Les tribulations d’un Grenoblois en Chine
1Toutes les œuvres de fiction de Stendhal, y compris les textes inachevés, sont aujourd’hui traduites en Chine, et comme le rappelle Qian Kong, Le Rouge et le Noir est à ce jour le « roman étranger le plus traduit en Chine » (p. 223), la seule traduction d’Hao Yun ayant d’ailleurs été vendue à « un million d’exemplaires » (p. 229). Dans les années 50, en République Populaire de Chine, il fallait attendre plusieurs semaines pour emprunter un exemplaire du Rouge à la bibliothèque (p. 142), et « faire la queue plus de cinq ou six heures » (p. 149) pour espérer assister à une projection de l’adaptation filmée du roman mettant en scène Gérard Philippe dans le rôle principal.
Une étude centrée sur la réception critique
2La recherche menée par Q. Kong sur La Traduction et la réception de Stendhal en Chine analyse les origines et les conséquences de cet engouement, les « transformation et déformations » (p. 12) subies par l’écrivain et son œuvre en Chine populaire pendant près de neuf décennies. Si quelques études sur Stendhal en Chine existaient déjà (la thèse de Chau Wai-man, soutenue en 1982 à l’Université Paris-Sorbonne, porte d’ailleurs ce titre), l’ouvrage qui nous occupe ici est le plus riche paru à ce jour. La numérisation par les bibliothèques publiques chinoises d’une grande partie de leurs fonds facilitant l’accès à des documents rares et anciens, Q. Kong a réuni un corpus, se voulant exhaustif, des critiques et traductions de Stendhal parues en Chine continentale de 1922, « année où son nom apparaît pour la première fois dans une publication chinoise » (p. 11) à 2013, année d’achèvement du travail de recherche.
3Le parti pris face au corpus constitué est celui d’un compte-rendu minutieux, dans lequel la chercheuse peut apparaître en retrait. Lorsqu’il est fait mention des différentes traductions d’une même œuvre, elle s’en tient à présenter par le menu les critiques contemporaines de ces traductions (par exemple p. 80-84). De façon générale, l’accent est mis dans cette recherche sur la recension des critiques chinoises des œuvres de Stendhal plutôt que sur l’étude des traductions et adaptations de ces œuvres. Rien n’est dit sur les « huit bandes dessinées adaptées du Rouge et le Noir » (p. 294) et sur les choix opérés par les scénaristes et dessinateurs pour transposer l’intrigue du roman. Son adaptation à la scène, en 2007, est également laissée de côté. D’aucuns pourront regretter la place considérable qu’occupe dans l’ouvrage le compte-rendu des critiques chinoises de Stendhal, d’autant que la chercheuse se montre dans sa conclusion particulièrement sévère à leur égard :
4les études stendhaliennes en Chine sont encore faibles et superficielles. Les articles académiques de haute qualité restent rares, comme les idées originales. Les chercheurs emploient souvent d’une manière mécanique les théories littéraires occidentales. En outre, les stendhaliens chinois n’ont pas assez d’échanges avec des chercheurs du monde entier. Presque aucune monographie récente sur Stendhal n’a connu de traduction chinoise. (p. 294)
Des œuvres à l’épreuve de l’histoire chinoise
5L’angle d’étude choisi se trouve justifié si l’on considère qu’en dépit de ce qu’affirme l’auteur, l’intérêt de l’ouvrage réside moins dans la présentation d’un « complément de la recherche en France » sur Stendhal ou dans l’étude du « mécanisme de la communication culturelle » (p. 12) que dans l’aperçu fascinant qu’il nous donne de la Chine du XXe siècle et du début du XXIe. Au début de chacun des cinq chapitres consacrés à autant de périodes de l’histoire récente de la Chine, Q. Kong introduit précisément le cadre politique, social et culturel de la réception des œuvres de Stendhal. On assiste ainsi au fil des décennies à la passionnante aventure de ces textes à travers une histoire pour le moins mouvementée.
6De l’amour a été traduit dans les années 1920 dans le but d’ouvrir la voie de l’émancipation féminine (p. 25) et de permettre une redécouverte de l’érotique chinoise antique (p. 28), avant d’être négligé pendant la Guerre sino-japonaise et ignoré dans les années 1950, la Chine populaire affichant un « mépris extrême pour les œuvres traitant de l’amour ou de la sexualité » (p. 39). L’essai sera de nouveau traduit après la Révolution Culturelle (p. 261).
7« Vanina Vanini » et « Le Coffre et le revenant » ont fait l’objet de relectures patriotiques. La première nouvelle devient « Un jeune carbonaro » dans la traduction effectuée en 1932 par Mu Mutian. Avec la substitution du personnage éponyme, « la lutte de Missirilli pour la libération de sa patrie [devient] un épisode plus important que l’histoire d’amour de Vanina Vanini » (p. 60). « Le Coffre et le revenant » est quant à elle mise à la scène par Jin Yi pour devenir Légende de la ville des esclaves. Dans cette adaptation comme dans la traduction de « Vanina Vanini », la préoccupation politique de l’auteur chinois est présente dès le titre : les personnages espagnols de Stendhal deviennent sous la plume de Jin Yi des patriotes chinois luttant contre l’invasion japonaise (p. 96-107).
8La Chartreuse de Parme voit elle aussi son titre modifié, pour des préoccupations relevant cette fois plus du marketing que du patriotisme. Le roman devient Histoire secrète de la cour de Parme dans la traduction de Xu Chi publiée en 1948, afin de proposer au lecteur chinois un titre à la fois familier et aguicheur. En effet, « en Chine […] les histoires secrètes de la résidence impériale sont des romans qui racontent la vie de l’empereur et de ses concubines » (p. 94).
9Le texte dont les tribulations chinoises sont les plus spectaculaires est indiscutablement Le Rouge et le Noir. Si les critiques du livre et de son adaptation cinématographique par Claude Autant-Lara, influencées par la réception soviétique, sont plutôt positives dans les années 50 (p. 150), appréciant la mise en scène réaliste d’une classe aristocratique sur le déclin, le chef-d’œuvre ne tarde pas, après la rupture avec l’URSS, à faire l’objet de critiques violentes. Son adaptation à l’écran est attaquée pour ses scènes d’amour, « manifestation d’un goût vulgaire et bourgeois » (p. 158), et le personnage de Julien Sorel est conspué par le régime en tant qu’« individualiste bourgeois » (p. 154). Fort curieusement, le roman est réhabilité lors de la Révolution Culturelle, au moment où Jiang Qing, la dernière épouse de Mao, « le met dans la liste des six romans étrangers à usage interne » (p. 201), autrement dit, réservés à une élite, aux happy few. Après la mort de Mao et dans les décennies successives, le roman bénéficiera d’un engouement renouvelé. Les éditeurs généralistes ayant à cœur de voir figurer l’œuvre dans leur catalogue seront à l’origine de l’explosion de nombre de traductions (« de 1986 à 2013 paraissent cinquante-trois traductions chinoises intégrales du Rouge et le Noir », p. 228). Le texte deviendra d’ailleurs l’objet d’un débat national sur la manière de traduire les œuvres littéraires (p. 245-253).
Un regard chinois sur l’histoire chinoise
10Au-delà de ce voyage à bord des œuvres de Stendhal dans les méandres bouillonnants de l’histoire chinoise, l’étude de Q. Kong nous montre comment la Chine d’aujourd’hui se penche sur cette histoire récente. La thèse à l’origine de l’ouvrage a en effet bénéficié d’une « bourse du gouvernement chinois » (p. 9) et sa publication chez Honoré Champion a reçu le soutien du « Top-notch Academic Programs Project of Jiangsu Higher Education Institutions (TAPP) » (p. 6). L’autrice, par ailleurs enseignant-chercheur à l’Université Normale de Nanjing, nous donne donc de l’histoire chinoise la vision prônée par le régime, du reste avec une finesse d’analyse et une prise de recul toute personnelles, elle qui relève, commentant une critique du Rouge et le Noir, que « le chercheur chinois évite de critiquer le régime socialiste » (p. 277).
11Au début de l’étude, Q. Kong qualifie la Chine à l’aube du XXe siècle de « semi-coloniale et semi-féodale » (p. 19), selon la nomenclature marxiste. Si le Grand Bond en avant est critiqué, la chercheuse précise que « La Chine populaire abolit le système d’exploitation féodale pour établir le régime démocratique populaire » (p. 136) et que de 1950 à 1965, « la politique stable et l’économie sûre de la nouvelle Chine assurent la construction culturelle du pays » (p. 148). De même, si la Révolution culturelle est décrite comme un « cataclysme » (p. 225), l’autrice note que la session plénière du Comité central du Parti communiste chinois postérieure à la mort de Mao permet de « rétablir le cours normal de la ligne idéologique et redresser les torts de la Révolution culturelle » (p. 224). À la même époque, « les milieux intellectuels chinois s’affranchissent du culte de la personnalité » (ibid.). Ainsi, depuis le début des années 1980, tout va pour le mieux en Chine.
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12Qian Kong nous propose une étude fort intéressante pour qui souhaite mieux connaître l’évolution culturelle de la Chine au XXe siècle, et le regard qu’elle porte aujourd’hui sur son histoire récente. Si La Traduction et la réception de Stendhal en Chine constitue incontestablement une somme du fait de la quasi-exhaustivité de ses sources, elle ouvre également la voie à des travaux futurs. En refermant l’ouvrage en effet, on peut s’interroger sur l’influence qu’a eue un auteur aussi traduit et aussi lu que peut l’être Stendhal en Chine sur la production littéraire et artistique du pays. Elle est assurément significative. Pour n’en donner qu’un exemple : dans La Rivière de l’oubli de Cai Jun, le narrateur et personnage principal a « maintes fois lu et relu1 » Le Rouge et le Noir…