La marginalité sur la scène théâtrale des XVIIe et XVIIIe siècles : un atelier de révélation et de redéfinition des usages et des normes
1Autorité et marginalité constituent assurément deux notions très employées dans les travaux contemporains sur la littérature et le théâtre. Plus largement, il s’agit de notions fécondes dans l’ensemble des sciences humaines depuis la parution des premiers essais de Foucault, cité à juste titre dès la première page de ce collectif. À première vue, le terrain est donc déjà « conquis » ; et pourtant, on doit aussi noter la rareté des études consacrées, par exemple, aux figures de marginaux sur la scène théâtrale des xviie et xviiie siècles.1 L’ouvrage dirigé par Christelle Bahier‑Porte et Zoé Schweitzer vient ainsi combler un manque ; il complète utilement d’autres essais portant sur des périodes postérieures, du drame romantique (Florence Naugrette, Anne Ubersfeld) au théâtre contemporain (Sylvie Jouanny)2. Centré essentiellement sur les manifestations concrètes du théâtre (texte et conditions matérielles de la représentation), il ne traite par ailleurs que dans une moindre mesure de théorie et ne cherche pas à mettre au premier plan des auteurs tenus pour « mineurs ». Quelques articles, néanmoins, affrontent de manière centrale des questions de poétique3, et tous, d’une manière ou d’une autre, nous semblent interroger le lien unissant l’autorité esthétique des contextes étudiés et l’apparition, la transformation ou la disparition de figures marginales sur la scène. De ce point de vue, on peut apprécier particulièrement l’approche diachronique ou transculturelle de certaines études4, et on peut saluer le projet des auteures de proposer une analyse portant sur la scène non pas française mais plus largement européenne, pendant une période d’environ deux siècles.
La marginalité sur la scène : un outil de contestation mais aussi de redéfinition des usages et des normes
2Parlant de marginalité et d’autorité au théâtre, quelques types viennent immédiatement à l’esprit du lecteur et du spectateur. Parmi ceux‑là triomphe en particulier le couple maître/valet des comédies de Molière ou de Marivaux, mais aussi le cortège des domestiques, servantes ou nourrices qui apparaît traditionnellement à l’époque. La figure du marginal recouvre cependant des profils extrêmement divers, et l’on peut suivre la proposition des auteures de définir deux grands types de marginalité : « de fait » (p. 14), ou bien « revendiquée et choisie » (p. 14).
3Dans le premier cas, le marginal se définit comme tel relativement à un système dont il est un rouage. La mise en scène d’une semblable figure permet ainsi de fournir une image de la société et de révéler ses normes et ses transformations. Antony McKenna, dans son article sur Amphitryon, parle ainsi des serviteurs comme d’un « miroir déformant de la société des honnêtes gens » (p. 78), dont la mise en scène permet de révéler les « conventions de la sociabilités » (p. 77). Une double fonction est ainsi dévolue à cette représentation de la marge : montrer, mais aussi critiquer — ou plutôt, montrer que ce qui est ainsi n’est pas naturel mais relève d’un figement dont les piliers sont bien connus (existence de divers ordres, paternalisme politique et familial, catholicisme).
4Cependant, à côté de cette première forme de marginalité apparaît donc aussi une marginalité « revendiquée et choisie » (p. 14), porteuse de nouvelles normes et reflet d’une émergence de l’individu. Un des grands intérêts de cet ouvrage est d’y insister.
5Catherine Ramond, par exemple, dans son article sur « La crise de l’autorité paternelle et les mutations de la comédie nouvelle », montre combien la transformation du rapport d’autorité entre père et fils, dans les pièces de théâtre de Molière à Destouches (1680‑1754), souligne une mutation sociale dans laquelle l’individu s’émancipe peu à peu du groupe nucléaire qu’est la famille :
On passe d’une opposition frontale et conflictuelle entre parents et enfants à propos des alliances […] à une évolution des mœurs qui conduit les parents à être plus compréhensifs et à veiller aux affinités entres les futurs époux. (p. 153)
6Visible non seulement chez Destouches, mais aussi chez Voltaire ou Marivaux, cette crise de l’autorité paternelle contribue au renouvellement de l’intrigue comique. Le type du barbon, hérité de la commedia dell’arte, s’efface en effet peu à peu, et avec lui un schéma dramatique bien connu : amour contrarié, entêtement du barbon et querelle avec les enfants, réconciliation et célébration du mariage. Comme le montre habilement C. Ramond, les obstacles à l’union se déplacent en effet plutôt au sein du couple (hésitations, inconstance, épreuve de la volonté de l’amant), donnant un tour à la fois plus sentimental et plus psychologique à cette nouvelle forme de comédie : « cette mutation déplace les problèmes inhérents à la comédie : les obstacles s’intériorisent et se transforment » (p. 165).
7Même son de cloche dans l’article de Julien Garde, consacré au « rôle d’Achille dans Iphigénie en Aulide (1774) de Gluck », bien que la relation analysée ne soit plus celle des parents et des enfants mais davantage celle de la répartition des personnages en fonction de leur rang. L’auteur montre en effet que la réforme de l’opéra opérée par Gluck au milieu des années 1770, portée par une volonté de démocratiser la scène, conduit à une redéfinition du personnel dramatique dans laquelle n’apparaît plus la traditionnelle opposition sociale des personnages de haut et de bas rang, mais où la limitation du plateau aux personnages principaux conduit à choisir un personnage pour son seul caractère, c’est‑à‑dire en vertu de ce qui le définit individuellement, en dehors de tout rapport hiérarchique :
Avec l’absence de domestique, le plateau ne s’organise plus selon une lecture hiérarchique des castes sociales, mais à partir uniquement des caractères de chacun. Dès lors, un personnage ne va pas manifester sa marginalité selon ses origines sociales, mais selon ses convictions personnelles. (p. 172)
8Le marginal, autrement dit, ne correspond plus à un type figé (le valet, le domestique, l’inférieur). Il n’est d’ailleurs plus tout à fait un simple « marginal », dans la mesure où il n’est pas exclu mais où cette marginalité est voulue, ce qui fait préférer à Julien Garde le mot de « dissident ». Achille, dans Iphigénie en Aulide, ou Oreste, dans Iphigénie en Tauride, en sont deux exemples : Achille, en effet, refuse l’« autorité tyrannique » (p. 172) d’Agamemnon, et Oreste celle de Thoas. Plus que jamais, on voit ainsi combien la marginalité — ou donc la « dissidence » —, loin d’être une mise au ban, correspond à l’affirmation d’un autre ordre envisagé comme positif : d’une noblesse liée non plus à la gens mais à une forme d’« affranchissement moral et éthique » (p. 172).
9D’une définition du marginal comme inférieur, on passe donc à celle d’une affirmation de la différence porteuse de créativité : d’une nouvelle forme d’autorité.
Dramaturgies de la marginalité : vers une subversion & une redéfinition des codes théâtraux ?
10Cette ambivalence des figures de la marginalité, entre relégation et créativité, trouve un écho dramaturgique et scénographique. Se pose en effet, dans la majorité des études réunies, la question de la représentabilité des marginaux sur la scène, laquelle est fonction des codes esthétiques faisant autorité dans le contexte de leur apparition. Au prix d’une certaine simplification, on peut ainsi repérer trois cas de figures.
11(1) En premier lieu, les marginaux peuvent être jugés irreprésentables ou peu représentables, en raison des normes esthétiques ou éthiques existantes. Ils sont alors ou bien bannis de la scène, ou bien lissés par elle, sous la forme de transformations et de défigurations qui réduisent la part d’aspérité de la marge.
12Françoise Poulet, par exemple, suppose dans son article sur « Le personnage du fou dans les “pièces d’asile” françaises des xviie et xviiie siècles », que les contraintes de ces pièces étaient peut‑être trop grandes, en vertu de l’unité d’action, pour essaimer sur la scène française, alors qu’elles étaient davantage légion à la même époque en Espagne et en Angleterre :
La manière dont ces personnages [de fous] occupent l’espace scénique n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes dramaturgiques, inhérents aux pièces conçues comme des galeries : les entrées et sorties des fous ne parviennent pas à constituer une intrigue à proprement parler, qui aurait un commencement, un milieu et une issue, heureuse ou malheureuse. […] Est‑ce à cause de ce problème de l’unité d’action que la tradition des « pièces d’asile » reste faiblement représentée en France, notamment après la mise en place des unités ? (p. 214)
13La Poétique d’Aristote, on le sait, si elle accepte encore que des personnages incohérents soient présentés de manière cohérente sur scène5, accepte beaucoup moins la prolifération des actions et leurs revirements incessants. En radicalisant les principes de la Poétique sous la forme de la règle des trois unités, la poétique classique peine donc à intégrer des personnages de fous à ses intrigues.
14Lorsqu’il est malgré tout présent sur scène, le personnage marginal est cependant ou bien intégré aux types connus, ou bien transformé pour satisfaire au goût du public. Un double exemple nous en est donné par les articles de Béatrice Ferrier, sur le personnage de Judith (« De la marginalité à l’aura sacrée. Judith en scène »), et par Sylvie Ballestra‑Puech, dans son étude sur les rééditions et les réécritures de Lysistrata (« “Liberté comique” ou “licence affreuse” ? Lysistrata entre autorité morale et marginalité esthétique de Fontenelle à Madame de Genlis »). B. Ferrier montre en effet que le personnage de Judith, figure biblique de la sainte prostituée, entre nécessairement en conflit avec les codes moraux, politiques et religieux de la société du xviie siècle et doit intégrer le « réseau habituel des personnages dramatiques et des intrigues secondaires, amoureuses ou familiales, propres aux genres choisis et aux publics visés » (p. 50) pour être montré sur scène. Ce n’est plus ici, alors, la règle des trois unités qui est responsable d’une résorption de la marginalité, mais une autre règle classique : la bienséance sociale et théâtrale. Il y a en effet une « exigence de restreindre la marginalité de Judith, en la rendant conforme au personnel théâtral et aux préoccupations morales de la société » (p. 50).
15Le processus est identique en ce qui concerne l’aventure éditoriale et les réécritures de Lysistrata, dont les transformations révèlent « toutes les normes morales et esthétiques du temps » (p. 113). Comme le souligne S. Ballestra‑Puech, Lysistrata,en dépit même de toute l’autorité morale que lui conférait l’interprétation humaniste, peine à être accueillie dans le cadre des normes classiques. À côté du silence qui entoure souvent l’œuvre, les réécritures conduisent en effet à une véritable défiguration dont témoigne, par exemple, le texte de François Benoît Hoffman, créé en 1802 : Lysistrata ou les Athéniennes. Dans cette pièce, en effet, tout est moralisé : les maris deviennent les héros de la pièce et ce qui se passait sur l’espace public, chez Aristophane, est ramené à l’espace domestique : « Cette “imitation” d’Aristophane s’inscrit dans un processus de normalisation » (p. 114).
16(2) Dans certains cas, cependant, liés à certains genres, à certains contextes ou à certaines attentes scénographiques et dramaturgiques précises, les personnages marginaux prolifèrent volontiers sur la scène. C’est le cas des personnages d’hermaphrodites ou d’eunuques dans le corpus italophone, par exemple, comme le montre l’étude de Jean‑François Lattarico : « Hermaphrodites et eunuques en scène. Indifférenciation et marginalité sexuelles dans le théâtre vénitien au xviie siècle ». J.‑F. Lattarico montre en effet que « l’hybridisme stylistique et générique » (p. 224) de la tragi‑comédie (puis de l’opéra, qui hérite de celle‑ci) possède un lien évident avec les figures marginales qui y pullulent. La figure de l’hermaphrodite, ainsi, comme figure de la « diversité [et de] la variété, dans un même corps » (p. 226), incarne le genre dans laquelle elle est représentée et symbolise le « corps renouvelé de la comédie » (p. 226).
17De même, le choix de figures marginales peut être déterminé par le spectacle qu’elles garantissent : conflit attendu, recherche de comique ou d’effets. Dans son article sur « Saül et la sorcière d’Endor », François Lecercle souligne ainsi combien le choix de l’histoire de Saül, dans la création de nombreuses pièces de théâtre, est lié au potentiel scénique de certains épisodes et de certains personnages. La présence de la sorcière consultée par Saül, par exemple, ainsi que le rituel d’apparition du roi Samuel, pouvaient donner lieu à d’importants effets de scène à la mode aux xviie‑xviiie siècles et rendus possibles par les machineries de la scénographie italienne.
18On voit cependant assez bien comment, dans un cas comme dans l’autre (résorption de la marge ou au contraire mise en scène de celle‑ci), l’adéquation des personnages et d’un horizon d’attente est importante. En dernier lieu, c’est ainsi semble-t-il surtout l’autorité du public et les choix génériques qui justifient la présence, la réduction ou l’exclusion des figures marginales sur la scène.
19(3) Dans cette mesure, on pourrait donc être attentif à une sorte de cas limite dans lequel la présence de figures marginales bouleverse les codes en vigueur et est à l’origine de véritables nouveautés dramaturgiques, scénographiques ou musicales. De même que le marginal peut être porteur d’un discours critique sur la société, devenant ainsi le représentant d’une nouvelle norme éthique, de même engage‑t‑il en effet une réforme possible de la scène, puisque sa représentation pousse le dramaturge ou le compositeur à des adaptations. C’est tout le sens de l’article de Julien Garde sur la réforme de l’opéra mise en place par Gluck, par exemple, où l’auteur montre comment la mise en scène du conflit entre Agamemnon et Achille, parce qu’il « relève de l’inédit pour le théâtre lyrique de 1774 » (p. 174), conduit à une nécessaire « adaptation » (p. 185) des modèles en place comme à un éloignement de « sentiers battus » (p. 186). Achille, figure marginale de l’affirmation de soi, comme on l’a déjà vu, conduit à une évolution générique. La « marge‑créatrice » autrement dit, est créatrice aussi bien de valeurs que de formes nouvelles. Elle est le reflet d’une évolution de la pensée et des goûts qui se traduit par une rupture, plutôt que par une adéquation, d’une forme et d’un type. Est‑ce cependant la figure du marginal qui conduit à une esthétique de la rupture ? ou bien la volonté de réformer la scène qui conduit à la mise en scène de marginaux ?
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20Une question demeure au terme de cette lecture : les deux définitions de la marginalité, comme marginalité « de fait » et « marginalité choisie », coexistent‑elles à la même époque — voire parfois dans une même œuvre — ou révèlent‑elles, au contraire, un changement progressif de paradigme ?
21Il est sans doute mal aisé de répondre à cette question, tant l’influence des différents contextes européens semble importante ; et pourtant, il semble aussi que la marginalité « de fait » soit davantage propre à la littérature classique (française, tout au moins), tandis que la « marginalité choisie », liée à l’idée de volonté, et donc d’individualité, reflète davantage une évolution politique et sociale propre à la pensée des Lumières. De même, alors que le couple marginalité/autorité semble encore pouvoir fonctionner sous la forme d’une opposition à l’époque du « Grand siècle » — puisque le « petit » n’est pratiquement jamais le point de départ d’une remise en cause profonde du système qu’il reflète —, cette opposition vacille peu à peu au cours du siècle suivant pour faire de la marge le lieu d’une réinvention plus forte à tous les niveaux : social et politique, esthétique et scénique.