Faire l’apologie du théâtre : les enjeux des textes défense au sein de la controverse sur le théâtre
1La « haine du théâtre »1 a suscité plus d’intérêt que sa défense. Après avoir largement étudié les œuvres des détracteurs du théâtre à l’époque de la première modernité, dans cet ouvrage, Clothilde Thouret se tourne désormais vers ce corpus largement inexploré que sont les « discours apologétiques » qui, par leur inventivité et leur efficacité, ont réinventé et transformé le théâtre afin de l’établir en institution culturelle. Alors que pendant longtemps les réquisitoires contre le théâtre avaient capté l’attention de la recherche, Clothilde Thouret s’est proposé un examen des défenses du théâtre pour en illustrer la « productivité théorique » (p. 17).
2L’ouvrage met en effet en lumière la créativité des réponses, explicites ou implicites, que les défenseurs du théâtre adressent aux « théâtrophobes ». Loin d’être uniformes, ces textes apologétiques repensent les fonctions du théâtre pour en défendre l’utilité, les capacités des comédiens et les effets esthétiques de la représentation théâtrale pour mieux affirmer une pratique qui est à l’époque en train de se professionnaliser. L’étude de ce corpus nécessite de se défaire des a priori que l’on peut avoir sur l’époque et ses débats littéraires et artistiques, de recontextualiser les polémiques mais aussi de prendre en compte un corpus plus large. En effet, le discours « théâtrophile » ne se limite pas aux textes polémiques, mais, à l’inverse du discours « théâtrophobe », se glisse également à l’intérieur des pièces, les transformant ainsi en plaidoyers implicites. Le corpus met à l’écart le cas de l’Italie qui possède à l’époque un développement particulier et mériterait donc d’être traitée à part, et laisse de côté le xviiie siècle pour « observer le discours apologétique au moment de l’institutionnalisation du théâtre comme pratique culturelle » (p. 15).
3Cette étude éclaire l’enjeu politique du théâtre à l’époque puisqu’« après les guerres de religion, les polémiques sur le théâtre deviennent en quelque sorte un terrain alternatif pour l’expression des tensions religieuses ; aves l’émergence de l’État moderne, elles offrent un espace où peuvent se jouer des rapports de force politiques et se renégocier le rôle des divertissements spectaculaires » (p. 15-16). Elle permet également une relecture de certaines pièces parmi les plus célèbres (Hamlet de Shakespeare et La Critique de l’École des Femmes de Molière), faisant de la polémique sur le théâtre un « code » pour « relire tout un pan du corpus dramatique de l’époque » (p. 16). Alors que les chercheurs et chercheuses en sciences cognitives qui ont mis en avant le rôle pratique et social des arts se sont majoritairement tournés vers des œuvres du xixe siècle et au-delà, l’auteure applique cette méthode à un corpus largement oublié de la première modernité ; elle noue dans cette étude les dimensions poétiques de cette controverse avec ses dimensions politique, religieuse et culturelle, et démontre comment le théâtre « se renouvelle dans la controverse » (p. 17) et trouve sa place dans le corps social et politique durant la première modernité.
I. Jouer avec l’autorité, jouer avec les formes : le théâtre face au pouvoir
1. Les autorités au secours du théâtre (chapitre 1)
4Le premier chapitre consiste en un panorama qui recense les différentes étapes de la controverse et les liens des apologistes avec le pouvoir politique et religieux, tout en dressant également les spécificités géographiques de la polémique. Parce qu’elles répondent à des attaques parfois très virulentes, « les défenses du théâtre cherchent […] à se placer dans l’orbite du pouvoir temporel, que ce soit local ou royal » (p. 49).
5Ce chapitre, centré sur les crises révélatrices qui ont marqué l’époque, tend à démontrer que les controverses répondent à des tensions religieuses ou politiques : elles dépassent ainsi un simple échange à deux voix mais impliquent au contraire les autorités religieuses et politiques qui se retrouvent en position d’arbitre. Les défenseurs du théâtre attendent de ces autorités qu’elles apportent leur soutien à un art encore marginal.
6En France, la controverse se développe plus tardivement qu’en Angleterre et en Espagne. Il ne paraît pas de traité majeur avant 1630, mais les défenses du théâtre sont adressées à des personnages politiques dont la position est affirmée. En France et en Angleterre, les défenses du théâtre instrumentalisent la politique pour revendiquer la protection des plus puissants, et les défenseurs du théâtre sont pour l’essentiel des auteurs et des dramaturges, au rang desquels Thomas Heywood ou Shirley en Angleterre, Corneille, Racine et Molière en France. En Espagne, le divertissement dramatique, intégré à l’économie de la charité, est donc du ressort du pouvoir religieux. Le pouvoir royal, en cas de deuil royal ou lors des épidémies de peste, peut suspendre les représentations, ce qui donne à la controverse une forme différente. Ainsi, « les défenseurs espagnols comptent dans leurs rangs une assez forte proportion de religieux et peu de praticiens » (p. 59).
7Clothilde Thouret replace ainsi ces textes apologétiques dans leur contexte polémique : elle met en évidence le fait que ces derniers participent à la vie religieuse et politique de ces trois pays, et ne se limitent pas à des controverses littéraires ou artistiques. Par exemple, en France, loin de se contenter de revendiquer la reconquête des âmes, les augustiniens, dans leur critique du théâtre, manifestent également « un désaccord avec la politique d’un roi favorisant les plaisirs et les spectacles » (p. 53). Mais l’instrumentalisation de la querelle est de mise du côté des théâtrophobes comme de celui des théâtrophiles : Racine, Corneille et Molière, dans leurs réponses aux attaques contre le théâtre, font valoir que les critiques à leur encontre s’assimilent à une critique du pouvoir royal qui les a assurés de sa protection. Ce rapport à l’autorité politique est inséparable du statut marginal du théâtre à l’époque, dont l’institutionnalisation fait l’objet du chapitre suivant.
2. Une défense polymorphe de l’utilité du théâtre
8Le second chapitre recense en deux catégories les discours « théâtrophiles » au cœur des différentes polémiques. Le fond de ces discours est toujours de défendre l’utilité du théâtre, mais ce chapitre, derrière l’unité apparente des discours des défenseurs du théâtre, illustre en réalité la richesse et l’inventivité des discours de défenses, qui se scindent en discours « droits » et discours « obliques ».
9Les discours « droits » revendiquent l’utilité du théâtre dans le corps social, qu’ils présentent comme une « école de vertu » (p. 67). Fondés sur l’utile dulci horacien plus que sur la catharsis artistotélicienne, ils conçoivent la représentation scénique comme un appui aux « pouvoirs éthiques du théâtre » (p. 69). Assimilés par d’autres à la chaire, le théâtre est alors présenté un moyen d’instruction morale qui contribue à l’harmonie sociale : son utilité provient alors de ce qu’il constitue un divertissement chrétien à visée didactique, et constitue même, pour Heywood dans son Apology for Actors2, un adjuvant à la justice. Enfin, les défenseurs du théâtre lui octroient une utilité plus directement politique : le théâtre peut contribuer au bon fonctionnement des gouvernements, voire se faire le reflet de la puissance d’un état et de son prestige. Dans cette première partie de chapitre, Clothilde Thouret montre de quelle façon « les discours apologétiques tendent ainsi à transformer le théâtre en bras droit du souverain voire en instrument de domestication politique » (p. 79) afin de le présenter comme un bien public. Ces discours, dont l’habileté se reconnaît aussi dans ce qu’ils distinguent, avec une honnêteté toute rhétorique, de « bons » et de « mauvais usages » du théâtre, laissent de côté les effets médicaux de la représentation (telle la catharsis), auxquels on aurait pu s’attendre, pour entreprendre, au moyen d’un discours concret, « une légitimation de l’ordre poétique dans l’ordre politique. » (p. 81)
10Dans la seconde partie du chapitre, Clothilde Thouret définit les discours obliques de défense du théâtre comme ceux qui combattent leurs adversaires en « esquivant les coups et en contournant l’arène polémique » (p. 86-87), sans répondre point par point aux arguments qui leur sont opposés, et construisent ainsi une « dynamique polémique alternative » (p. 107). Est étudiée dans ce chapitre une « veine facétieuse » propre à la seule défense jusque-là restée largement inexplorée. Les discours théâtrophiles s’éloignent des arguments ad hominem pour ridiculiser leurs adversaires, mais Clothilde Thouret décrit comment, loin de se limiter à de simples attaques ad personam, ils tournent leurs opposants en ridicule et en viennent à dessiner une « figure du théâtrophobe » type et reconnaissable, rendue célèbre par la préface du Tartuffe. La virtuosité facétieuse qui caractérise ces discours se retrouve dans les parodies que les théâtrophiles font de la polémique ainsi que dans leurs défenses paradoxales, qui poussent la provocation jusqu’à revendiquer ce que condamnent leurs adversaires : ainsi Bruscambille revendique par exemple que « la comédie doit tenir le premier rang » de tous les métiers3. Enfin, Clothilde Thouret recense deux « défenses piégées » du théâtre : la Lettre sur la comédie de l’imposteur4 publiée en défense à Molière en 1667 lors de la querelle du Tartuffe et la Short Vindication de Vanbrugh5. L’auteure va à l’encontre de la tradition qui voit dans le texte de Vanbrugh une « amende honorable » (p. 103) et démontre que dans ces textes, l’orthodoxie feinte sert en fait de terrain à une défense provocatrice du théâtre. Leur aspect comique montre d’ailleurs bien qu’ils n’étaient pas destinés à convaincre leurs prétendus adversaires mais à s’attirer la sympathie d’un tiers parti.
11Clothilde Thouret démontre parfaitement la force polémique et l’originalité virtuose et provocatrice de cette « voix hétérodoxe » (p. 107) qui s’élève des discours de défense, et ne pouvait à l’époque « être audible que sur un mode ludique et ironique » (p. 108), mode d’autant plus séduisant qu’il était hors de la portée des opposants au théâtre qui n’avaient accès qu’aux formes polémiques plus traditionnelles pour s’exprimer et constituait donc une richesse spécifique aux discours de défense.
3. Le rôle de l’Antiquité (chapitre 3)
12Alors que les théâtrophobes s’appuient sur les condamnations du théâtre présentes dans les sources païennes et chrétiennes, Clothilde Thouret étudie ensuite la manière dont « les théâtrophiles dessinent les contours d’un théâtre des origines qui appelle une continuation ou une renaissance » (p. 111). Ce troisième chapitre est l’occasion d’analyser en quoi l’Antiquité constitue pour les défenseurs du théâtre un véritable « imaginaire polémique » (p. 111) et se comprend cette fois encore dans un rapport au pouvoir.
13Les défenseurs du théâtre se voient obligés, pour légitimer la pratique théâtrale, de s’approprier l’antique. Ils parviennent d’abord à défendre le théâtre antique en opérant des distinctions en les auteurs, les acteurs et les spectacles (Scudéry6 oppose ainsi le mauvais Aristophane au bon Ménandre), et en s’appuyant sur l’évolution historique du théâtre : alors qu’il était à l’origine pur et idéal, c’est par la suite que le théâtre s’est avili. Cette conception évolutive permet de défendre la grandeur du théâtre.
14La portée politique de l’utilisation des sources antiques est ensuite illustrée avec clarté : les défenseurs du théâtre reprennent la figure antique de Roscius et les exemples d’empereurs montés sur les planches pour faire jouer en leur faveur « le rapport de concurrence entre théâtre et guerre » (p. 123) : c’est, selon eux, parce que les empereurs aimaient trop le théâtre et y oubliaient leurs devoirs politiques et militaires que le théâtre a fait l’objet d’une condamnation. Les défenseurs du théâtre adaptent leur rhétorique aux attaques, et laïcisent les origines du théâtre ; leur argument est que le théâtre servait à l’instruction morale et militaire. Ils évoquent ainsi les origines civiques du théâtre grec pour faire valoir son « rôle d’auxiliaire militaire et politique » (p. 125), ce qui leur permet de réclamer la protection du pouvoir politique en place.
15Les discours de défense dépassent une nouvelle fois la simple polémique. L’Antiquité fait l’objet d’une mise en scène par les dramaturges : cette « fictionnalisation » de l’Antiquité est remarquablement présentée comme « une reformulation de la relation avec le pouvoir esquissée dans les discours apologétiques » (p. 130). Ainsi, la pièce Poetaster7, qui met en scène le bannissement d’Ovide, est interprétée comme la suggestion d’une « soumission raisonnée des pouvoirs du théâtre au pouvoir politique » (p. 137). Clothilde Thouret souligne avec clarté de quelle façon ces « fictionnalisations » d’acteurs antiques, au-delà d’un simple caractère révérencieux, ne se limitent pas à des éloges du théâtre antique ; elles laissent en réalité percer la question de la professionnalisation du métier d’acteur et s’y ressent la volonté d’une « autonomie minimale de la pratique dramatique à l’égard du pouvoir politique » (p. 145).
II. Un divertissement au service de la société : évolutions sociales et institutionnalisation du théâtre
Légitimation et institutionnalisation du statut du comédien (chapitre 4)
16Le statut du comédien est un point central de l’institutionnalisation de la pratique théâtrale à l’époque, où celui-ci n’existe qu’en pratique, mais pas en droit, qui résulte en un traitement arbitraire des acteurs en fonction de la géographie. L’intérêt de ce quatrième chapitre réside dans cette démonstration qui se concentre sur la dimension économique et sociale des revendications, alors que la critique s’était auparavant davantage concentrée sur la question de la moralité ou de l’immoralité du métier de comédien. L’« infamie » du comédien est définie comme « la défense de recueillir le fruit de ses peines »8 (p. 165), et revêt ainsi un caractère indiscutablement économique.
17Les textes de défense, comme le montrent les analyses de Clothilde Thouret, participent à un renversement du statut du comédien entre le Moyen-Âge et la première modernité. Les défenseurs du théâtre apparentent les acteurs à d’autres corps de métier pour affirmer son utilité. Le « mensonge histrionique » (p. 199) de l’acteur qui endosse de multiples rôles, de multiples identités, est revendiqué comme une technique nécessaire pour mettre à distance la violence des passions représentées sur scène. Ce « mensonge histrionique » se trouve ainsi renversé et présenté comme un critère du bon acteur.
18Malgré des tensions et des réticences dans l’institutionnalisation d’un métier incontestablement établi en pratique, ce qui frappe est la conscience que les auteurs ont « d’intervenir à un moment d’institutionnalisation et d’entrer dans un nouvel âge du théâtre » (p. 199). Le chapitre est l’occasion d’une relecture de Hamlet et A Midsummer Night’s Dream de Shakespeare, célèbres pour leurs scènes de « théâtre dans le théâtre » : ces deux pièces sont interprétées comme des défenses du théâtre et du statut de l’acteur. Mais le théâtre de Shakespeare se distingue des défenses plus traditionnelles en ce qu’il opère cette fois une assimilation entre l’art de l’acteur et la magie : la relecture de As You Like It démontre comment le comédien se voit attribuer des pouvoirs presque magiques, et ainsi le théâtre s’approprie « la magie pour en faire une manipulation enchanteresse sans surnaturel et la reformuler en art de l’acteur » (p. 190).
19Laissant ainsi de côté la traditionnelle question morale qui sature les débats sur le métier de comédien, Clothilde Thouret analyse les enjeux sociaux et économiques de cette activité dramatique alors en pleine institutionnalisation.
2. Rôle des spectateurs et rôle des spectatrices : l’audience au centre de la défense (chapitres 5 et 6)
20La place de la femme au théâtre, aussi bien sur la scène que dans le public, est également centrale dans les textes apologétiques et reflète les évolutions culturelles et l’avènement de la société mondaine qui marque l’époque. De ce point de vue encore, c’est bien une évolution sociale de la présence féminine au théâtre qui permet « leur recrutement dans les rangs de la défense » (p. 204). Pour répondre aux discours théâtrophobes qui reposent essentiellement sur l’idée que les femmes sont « un danger au théâtre et en danger au théâtre » (p. 203), les discours de défense s’appliquent à « enrôler » les femmes, à les intégrer dans la controverse et plus généralement dans l’univers théâtral.
21Le mythe de l’enlèvement des Sabines sert d’hypotexte aux discours théâtrophobes qui trahissent tous la crainte que le théâtre soit un lieu où la femme peut, littéralement et métaphoriquement, « se perdre ». Clothilde Thouret illustre brièvement le discours des adversaires du théâtre dans lequel « ces disparitions de femmes mettent en récit l’identification du théâtre et de la concupiscence. Ce motif récurrent fait du théâtre le lieu de la circulation du désir, l’espace de toutes les tentations et de la libération de la sexualité, en particulier féminine, bref, la porte de l’Enfer » (p. 205).
22Ce corpus de défense relève plusieurs particularités : la défense de la femme se trouve majoritairement à l’intérieur des pièces de théâtre, rarement dans les traités ou les préfaces, et se limite à la France et à l’Angleterre. Le chapitre étudie donc le rôle que trois auteurs de comédie, Shirley, Molière et Vanbrugh, tous trois sous la protection d’une Reine, attribuent aux femmes au sein de la controverse théâtrale. Le traitement de l’érotisme féminin provocateur mis en scène par James Shirley dans la pièce Bird in a cage9 semble être une réponse à la diatribe de Prynne Histrio-Matrix10 qui s’attaquait à la présence des femmes au théâtre.
23Les auteurs comiques affrontent le caractère problématique du rire des femmes et légitiment la place des femmes dans la comédie. La lecture que propose ensuite Clothilde Thouret de la Critique de l’école des femmes défend l’idée que Molière trouvait dans les femmes des alliées, et elle peut ainsi conclure que « défendre les femmes, ou plus exactement défendre le rapport des femmes au théâtre, c’est défendre le théâtre, et inversement » (p. 229). Car Molière proposerait, à travers le personnage d’Uranie, un exemple de réaction modéré, un « accès non dégradant et non transgressif à la galanterie licencieuse » (p. 232). Quarante ans plus tard, la question du rire des femmes est alors devenue centrale à cette polémique ravivée, en fin de siècle, par un durcissement des offensives contre le théâtre. Vanbrugh, dans The Provok’d Wife11, répond notamment au traité de Collier12 et pointe le « double bind » imposé aux spectatrices de comédies. Les femmes mises en scène par Vanbrugh peuvent désormais « se débarrasser complètement du regard masculin pour mener une critique ouverte de la morale comme instrument de la domination masculine » (p. 238).
24Les spectateurs sont une figure centrale de la polémique parce qu’ils régissent en fait le théâtre lui-même : défendre le théâtre implique d’engager des prémisses de théories sur la place du spectateur, sujet indissociable d’une réflexion plus large sur l’esthétique théâtrale et les passions qu’elle fait naître, qui fait l’objet du dernier chapitre.
25Outre l’interprétation morale de la catharsis aristotélicienne présentée par Scudéry dans son Apologie13, les défenseurs du théâtre se réapproprient les critiques de Platon, référence majeure des détracteurs du théâtre, et font des passions et du plaisir suscités par la représentation un moyen d’édification morale. Parce que cette instruction se fait « insensiblement » (p. 253), et que le spectateur se trouve ainsi éduqué à son insu, le théâtre en devient un « excellent outil de gouvernement des esprits » (p. 253).
26La relation du spectateur au spectacle et les réactions qui en découlent ne sont plus sujettes à un déterminisme qui permettait aux théâtrophobes de les condamner mais sont perçues dans toute leur singularité : les textes de défense construisent ainsi une image d’un « spectateur émancipé »14 (p. 261) qui contredit l’image construite par les détracteurs du théâtre d’un spectateur subissant passivement les émotions suscitées par la représentation. Clothilde Thouret parvient ainsi à esquisser de quelle façon ces textes préfigurent les théories anthropologiques de la fin du XXe siècle qui définissent les émotions comme « une relation qu’on établit avec une instance extérieure à soi » (p. 266).
27L’interprétation que propose Clothilde Thouret de la scène du Mousetrap d’Hamlet poursuit cette idée d’une réception de l’idée de spectateur à distance de la conception platonicienne. Elle appelle ainsi cette scène, d’après Jacques Rancière, une « petite machine optique »15 et l’interprète comme une « expérience de spectateur » pour les personnages que sont Hamlet et Claudius, durant laquelle « le théâtre est l’occasion d’une méditation sur leur propre vie et l’histoire représentée fait l’objet d’une appropriation subjective » (p. 270).
28Dans la dernière partie de ce chapitre, Clothilde Thouret, poursuivant le dialogue entrepris auparavant avec Jacques Rancière, défend l’idée que les écrits théoriques et dramatiques de Corneille préfigurent eux aussi une image d’un « spectateur émancipé ». Les émotions y sont au service de la raison. L’effet du spectacle tient d’abord à ce qu’il « incarne » (p. 278) une pensée, et ensuite à ce qu’il laisse suffisamment de place au spectateur pour que ce dernier s’approprie l’œuvre.
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29À travers l’étude de ce corpus inexploré et riche, composé de préfaces, de traités, de discours, de comédies et de tragédies, Clothilde Thouret illustre en quoi défendre le théâtre consiste en réalité à lui inventer une place et un rôle à l’intérieur de la société, et à l’inscrire au cœur de ses évolutions. Les enjeux des discours de défense, cette partie souvent délaissée de la controverse, dépassent l’aspect purement littéraire et sont à la fois politiques, économiques, sociaux et esthétiques. L’auteure met en lumière un corpus jusque-là en grande partie inexploité et ébauche également un panorama des évolutions littéraires et théâtrales de l’époque. La relecture de textes classiques associée à l’analyse de textes méconnus esquisse l’inventivité mais également l’hétérogénéité des discours « théâtrophiles ». C’est dans les traités, mais aussi au sein même de la fiction théâtrale que le théâtre se défend et s’invente, et que s’ébauchent les réflexions théoriques qui préfigurent celles des siècles à venir. La conclusion de l’ouvrage vient ouvrir des perspectives en posant que « les réponses aux condamnations du théâtre dessinent des modèles de réception déterminants pour la pensée esthétique et son évolution » (p. 279).
30L’apport incontestable de ces textes, pour certains classiques, pour d’autres méconnus, à l’histoire du théâtre, de sa construction et de son institutionnalisation, durant la première modernité, laisse espérer que continue de se développer la recherche en ce sens. Car une étude systématique du corpus des paratextes et textes théoriques consacrés au théâtre durant la première modernité dans son intégralité, en langues vernaculaires ainsi qu’en néo-latin, reste encore à mener, et permettrait d’éclairer à large échelle la construction et l’établissement du théâtre comme pratique littéraire, scénique et culturelle.