Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Patrick Sultan

La francophonie littéraire à l’épreuve de la théorie

Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris :PUF, « Écritures francophones », 1999.

1Que recouvre au juste la notion confuse de « littératures francophones » ? On serait bien en peine de le dire. Pas plus que l’on ne sait avec précision ce qu’est un écrivain francophone ; au reste, rares sont les écrivains dits francophones qui acceptent sans réticence ni réserve de se voir appliquer cette dénomination, quand ils ne la rejettent pas avec véhémence ...

2Ces problèmes de simple définition, s’ils font l’objet de questionnements récurrents, ne donnent lieu qu’aux opinions les plus contradictoires et embarrassées ; ils sont assurément bien loin d’être réglés. Aussi le devoir d’élucidation théorique préalable, nécessaire à tout exercice critique devrait‑il se faire impératif...

3Et pourtant, dans cet incontestable vide conceptuel, les études francophones, malgré leur place encore exiguë dans l’institution universitaire française, semblent se porter au mieux . Elles forment un secteur bien vivant, un canton fort animé de la recherche : monographies, recensions critiques, revues, colloques, manuels et même instruments bibliographiques abondent et se multiplient et l’on assiste même depuis peu à une inévitable et sans doute heureuse division du travail, à une spécialisation ou, si l’on veut, une parcellisation géographique tendant à sectoriser un domaine vaste et diversifié, animé par un indéniable dynamisme.

4En somme, une excellente santé critique sur fond de désinvolture théorique.

5Il n’en reste pas moins que ce champ demeure aussi peu unifié, aussi peu homogène et aussi problématique qu’il est vivant : s’il peut être bien commode (sous bénéfice d’inventaire) de ranger dans la rubrique « littératures francophones » toutes les productions qui ne sont pas hexagonales, on ne saurait se contenter d’une définition aussi dénuée de rigueur, aussi peu satisfaisante pour l’esprit. L’écrivain francophone pourrait bien, à ce prix, n’être en effet qu’un être de raison, une abstraction vide, le simple résultat d’une carence théorique. Dès lors, cette catégorie (négative) risquerait fort d’accréditer l’idée ou plutôt l’idéologie selon laquelle on aurait affaire, avec ces littératures d’expression française, à une littérature française par défaut, à un non‑lieu exotique, à une sorte d’ailleurs périphérique aux contours mal identifiés.

Un laboratoire théorique

6Il est donc nécessaire de former un concept cohérent des « littératures francophones », si toutefois l’on veut enfin et une bonne fois pour toutes renoncer à les considérer comme de simples annexes de la littérature française. La formation d’un corpus sinon définitif du moins délimité avec netteté ; l’identité (ou les identités) de l’auteur ; la langue (ou les langues) qu’il écrit (ou n’écrit pas) ; son rapport au monde, à l’histoire, à la nation, à la société ; la réception et la diffusion de l’œuvre : autant d’épineux problèmes que la situation singulière de l’écriture francophone interdit d’éluder et dont la solution ne peut manquer de concerner tous ceux qui s’intéressent au devenir de la littérature contemporaine en général.

7M. Calle-Gruber, dans sa récente Histoire de la littérature française du xxe siècle (Honoré Champion, 2001) affirme, avec raison sans doute, que « les littératures francophones constituent par excellence le lieu de mise à la question qui taraude l’époque : celle de la mondialisation de la culture et de l’analytique de la littérature ». Cela est encore plus vrai de la théorie qui devrait permettre d’en rendre compte dans la mesure où, contrainte de construire de part en part son objet, elle force à mettre en oeuvre et inventer, en tout cas à justifier des gestes critiques qui sont au principe de toute étude littéraire.

8À cet indispensable effort réflexif contribuent plusieurs ouvrages récents dont les préoccupations convergent. Citons seulement quelques titres : Poétiques francophones de D. Combe (Hachette, 1995), Singularités francophones de R. Jouanny (PUF, 1999), La francophonie littéraire : essai pour une théorie de M. Beniamino (L’Harmattan, 1999).

9L’ouvrage de J.-M. Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale (PUF, 1999) constitue un apport majeur à la tâche urgente de construire et de fonder en raison le champ des études francophones. Ce travail recompose le paysage intellectuel d’une recherche riche mais trop éclatée, dessine de nettes perspectives, ouvre des chantiers nouveaux, mais surtout jette les bases du système raisonné qui manquait.

10Pour bien saisir la portée et l’originalité de ce stimulant discours de la méthode à la fois critique et programmatique, il faut tout d’abord en souligner la démarche résolument comparatiste. Cela indique déjà le parti‑pris théorique de ne pas s’enfermer dans un combat d’arrière‑garde qui prétendrait affirmer le rayonnement de la culture française en refusant superbement toute confrontation ou dialogue avec « les groupes a priori comparables que sont la lusophonie, l’hispanophonie et l’anglophonie (13) » . Aborder les littératures francophones, c’est s’ouvrir au monde, se prêter à un authentique (donc ardu) dialogue des cultures, consentir au devenir‑monde de la littérature.

La confusion des francophonies

11Cette attitude suppose un rigoureux travail d’analyse conceptuelle car la notion de francophonie a été à ce point exploitée à des fins politiques/idéologiques et se trouve si chargée de significations ambivalentes que l’on pourrait céder à la tentation, à moins que ce ne soit à la faiblesse, de renoncer à en user comme outil d’analyse littéraire.

12En effet, la notion même de francophonie est susceptible d’acceptions qui, bien qu’elles se recoupent, ne sont pas du tout superposables. Ces trois usages, légitimes en leur ordre, perdent tout à être confondus. On distinguera le sens linguistique et le sens institutionnel afin de les dissocier d’un sens spécifiquement littéraire, définissant le véritable objet des études francophones.

13La francophonie est d’abord un phénomène linguistique complexe et difficilement isolable de conditions historiques et sociales qui l’ont produit ; le moins que l’on puisse en dire est que les éléments qui la composent ne forment pas une communauté linguistique tant sont hétérogènes les différentes parties de cet agrégat sans unité.

14La Francophonie, relayée par un réseau d’organisations gouvernementales ou associatives, est un instrument économico-politique au service de la politique culturelle de la France à l’étranger, et l’on peut la concevoir comme un auxiliaire précieux ou contestable (selon le point de vue) dans la guerre que se livrent les États au moyen des langues.

15La francophonie dans son acception littéraire/culturelle ne peut donc être qu’une « construction historique répondant à un système de valeurs et de normes assez largement indépendant de l’usage linguistique (34) ».

16Pour l’élaborer et lui donner des fondements solides, J.-M. Moura propose d’adopter une démarche ouvertement politique. Car il entend récuser l’européocentrisme, sous‑jacent à bien des discours francophonistes ; indifférente aux conditions historiques et sociales de production des oeuvres francophones, cette approche subrepticement franco‑centrée rapproche, voire place sur le même plan par exemple les œuvres d’écrivains coloniaux, de voyageurs occidentaux en quête d’exotisme et les écrits d’auteurs africains ou antillais ; insensible aux différences de visées symboliques, de procédures et stratégies individuelles et/ou collectives, de positions culturelles, en un mot aveugle à l’histoire, cette critique, ignorante des implications idéologiques qu’implique un tel indifférentisme, nivelle les écritures, s’en tient à un vague unaminisme, à une communion sous les espèces de la sacro‑sainte langue française. Le seul fait d’écrire en français ne saurait pourtant suffire à réunir l’enseigne de navire Loti et le poète révolutionnaire (faut‑il dire antillais ? français ? martiniquais ? nègre ?) Aimé Césaire, pas plus d’ailleurs qu’à rassembler sous la même bannière les francophones Kourouma et Ionesco.

17À cet esprit de confusion qui sévit encore dans nombre de manuels et même de recherches, « l’étude postcoloniale peut être une forme de remède (35) ». Elle permet de « dégager certaines particularités des littératures d’expression française par référence à d’autres littératures europhones et de définir l’ensemble littéraire découpé par cette critique, c’est‑à‑dire le corpus postcolonial (9) ».

Qu’est-ce que le postcolonial ?

18Qu’entend-on au juste par postcolonial ? Ce terme ne doit pas se comprendre dans un sens étroitement chronologique mais dans l’acception généralement admise outre‑atlantique, telle que l’ont forgée des théoriciens encore peu connus en France comme Gayatri Spivak, Edward Said, Homi Bhabba. Ces universitaires, dans les années soixante, ont été amenés à la fois par leur expérience d’immigrants, par leur réflexion sur le passé colonial et par leur lecture des philosophes (Derrida, Deleuze, Foucault) ou essayistes (Memmi, Fanon, Mannoni) français, à entreprendre de déconstruire le canon occidental, à porter le soupçon sur l’ethnocentrisme foncier des littératures et des théories esthétiques européennes. Sensibles à la géopolitique de la littérature, attentifs aux séquelles du grand mouvement de civilisation (et de destruction de civilisations) que fut la colonisation européenne, ils ont pris la mesure des traces que l’hégémonie occidentale a imprimées sur plus de trois-quarts des peuples dans le monde.

19Ainsi, le terme de postcolonial renvoie à toutes les cultures que le processus impérial a affectées depuis la colonisation jusqu’à aujourd’hui : Afrique, Australie, Bangladesh, Canada, Caraïbes, Inde, Malaisie, Malte, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Singapour, îles du Sud Pacifique, Sri Lanka. Ces suites de la colonisation, bien évidemment, sont politiques et économiques, mais elles concernent toutes les formes de vie culturelle que la domination du Centre, quand elle ne les pas éradiquées, a durablement perturbées, infléchies, modifiées : les littératures, nées de ces transformations (pour certaines d’ailleurs bien avant la décolonisation proprement dite), constituent un idéal laboratoire d’observation de ce devenir postcolonial dans la mesure où elles mettent généralement en cause l’impérialisme même qui les a suscitées. Les « postcolonial studies  ont donc pour vocation de décrire et d’analyser les phénomènes d’appropriation ou d’abrogation, de mimétisme ou de résistance, de soumission ou de résistance, de rejet ou de greffe qui sont au travail dans les littératures dites du Commonwealth ».

Constitution du corpus postcolonial francophone

20J.-M. Moura propose non pas de reprendre ce modèle mais plutôt de s’en inspirer librement pour l’appliquer aux littératures francophones et pour constituer le corpus des littératures postcoloniales d’expression française en l’incluant dans l’ensemble des littératures europhones postcoloniales. Autrement dit, dans cette perspective, ce n’est plus le critère linguistique qui est déterminant mais la position historique, la relation entretenue avec le passé (encore présent) de la domination coloniale. La détermination linguistique (situation de diglossie) sans cesser d’en être un élément majeur, n’est plus un élément fondateur de ce que M. Beniamino appelle « les littératures en contact ». Il faut désormais prendre en compte les situations des œuvres dans toute leur diversité (historique, géographique, sociolinguistique, sociologique) mais en les rapportant à une mesure commune qu’est le fait capital de l’expansion coloniale.

21Cette nouvelle délimitation du corpus conduit par exemple à exclure les littératures belges et suisses traditionnellement admises au sein des littératures francophones mais commande de rapprocher les littératures africaines anglophones, lusophones et francophones.

Ni historicisme, ni textualisme

22Encore convient-il de trouver des procédures d’analyse, des modèles qui permettent de tenir compte de la spécificité de ces écritures postcoloniales. Faut‑il choisir entre les approches qui privilégient la race, la région ou la nation ou bien encore qui mettent en valeur des thèmes ou des structures communes ? Chacune de ces méthodes a son intérêt, mais trouve aussi ses limites selon l’objet abordé. J.-M. Moura propose de recourir à la problématique de l’énonciation : « La perspective postcoloniale me semble fondamentalement concernée par l’analyse de l’énonciation : non seulement elle s’attache aux rites d’écritures, aux supports matériels, à la scène énonciative (tout élément relevant d’une étude habituelle de la littérature), mais elle le fait selon une direction particulière puisqu’elle réfère ceux‑ci aux pratiques coloniales, à l’enracinement culturel et à l’hybridation caractéristique d’un contexte social (38) ».

23Cette orientation constitue une solution élégante et féconde aux problèmes que pose l’enracinement problématique des écrivains francophones qui se trouvent situés au carrefour de multiples univers symboliques, entre modernité et tradition, entre leur tellurisme particulier et leur(s) lieu(x) de résidence, entre des modèles occidentaux imposés ou assumés et des modèles ancestraux hérités ou réinventés... « L’énonciation [propre aux écritures europhones postcoloniales] est conditionnée par la façon particulière qu’a chaque culture d’absorber/répercuter/détourner/combattre/esquiver/s’approprier l’impact de la culture dominante. La critique postcoloniale étudie la manière dont chaque auteur, chaque œuvre gère son rapport à son lieu et l’investit (44) ».

24Ainsi, on peut éviter sans mal les deux travers, souvent dénoncés, des études francophones : ignorer la signification littéraire des œuvres étudiées pour ne s’attacher qu’à leur valeur historique, à leur portée idéologique ; faire abstraction de leur ancrage socio‑historique pour célébrer, selon la formule‑cliché que l’on peut encore lire ici et là, leur « exquis enrichissement de la langue française ». Ni historicisme, ni textualisme.

25Dès lors, pour peu que l’on consente à ce parti de tenir ensemble l’oeuvre francophone en son idéalité et les conditions d’énonciations dans lesquelles elle vient au monde, des voies d’étude, nettement articulées, s’ouvrent que J.-M. Moura fraie « selon un programme analytique successivement concentré sur l’histoire et la sociologie, la linguistique, l’étude culturelle et enfin la poétique des lettres francophones (44) ».

26Cela donne un développement dont le plan est le suivant : le chapitre III – de 45 à 70 – « montre en quel sens l’on peut parler d’une vocation philologique moderne à propos d’une critique et d’une histoire qui s’intéressent au contexte mental et socioculturel des œuvres » ; le chapitre IV – de 71 à 108 – « évoque la conscience linguistique propre aux auteurs francophones et détaille quelques formes d’analyse de la langue des textes » ; enfin, le chapitre V – de 109 à 138 – « s’interroge sur la possibilité d’une étude de poétique des œuvres à partir de l’analyse de leur scénographie ».

27Nous n’entrerons pas dans le détail des fines analyses textuelles qui, tout en l’illustrant, précisent le propos de cette nouvelle théorie postcoloniale francophone et en confirment l’opérativité. Nous voudrions seulement souligner l’apport méthodologique, les directions de travail qui s’offrent au chercheur.

« Les voies d’une philologie contemporaine »

28J.-M. Moura préconise tout d’abord une « philologie nouvelle », pour combler la distance géographique et culturelle qui sépare de l’œuvre postcoloniale le lecteur européen/métropolitain/étranger. Loin de réduire le travail d’écriture à son contexte énonciatif, cette méthode permet de cerner comment cette œuvre élabore son contexte autant qu’elle l’expose. En effet, la résistance de l’écrivain europhone aux modèles occidentaux auxquels il refuse l’allégeance mimétique exige des stratégies d’écriture qui convoquent un débat avec les cultures ancestrales mises à mal par le processus colonial ; et cette confrontation peut aller de la recherche (souvent illusoire, vaine et décevante) d’une mythique authenticité originelle à l’acceptation d’une hybridation, du nationalisme le plus intransigeant et étroite à l’internationalisme sans limite d’un consentement au Tout‑Monde, pour reprendre la formule poético‑conceptuelle de l’écrivain antillais Édouard Glissant. À cette « philologie nouvelle » donc d’expliciter et de dégager des enjeux qui risqueraient de passer inaperçus si l’on s’en tenait à une exégèse purement formelle.

29Mais cette indépendance non seulement politique mais aussi esthétique ne s’acquiert pas si aisément, tant il est vrai qu’elle nécessite une prise de conscience de l’image « exotique » de l’Orient que l’Occident colonial a forgée et imposée par tout un dispositif discursif fait de fantasmes, de représentations stéréotypées, d’idéologies raciales. Ainsi, l’étude imagologique de l’exotisme européen entre de plein droit dans le domaine d’une critique postcoloniale, soucieuse de sonder le pouvoir de représentation occidentale à l’emprise duquel les auteurs francophones échappent si difficilement (et à la faveur de quel génie inventif !), créant par là un champ littéraire soustrait à un ordre colonial/néocolonial persistant.

« Langues et littératures »

30Parmi les ravages coloniaux, la destruction des langues vernaculaires, même si elle n’est pas toujours visible ni mesurable, a entraîné des effets (situations de diglossie, déchirements linguistiques) qui sont particulièrement sensibles pour les ex‑colonisés. La langage fait problème tout écrivain moderne, mais à un degré supérieur peut‑être pour l’écrivain postcolonial. Dépossédé de ses mots, il est « condamné à penser la langue (71) ». Dès lors, cette surconscience linguistique donne naissance à des pratiques d’écritures spécifiques destinées à conjurer ce drame, à s’approprier dans un langage imposé par le Centre un discours adéquat à la Périphérie.

31Récusant le mythe du monolinguisme, J.-M. Moura propose d’appeler « hétérolinguisme » cette « présence de divers idiomes, cette pluralité langagière ». Fort de ce concept, il est possible de discerner le sens politique des stylistiques très variées mises en oeuvre dans les écritures francophones : interlangues, métissage, créolisation, brassage des idiomes.

32C’est dans ce cadre que peut prendre place et signification la reconstruction écrite des oralités traditionnelles que l’intrusion et la conquête occidentales ont brisées. Cet intense travail sur la langue engendre des formes complexes, des dispositifs plus ou moins subtils qui font éclater les cadres rigides d’une langue normative. 

Poétiques

33Plus radicalement, l’œuvre postcoloniale doit inventer son ancrage, mettre au jour le site symbolique à partir duquel elle devra se donner à lire.

34Le concept de « scénographie », repris du linguiste D. Maingueneau, permet de penser cette « situation d’énonciation que s’assigne l’œuvre elle‑même » (109). Cette auto‑exposition de l’œuvre, indispensable pour se dissocier d’un milieu (éditorial, institutionnel, etc.) étranger, pousse l’écrivain francophone à se faire anthropologue de la culture dont il est porteur, à accompagner ses écrits d’un paratexte important (anthologies, interviews, articles de presse...) pour faire connaître la singularité de son projet. Mais bien plus que tout, s’il veut échapper à un exotisme complice de l’impérialisme colonial, il est sommé d’être créateur de formes, de recomposer les espaces et les chronologies, de plier les formes littéraires héritées de la littérature occidentale.

Conclusions et ouvertures

35Voilà donc ouvertes les perspectives neuves et larges à l’intérieur desquelles les études francophones pourraient avec profit s’inscrire : renonçant à toute abusive spécification locale, elles s’intègreraient dans une démarche comparatiste, non franco‑centrée. Ordonnées selon des axes clairs, elles rompraient avec leurs postulats idéologiques inavoués ou inconscients en se dotant d’instruments adéquats à sa recherche.

36Bien au-delà de l’intérêt disciplinaire évident, cet ouvrage peut nourrir de vivifiants débats théoriques.

  • En lisant et surtout en discutant, comme il nous y invite, les théoriciens controversés du postcolonialisme, nous pourrions aiguiser notre sensibilité aux dangers d’ethnocentrisme qui guettent toute construction du corpus littéraire, toute entreprise théorique dans la mesure où elle vise à une universalité. Car il est bien évident que mettre en place le corpus des littératures francophones ne peut manquer d’avoir des répercussions sur la conception dont en France nous percevons notre enseignement littéraire et dont nous privilégions encore par exemple une approche nationale de la littérature.

  • La réflexion, nécessitée par une approche postcoloniale, sur le phénomène essentiel de la colonisation peut libérer une remise en cause ou à tout le moins un réexamen critique de notre propre littérature, s’il est vrai que « la littérature de l’Europe est celle d’un continent de colonisateurs ». Proposition discutable certes mais qui peut contribuer au travail de mémoire du colonialisme actuellement en cours (notamment à propos de la guerre d’Algérie). N’est‑ce pas là, dans le débat d’idées avec une critique anglo‑saxonne trop méconnue en France, une occasion pour la théorie littéraire de renouer avec un sens politique dont on peut déplorer qu’elle l’ait perdu dans le contexte actuel d’un repli général sur « le texte avant tout », dans l’actuelle prédominance du commentaire ? (Voir à ce sujet la recension dans Acta Fabula par Marielle Macé & Jean‑Louis Jeannelle du volume collectif Où en est la théorie littéraire ?, Textuel, 37).

  • La prise en compte de ces ailleurs de l’Occident, de ces « privés de paroles » qui font entendre leur voix dans des œuvres et des discours pourrait être une voie royale à la dimension irrésistiblement planétaire, décentrée, de notre culture (post)moderne.Les littératures postcoloniales exposées à l’Histoire mondiale mais en même temps portées vers l’expérimentation formaliste exigent, pour être lues, une certaine inventivité herméneutique. Aussi bien, les techniques et méthodes d’analyse, mises au point pour prendre conscience des stratégies d’écriture qu’elles mettent au jour, pourraient‑elles trouver plein usage dans l’étude plus générale de ce que G. Deleuze et F. Guattari appellent les « littératures mineures » , c’est‑à‑dire ces littératures qui déterritorialisent la langue, qui branchent l’individuel sur l’immédiat-politique et expriment des agencements collectifs d’énonciation (Voir le chapitre 3 de Kafka. Pour une littérature mineure, Paris : Éditions de Minuit, 1975).

37On touche là aux conditions de possibilité de toute écriture car résister à une doxa, subvertir les discours de domination est bien le propre de la littérature. Une théorie littéraire qui l’oublierait ne vaudrait sans doute pas une heure de peine.