans une tout autre perspective, Jean Biès qualifiait l’Inde de « patrie de tout ce qui est au‑delà »7, mais c’était dire encore que sa ou ses littérature(s) ne sauraient être saisies qu’à travers une défamiliarisation de « nous‑mêmes », où et qui que nous soyons. S’il y eut, au xixe siècle français, un certain échec de cette appréhension, ce fut certainement en s’appuyant sur une distance temporelle et culturelle unilatéralement éprouvée, sans parvenir à construire une pareille grande étrangèreté de ce côté‑ci des eaux noires pour les Indiens du temps qui s’employaient déjà à la comprendre et à la réduire depuis leur rive.
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15L’ouvrage de Claudine Le Blanc, dans ses limites historiques et géographiques mêmes, a le mérite supplémentaire d’appeler à une vaste enquête comparatiste — qu’elle ne pouvait que suggérer, comme elle le fait en plusieurs endroits — portant sur la réception des autres littératures d’Orient en France au xixe siècle, d’une part, et sur la réception des littératures indiennes dans le reste du monde occidental, d’autre part. Et il pose des jalons indispensables pour l’étude des usages ultérieurs de l’Inde dans ce même monde, marqués par le tournant Tagore en 1914 et par le tournant des très sataniques Enfants de minuit dans les années 1980.