Facettes de Votre Faust : une enquête
1Comme son titre le laisse deviner, Votre Faust est un opéra participatif dans lequel le public est régulièrement appelé à voter pour influencer l’intrigue et la conduire, au travers de nombreux embranchements, vers l’une de ses cinq fins possibles. Rédigé et composé par Michel Butor et Henri Pousseur entre 1960 et 1969, il raconte les déboires sentimentaux d’Henri (son cœur est tiraillé entre Maggy et sa sœur Greta), mais aussi professionnels (il est compositeur et un directeur de théâtre lui a commandé « un Faust »). Sa dimension participative a amené les auteurs à rédiger un texte et une partition particulièrement complexes, puisque contraints de s’adapter aux nombreuses possibilités d’une intrigue dont le public décide, ce qui en fait un opéra ambitieux et assez peu monté. Il a été créé une première fois à la Piccola Scala de Milan avec une mise en scène de Roger Mollien qu’Henri Pousseur qualifie de « création naufrage » (p. 24)1, puis à Gelsenkirchen (1982) et à Bonn dans le cadre du festival Beethoven (1999), mais « aucune de ces versions n’a mis en scène l’aspect mobile de l’œuvre et la participation du public » (p. 25), jusqu’à ce que la metteuse en scène Aliénor Dauchez relève le pari avec sa compagnie La Cage, s’entourant de l’ensemble TM+ dirigé par Laurent Cuniot pour en donner une première version française (jouée entre 2016 et 2017 dans plusieurs villes), à laquelle Marion Coste consacre son second ouvrage2 : Votre Faust. La création en partage. Étude de la mise en scène d’Aliénor Dauchez : Votre Faust d’Henri Pousseur et Michel Butor.
2S’il se présente comme l’étude d’une mise en scène, le livre est surtout une enquête, dans la mesure où il aborde le spectacle dans l’intention de produire un ensemble structuré de documents (entretiens avec les participant·es, observations de terrain, schémas de la structure narrative, extraits de partitions, etc.). L’enquête est soucieuse de donner une vision précise de tous les aspects du projet (des enjeux théoriques et politiques de son écriture dans les années 1960 aux réactions des spectateur·trices contemporain·es). En témoigne une certaine économie de références théoriques et de citations, auxquelles l’autrice privilégie les entretiens — choix qui rend la lecture fluide et immersive (si l’on m’autorise un tel usage du terme). Marion Coste est d’ailleurs bien « en immersion », puisqu’elle a aussi participé au projet comme dramaturge, ce qui lui permet de nous ouvrir le détail processuel de la création, une démarche d’autant plus importante que le projet esthétique et politique de Votre Faust ne prend réellement sens que si l’on en révèle le processus. J’ai conscience que ce constat paraît aujourd’hui une platitude, tant le performative turn nous a habitués aux discours et aux pratiques valorisant les « processus » de création et non les « résultats » (studios ouverts, etc.). Pourtant, la démarche est particulièrement légitime, car la partition de Pousseur et le texte de Butor se donnent à la fois comme une épreuve, une expérience politique et, il faut bien le dire, un jeu machiavélique pour l’ensemble de ses interprètes.
3Si Votre Faust méritait bien un ouvrage entier, c’est que le projet déstabilise les catégories en mêlant l’idéal vitézien d’un art élitaire pour tous·tes, une relation à l’esthétique qui se revendique du marxisme chez un musicien particulièrement érudit, le travail sur la figure faustienne comme support d’un discours politique sur l’artiste et la démocratie, une volonté de réinventer en profondeur l’interaction des écritures dramatique et musicale3, le rêve d’un drame véritablement participatif dans lequel le public vote pour choisir les évolutions de l’intrigue ; en bref :
Votre Faust devait donc répondre à des ambitions multiples, toutes liées à un idéal d’intégration : définir le rôle de l’artiste dans la société, réinventer l’union du verbe et de la musique, sauver l’opéra de ses tendances à la sclérose esthétique et réconcilier le grand public avec ce genre musical. (p. 24).
4Le livre, sans doute le plus abouti qui paraîtra jamais sur ce spectacle d’Aliénor Dauchez, a des enjeux proprement monographiques et semble essentiel à toute recherche sur Votre Faust ou sur celles et ceux qui l’ont écrit et monté depuis les années 1960. Je me propose d’en faire ici une longue ouverture, en montrant pourquoi l’enquête de Marion Coste constitue un ensemble de documents qui intéresseront les perspectives les plus diverses, de la théorie politique des dispositifs scéniques et dramatiques aux perspectives comparées sur la figure de Faust, en passant par la théorie narrative contemporaine et la question de l’enquête de terrain dans les études théâtrales.
Peuples faustiens
5Marion Coste dispense d’emblée son enquête d’une discussion approfondie de la figure faustienne, arguant à raison qu’il lui faudrait y consacrer l’entier du volume, ce qui ne l’empêche pas, notamment dans les premiers chapitres, d’interroger son renouvellement. Entre autres raisons, Butor a vu dans l’intrigue faustienne l’un des grands mythes capables de problématiser le sens et la place de l’artiste dans la société, de l’artiste abandonnant le « génie » qu’exigeait l’autonomisation de l’art caractéristique de la modernité, pour se réaliser comme le « médiateur » que demande la démocratisation de l’art en régime postmoderne4. Pour un dispositif qui entend se constituer comme processus socio-politique de création collective, Faust est apparu aux auteurs comme un véhicule imaginaire idéal, une figure capable d’abandonner son aura démiurgique pour devenir populaire.
6Afin d’expliciter ce devenir-populaire de la figure faustienne, Marion Coste délimite bien le cadre du « populaire » chez Butor et Pousseur, en esquissant des parallèles avec le théâtre de Vitez. Dans sa généalogie, l’autrice montre que Butor et Pousseur activent dans le mythe (et dans l’histoire de ses variantes) une « revalorisation des capacités créatrices du peuple » (p. 19), idée qui trouve sa réalisation dans la construction d’une narration interactive où le fil des événements dramatiques dépend de plusieurs séquences de « vote » du public, influençant l’ensemble de la performance scénique (musiques, jeu, etc.). Cette interactivité engage une partition musicale adaptable et le travail en répétitions de nombreuses scènes possibles, dont un seul enchaînement sera finalement présenté chaque soir, selon les choix de la salle. Marion Coste souligne à ce titre que le mythe faustien — figurant parmi les allégories du choix les plus célèbres de la culture occidentale — trouve de remarquables faisceaux de sens à être adapté de manière aussi virtuelle, où l’on déplace la question du choix de la figure romantique vers un événement populaire que reconditionne chaque soir les décisions d’une assemblée citoyenne.
7Toutefois, comme le montre l’autrice, on constate avec intérêt que ce devenir-populaire peut se comprendre comme un retour à un autre Faust quelque peu éclipsé, un Faust « du peuple » auquel l’historiographie romantique a préféré l’artiste maudit, symbole par excellence du héros tiraillé. Les recherches liminaires du très érudit Michel Butor se réfèrent en effet beaucoup aux versions populaires du mythe, jouées par exemple dans les théâtres de foire. Marion Coste observe à plusieurs reprises l’influence de cet héritage dans Votre Faust (qui présente par exemple une scène de marionnettes de foire), mais aussi du rêve butorien d’un spectacle capable de médier un vaste héritage culturel. C’est cette dernière activation de la figure faustienne que décrit l’autrice, son devenir transnational : qu’on observe de nombreuses versions du mythe de Faust à travers l’Europe en fait aussi le support d’un idéal transculturel, une matière possible pour la conciliation d’un commun, dans un dispositif qui se propose comme laboratoire démocratique.
Des rouages d’une mise en récit intermédiale
8Marion Coste livre aussi une approche très détaillée des inflexions du récit, en décrivant minutieusement toutes les virtualités, surtout les moments cruciaux de mise en intrigue, ce qui fait du livre une étude de cas particulièrement intéressante du point de vue narratologique. La Création en partage documente de nombreux phénomènes qui intrigueront les théories narratives contemporaines qui s’intéresse au lien des récits avec les artefacts matériels ou les médiums qui les véhiculent.
9Pour Butor, il est certain que « la musique raconte une histoire, ou du moins qu’une histoire est toute prête à émerger de la musique » (p. 15) et l’on trouve dans la démarche de Marion Coste l’idée que l’histoire racontée ne peut s’étudier qu’à l’intérieur de la collaboration narrative de ses composantes textuelles, scéniques et musicales.
Ces sons n’ont pas pour seule fonction d’être des imitations de bruits du quotidien. Par exemple, les percussions qui imitent les bruits de marteau du cordonnier servent aussi de dramatisation [...] Ils se situent enfin à la frontière entre le son musical et le langage, au sens où ils participent à l’écriture de l’intrigue. (p. 85).
10En réalité, la narrativité est un fondement qui circonscrit aussi les ambitions politiques de ce mythe moderne. Il est frappant de constater que, conçu dans les années 1960, Votre Faust repose sur un refus marqué du formalisme et manifeste une forte croyance en les pouvoirs politiques de la représentation : Marion Coste rappelle à juste titre que Butor fait partie de celles et ceux qui envisagent la musique comme un art représentationnel qui « imite la réalité sonore » (p. 13). Butor appartenait à cette catégorie d’intellectuel·les dissident·es qui n’ont cessé de rappeler, en plein âge d’or structuraliste, que si l’on voulait rendre à l’art son pouvoir de transformation du monde, il fallait reconnaître sa capacité de configuration du réel social (ce qui amenait à reléguer parfois toute démarche métaréflexive ou autoréférentielle au rang de pétrification bourgeoise des arts). Cette inclinaison idéologique se lit dans la partition de Votre Faust, mais aussi, comme le montre bien l’autrice, dans le processus de création d’Aliénor Dauchez, résolument préoccupée de questions représentationnelles et narratives qu’on croit savoir délaissées sur les scènes contemporaines, surtout les scènes « postdramatiques ».
11Aussi, en documentant le processus de création, l’ouvrage présente l’intérêt de détailler la mise en place d’une expérience narrative qui repose sur la complémentarité de la scénographie, de la dramaturgie, du jeu et de la musique. C’est évidemment le principe même des arts scéniques dramatiques. Toutefois, le fort désir de « représentation », avec une histoire lisible et intrigante5 pour tous·tes, le souci de la participation du public aux virtualités narratives et l’état d’adaptation permanent, dans lequel sont plongé.es acteur.trice.s, musicien.nes et même technicien.nes, aux inflexions immédiates de la diégèse font de l’enquête un vivier de connaissances et d’expériences sur ce que c’est que raconter une histoire de façon intermédiale6(et surtout collectivement, voir ci-après les enjeux politiques du dispositif).
12L’autrice montre bien que, dans le panel de relations possibles entre les médiums, Votre Faust s’appuie sur une interaction symbiotique :
La musique n’est pas simplement là pour illustrer l’histoire portée par le texte, elle participe à l’élaboration du sens. [...] la musique joue un rôle majeur dans la construction de la diégèse, qui n’est en rien réservée aux acteurs. (p. 50).
13L’ouvrage détaille par exemple comment l’équipe créative joue des sons (dans leur fonction mimétique comme dans leur potentiel allégorique) pour évoquer les dénouements possibles, ainsi le passage du port :
D’autres éléments de ce passage servent à installer le décor de la rue [...] et rappellent la proximité du port (« appel du port »). Or c’est dans le port qu’aura lieu la pire des fins possibles. Les « appels du port » sont donc de mauvais présages. Ils jouent aussi la fonction de sirènes tentatrices et dangereuses, puisqu’ils invitent Maggy à accepter les propositions du directeur pour partir en voyage. (p. 49).
14L’enquête met aussi en lumière ce qu’on serait tenté d’appeler la fonction intrigante de la musique dans Votre Faust, qui peut s’étudier à différents niveaux, allant jusqu’à participer de certaines stratégies narratives complexes, comme lorsque ce sont les instruments qui indiquent au public que la version du monde de l’histoiredonnée par le personnages est peut-être falsifiée, ce qui donne à la musique le rôle complexe d’arbitrer sur les niveaux de confiance7 qu’il convient de leur accorder : « Dans ce passage, Greta sous-entend aussi que sa sœur est une prostituée : là encore, ce sont les trilles qui font penser au spectateur qu’elle ment peut-être ». (p. 70)
15Ce ne sont que quelques exemples qui entendent montrer que l’ouvrage répertorie de très nombreux phénomènes présentant un fort intérêt narratologique. Il est passionnant de suivre l’évolution des différentes décisions créatives au fil des entretiens, de découvrir les problèmes rencontrés par la metteuse en scène, notamment ceux qui relèvent de l’intelligibilité de l’intrigue, de la captation de l’attention, de l’implication des spectateur·trices, de la gestion de leurs hypothèses sur la suite du drame, bref, de l’ensemble des considérations qui sont celles de tout·e producteur·ice d’histoire, replacées dans la complexité du dispositif intermédial et l’immédiateté de l’enquête de terrain.
L’enquête de terrain dans les études théâtrales
16La mise en place d’entretiens est une méthodologie peu répandue dans les études théâtrales, de même que l’observation participante, et c’est l’un des aspects les plus stimulants de l’ouvrage. On ne peut que déplorer cette rareté, d’ailleurs, car les études qui y recourent pleinement aboutissent à des résultats très intéressants8.
17Marion Coste s’est essentiellement consacrée à des entretiens avec les participant·es en équilibrant les paroles plus « directives » de la metteuse en scène et du chef d’orchestre par de très nombreux échanges avec les acteur·trices, les musicien·nes et les technicien·nes. Ces échanges sont utilisés de manière à donner un accès précis et rigoureux aux intentions auctoriales et l’autrice se garde bien de toute extrapolation interprétative. La complexité du dispositif interactif et la quantité de participant·es placé·es en situation de forte interdépendance imposent d’ailleurs à Aliénor Dauchez de prendre position de manière précise et pragmatique, de toujours justifier ses décisions. Ce souci d’efficacité tient bien éloignées les élucubrations hermétiques auxquelles les metteur·euses en scène succombent parfois quand il s’agit de justifier leurs choix créatifs : les entretiens révèlent que réussir à raconter une version participative et intelligible de Votre Faust constituait déjà un défi à plein temps.
18La méthode de l’autrice capture la pratique, saisit le spectacle en train de se faire. Elle permet d’observer une création qui intègre par strates successives les différentes pratiques (écriture, jeu, musique), relatant en détails le mouvement perpétuel de toute création théâtrale, systématiquement altérée par les répétitions et le temps de plateau (changements de texte, de jeu, de musique, d’interactions, de dispositif, de scénographie, etc.), en livrant toujours les constats ou les intentions à l’origine des modifications, des plus pratiques (cette scène manque « d’animation ») aux plus idéelles (lorsque certains choix infimes sont jugés contraire à l’idéal démocratique du projet). On observe avec intérêt la difficulté qu’il y a pour les participant·es à trouver un langage de travail cohérent pour tous·tes les acteur·trices d’une création intermédiale. Les passages dans lesquels l’autrice raconte les moments de « traduction de l’indication théâtrale d’Aliénor Dauchez à la direction de Laurent Cuniot » (p. 179) sont particulièrement intéressants, soulignant la difficulté d’un vocabulaire unifié à l’ère de la porosité des arts et des médiums, ce qui peut mener à des impasses, ou déboucher au contraire sur une « zone de partage, où chacun peut intervenir » (p. 179). Plusieurs de ces situations ne sont pas sans rappeler des soucis que les chercheur·euses rencontrent aussi, lorsque les définitions ne sont pas consensuelles : ainsi la metteuse en scène et le chef d’orchestre cherchent-ils à formuler leurs idées réciproques en parlant dans la langue du médium de l’autre « d’imitation », « d’évocation » ou de « couleurs de jeu », et en se demandant souvent comment améliorer la capacité de tous·tes à « bien représenter ».
19Ces entretiens permettent en outre de documenter certains phénomènes que l’on sait complexes à saisir pour la théorie théâtrale. C’est aussi le rôle qu’ils jouaient dans les travaux de Marie-Madeleine Mervant-Roux, par exemple sur des questions liées à l’écoute ou sur le rôle de la co-présence des visages dans ce qu’il se joue entre acteur·trices et spectateur·trices. Les entretiens de Marion Coste mettent en lumière plusieurs aspects de cette expérientialité spécifique du théâtre, comme le fait de se sentir écouté, tout en signalant leurs enjeux politiques dans un dispositif qui questionne la collaboration démocratique ; dans les termes de M. Steffanus, clarinettiste :
A Montreuil, il y avait beaucoup d’adolescents et nous avons subi une surenchère de cris. Quand on est à l’intérieur du spectacle ce n’est pas facile, on se sent un peu agressé, même si avec le recul je comprends bien que ce n’était pas le cas. À Chatillon, le public était composé d’adultes, nous nous sommes sentis plus écoutés. (p. 93)
20En lien toujours avec la difficile étude des composantes expérientielles de la pratique scénique, nombre des paroles recueillies font aussi trace de différentes manières de vivre la présence réciproque des comédien·nes et du public à partir du centre d’expérience9 des concerné·es : ainsi la comparaison des ressentis d’Antoine Sarrazin et Éléonore Briganti, jouant tous deux des rôles secondaires, durant la scène où il·elles récoltent les votes (des œufs posés dans des paniers) et sont alors directement confronté·es au public, à des réactions parfois violentes (des refus de voter, des critiques du spectacle, etc.). Bref : les entretiens permettent de saisir avec beaucoup de pertinence la manière dont les comédien·nes mettent en discours cette présence et cette interactivité.
21Marion Coste s’est aussi entretenue avec des spectateur·trices, même si le faible nombre de documents empêche de parler d’une véritable étude de la réception réelle — que l’autrice ne prétend aucunement faire. Ils réussissent tout de même à ouvrir des pistes de questionnement fertiles, notamment sur l’expérience du public dans un spectacle interactif. En effet, faisant le choix du vote pour faire sortir les spectateur·trices de leur passivité, Votre Faust ne va pas sans reproduire la tendance de nos « démocraties » parlementaristes à invisibiliser les positions spécifiques, à masquer la relation précise entre le·la votant·e et l’objet de la délibération collective, comme les motivations éthiques ou politique du vote. Mais les entretiens « de réception » pallient quelque peu ce manque en donnant dans l’étude une voix à celles et ceux qui activent le dispositif :
[...] si Maggy triomphe, Henri sera sauvé, mais l’intrigue sera sans doute moins rocambolesque. Certains spectateurs ont été sensibles à cela. Un élève du lycée Auguste Renoir (92) déclare ainsi : « J’ai voté pour Greta : le spectacle est plus intéressant dramatiquement quand les choses se passent mal. » (p. 55).
22Cet entretien fait par exemple apparaître une relation possible au dilemme moral mis en intrigue, en l’occurrence une relation distanciée, métaconsciente de l’agencement dramatique et reposant sur une certaine vision idéologique de la fiction comme laboratoire d’expérimentation morale (on y revient plus loin). Et d’ailleurs, en visibilisant l’ensemble de cette participation, les entretiens de Marion Coste apparaissent même parfois comme le prolongement naturel du Votre Faust d’Aliénor Dauchez.
23Un autre usage de l’entretien auquel l’ouvrage invite sans s’y livrer trop, serait d’explorer ou de révéler les divergences entre les réactions et les ressentis de celles et ceux qui sont impliqué·es dans le dispositif (spectateur·trices, comédien·nes et musicien·nes) et celles et ceux qui en sont responsables (ici, Aliénor Dauchez, la metteuse en scène). Par exemple, certains choix de mise en scène pensés comme des critiques acerbes de la marchandisation des arts vivants ont été reçus comme de simples interludes ludiques dénués de toute connotation politique, et c’est avant tout l’entretien et l’observation participante qui révèle cette disjonction du programme auctorial et de l’interprétation réelle :
D’après les différents entretiens que j’ai pu mener, les comédiens, les musiciens et les spectateurs ont été plus sensibles à l’aspect ludique et transgressif, et à la réconciliation entre la scène et la salle qu’offrait cet entracte, qu’à sa dimension politique. La dénonciation du pouvoir de l’argent sur le monde du spectacle est passée en arrière-plan. (p. 51).
24Si une telle démarche se retrouve parfois contrainte d’uniformiser les témoignages de réception en généralisant des réactions pour le bon déroulement de l’argumentaire, elle permetd’éviter une étude de cas attachée aux seuls effets voulus et déconnectée de la réception réelle. Aussi, on regrette que les entretiens avec les spectateur·trices n’aient pas eu une place plus grande dans l’enquête et si les réponses du public (observées dans la salle) sont mobilisées par l’autrice, c’est parce que la mécanique virtualisante de Votre Faust l’exige, et ce sont donc le plus souvent les « réactions » programmées par le dispositif qui sont invoquées, et trop peu les réactions effectives, les paroles des spectateutr·trices apposées sur l’ensemble du spectacle (silence est aussi fait, d’ailleurs, de la critique professionnelle). L’autrice mentionne pourtant des échanges avec deux classes de lycée venues voir le spectacle, mais n’en retranscrit que quelques extraits. On ne peut reprocher à l’ouvrage de ne pas aller au bout d’un chantier qu’il ne prétend pas mener, c’est une frustration constructive, une envie d’aller plus loin, d’aller voir dans la réception réelle ce qu’il en a été du projet politique total de Butor et Pousseur10.
Dispositif éthique & processus politique
25Aliénor Dauchez souligne à plusieurs reprises que Votre Faust doit se comprendre comme un événement politique total, de sa conception aux répétitions et jusqu’à sa réception « immédiate » (les séquences de vote). Pour autant, dans une perspective éthique et politique, il semble qu’on puisse y distinguer deux lignes de forces principales : d’une part le processus de création crée une co-dépendance si forte entre les interprètes qu’ils et elles sont contraint·es de trouver de nouvelles formes d’organisation dé-hiérachisées pour monter le spectacle, d’autre part l’interaction avec le public et les séquences de vote font de l’événement théâtral (et de la co-création de la fiction dramatique elle-même) un espace de mise en question de la démocratie.
Éthique du dispositif
26S’agissant de cette seconde ligne, Marion Coste montre qu’Aliénor Dauchez entend réactualiser les enjeux d’un projet vieux de bientôt un demi-siècle. Elle n’entend pas se limiter à répliquer la démarche qui était celle de Butor et Pousseur — » donner à la culture élitaire une forme inclusive pour « les classes populaires » (p. 21) —, mais veut faire du dispositif un laboratoire critique de la démocratie, mettant par exemple en évidence certains phénomènes de construction du consentement ou certaines dynamiques d’invisibilisation et d’encapacitation des voix et des positions minoritaires. Confronté·es à la nécessité de choisir collectivement le déroulement des événements de l’histoire, les spectateur·trices se voient placé·es face à leur propres divergences dans la fiction :
Cet opéra confronte les spectateurs aux travers et aux potentialités de la démocratie. [...] Cela montre à la minorité qu’elle a une possibilité de résistance, à condition de savoir se faire entendre ; cela permet aussi à la majorité de comprendre que sa décision n’est pas à l’abri de la minorité bruyante. Ceux qui cherchent à contredire la majorité sont à la fois des résistants, capables de ne pas plier devant la majorité, et des terroristes, qui refusent le jeu de la démocratie : le public comprend que la différence entre résistance et terrorisme tient avant tout en un jugement de valeur sur la finalité des actes d’opposition proposés. (p. 187)
27Il est par ailleurs assez frappant de constater qu’Aliénor Dauchez défend à plusieurs reprises que l’on peut estimer la qualité d’une mise en scène de Votre Faust à sa capacité à impliquer le public, en prenant pour étalon des mises en scène antérieure en Allemagne et en Italie dans lesquelles le public n’était pas intervenu. On pourrait arguer qu’il est paradoxal de pouvoir quantifier le succès d’un projet anti-autoritaire comme l’est Votre Faust, mais il faut peut-être au contraire reconnaître honnêtement que même les assemblées générales qui visent une organisation collective échouent parfois à créer la participation de tous·tes et que Votre Faust ne fait qu’enregistrer cette constante : le dispositif régule la possibilité de la participation collective — le système contrôle la possibilité de contrôler le système — et toutes celles et ceux qui ont essayé savent que l’on peut établir des critères plus ou moins objectifs permettant de déterminer si une organisation collective anti-autoritaire marche ou ne marche pas (parole non-contrainte, liberté de proposition, responsabilité collective, absence de logiques minorisantes, etc.).
28Curieusement, si l’on regarde maintenant la fiction, les choix soumis aux spectateur·trices pourraient paraître plus « éthiques » que « politiques » — ce qui est en partie dû au fait que Butor et Pousseur ont décidé d’une intrigue très convenue (un homme, deux femmes, un métier, un directeur) reposant sur une vision du choix très individualiste (l’homme doit choisir ce qui est juste) et binaire (l’homme a le choix entre deux femmes — le livre de Marion Coste ne dit rien, sauf erreur de ma part, de l’hétéronormativité et de l’implicite sexiste de cette structure narrative, bref, de l’inactualité de ce marxisme doucement universalisant...). Et la question éthique est bien la matrice primordiale qui fait varier l’intrigue, puisque « l’opéra a cinq fins différentes, de la plus moralement positive [...] à la plus condamnable » (36), ce qui témoigne malgré tout d’un désir de renouer non pas tant avec la morale du spectacle, qu’avec les enjeux éthiques de notre implication dans le récit. On peut soit reconnaître ici une esthétique post-marxiste qui « ne reconnait pas de domaine moral distinct du politique » (la formule est de Martha Nussbaum11), soit constater une dissociation des composantes politiques de l’histoire et du dispositif.
29Cette indécision idéologique mis à part, il est certain qu’en axant le dispositif sur les virtualités éthiques — comme c’est le cas du dénouement dans lequel « [les spectateurs] doivent choisir si Henri ira à la foire du port avec Maggy, ce qui risquerait d’entraver sa carrière, ou avec Greta, dont l’amour semble moins innocent » (31) — Votre Faust fonctionne comme un révélateur de la diversité des relations spectactoriales à la moralité des intrigues. Ainsi une spectatrice, envisageant la fiction comme laboratoire amoral et cathartique, raconte avoir toujours voté pour que l’histoire suive des embranchements qu’elle estime immoraux — comme l’élève cité précédemment — au motif que « l’immoralité fabrique les meilleures histoires » et qu’elle compte bien « en avoir pour son argent » (p. 207) et l’on aurait envie d’entendre des avis de spectateur·trices étayant une position différente. Au cours de son enquête, Marion Coste montre d’ailleurs que cette indécision éthique est pensée comme un programme formel : selon la metteuse en scène, brouiller le système de valeur implicite de l’œuvre reviendrait à rendre les spectateur·trices plus actif·ves. En d’autres termes, moins la création schématise ses personnages, plus elle perturbe la reconnaissance de schèmes moraux pré-identifiés (notamment sur la malignité de la figure diabolique). Ce geste d’ambiguïsation de ll’intrigue est analysé par l’autrice comme facteur d’ « ouverture » des interprétations (au sens d’Umberto Eco) et, outre une approche très rhétorique de l’effet des œuvres, on retrouve en creux du projet l’idéologie d’une éducation à l’esprit critique par la complexité éthique de la représentation.
30On regrettera peut-être l’absence d’une interrogation sur l’actualité des fondations malgré tout élitaires du projet qui, comme dans le théâtre vitézien, porte une vision descendante du pouvoir et de la culture symbolique, dans laquelle les artistes entendent amener les formes dominantes vers un « peuple » discursivement construit, en évacuant quelque peu la question du mouvement inverse — mais cela semble bien davantage une lacune de la démarche d’Aliénor Dauchez que de l’enquête à proprement parler. Notons, pour conclure sur le dispositif, que cet élitisme s’accompagne d’abord d’une vision extrêmement délibérative (implicitement : universaliste, voire bourgeoise) de la « morale » et de la rationalité publique, ensuite du renforcement de la frontière entre artiste et public, où le parterre est considéré comme « peuple » et donc mis à distance des événements scéniques, parce que le dispositif désigne clairement qui est le peuple votant et qui ne l’est pas (l’essentiel de l’équipe de création) ; une position ancrée dans le vitézianisme de Pousseur (Pousseur, ce curieux révolutionnaire qui envisage le vote comme une liberté) :
Mais il ne faudrait pas non plus se tromper sur les véritables facultés intérieures du « peuple ». Nous sommes absolument persuadés qu’on peut toujours éveiller en lui un sens de la responsabilité et de la dignité spirituelle, que c’est même, aujourd’hui plus que jamais, la tâche principale de l’artiste. (p. 56).
31Où l’on relit le fameux paradoxe de l’esthétique marxienne des années 1960 : le « peuple » est uniformisé comme une entité distincte de l’artiste, conçu comme son guide vers l’élévation, et surtout on envisage l’émancipation populaire à travers un filtre bourgeois, car c’est entre autres l’accès aux formes dominantes de l’opéra qui autorise la « dignité spirituelle ».
Politique du processus
32L’autre ligne de force politique de Votre Faust, explorée par Marion Coste dans le passionnant chapitre « Liberté et Maîtrise », n’est pas liée à l’interactivité du dispositif spectaculaire, mais aux modes d’auto-organisation auxquels la création d’Aliénor Dauchez a donné lieu. En effet, plongeant les interprètes dans une forte interdépendance à tous les niveaux (dans la pratique, comme dans la compréhension de la diégèse ou la gestion de la participation du public), le spectacle est un véritable laboratoire d’organisation collective, ce que l’enquête détaille admirablement.
33L’ensemble du processus de création repose sur un double principe de liberté et de responsabilité qu’on sait essentiel à toute tentative autogestionnaire. Les entretiens avec les participant·es montrent bien l’apparition progressive d’une dé-hiérarchisation qui, pour fonctionner, doit demeurer processuelle, tant l’ordre et la hiérarchie semblent voués à se réinstaurer naturellement. Lors d’un entretien, la musicienne Anne Ricquebourg souligne que la partition de Pousseur a voulu garantir une imprévisibilité et une désorganisation permanente, justement pour générer de nouvelles formes de lien :
Je me demande si ce n’était pas ce que voulait Pousseur : créer quelque chose de chaotique pour que chaque musicien se raccroche encore plus aux autres, et que l’écoute soit finalement le guide de nos choix dans nos blocs, et pas un choix personnel au hasard du moment. (p. 103)
34Dans Votre Faust, l’imprévisibilité de l’œuvre entraine cette nécessaire auto-organisation, elle-même liée à l’ouverture sémantique et aux virtualités interprétatives :
La mobilité dans cette œuvre combine la circulation des pouvoirs de direction (du technicien lumière ou son au chef d’orchestre, au musicien, au chanteur, au comédien) et l’ouverture de l’œuvre, dont le sens fluctue sans cesse. (p. 106).
35Et la mise en crise de la hiérarchie vient avant tout d’un processus de conscientisation individuelle : le spectacle ne peut prendre forme sans que chacun·e des interprètes n’acquière une véritable compréhension de ce que font les autres, ce qui s’explique par le fait que tous·tes sont collectivement responsables de la « dramatisation » ; ainsi une musicienne témoigne que suivre sa partition, dépendante des variations fictionnelles, lui était moins difficile après avoir lu le Faust de Goethe (p. 183) — ce qui, toujours d’après ses dires, n’est jamais le cas lorsqu’on lui demande de suivre la partition d’un opéra « traditionnel ».
36Il est d’ailleurs aussi amusant que révélateur de voir les participant·es traverser ce passage de la frayeur éprouvée face à une liberté dont la sécurité des démocraties de contrôle nous a fait perdre l’habitude, à la sécurité encapacitée d’une auto-organisation sans contrôle, un « passage » bien connu de la théorie comme de la pratique de la gouvernance anarchiste :
La comédienne raconte ici la panique, puis une sorte de prise de conscience et de confiance qui passe par le jeu : en apprenant à jouer avec la forme, par une sorte d’appropriation du matériau dont la réécriture du troisième acte n’est que la partie la plus visible, Éléonore Briganti [comédienne] a appris à voir les musiciens et le public comme des aides ou des partenaires, et non comme des sources de contraintes à contrôler. (p. 185)
37Il ne faut toutefois pas idéaliser cette réinvention, tout simplement parce que le projet est primordialement façonné par les désirs-maîtres12 d’un chef d’orchestre et d’une metteuse en scène, qui certes se positionnent en courroie de transmission entre les zones de libertés de chacun·e, mais demeurent la clé de voûte du spectacle, comme événement, comme discours et comme expérience théâtrale. L’étude de Marion Coste souligne que dans le processus conçu par Butor et Pousseur, notamment en ce qu’il inféode tous les espaces de liberté à ces autorités surplombantes, « la complexité du système de direction a assoupli la hiérarchie qui veut que le chef d’orchestre dirige le musicien » (p. 101) : la hiérarchie a été assouplie, pas abolie.
38Sur le fond de l’affaire, le paradoxe fondamental, c’est que pour que le spectacle fonctionne, Butor et Pousseur ont dû tout anticiper, s’assurer le contrôle et la prévision de l’ensemble des possibles, et par là une maitrise totale de la liberté des interprètes, ce qui aboutit à une conception politique totalitaire de la partition (entendue comme régulation des espaces de liberté collective) : si Pousseur ne prévoit pas les vingt concerts possibles, un seul concert ne pourra pas être pleinement actualisé. Marion Coste observe que, du point de vue des interprètes, « ce balisage des possibles permet paradoxalement la liberté des musiciens » (p. 118), et effectivement, ils et elles racontent une sensation de liberté, mais cela reste, semble-t-il, une liberté hautement conditionnelle.
39L’enquête révèle au passage le rapport de domination implicite qui peut exister dans notre relation contemporaine au théâtre d’art et l’impensé hiérarchique qui structure encore notre expérience du spectacle. Le chef d’orchestre en témoigne bien, avouant pendant l’enquête qu’il préfère les séquences sur lesquelles il a un contrôle ferme à celles qui sont davantage co-créées par le public — et l’on entend bien dans ses paroles que ce qui est contrôlé, c’est ce qui fonctionne le mieux :
De mon point de vue, c’est le premier tronçon qui fonctionne le mieux sur le plan dramaturgique parce que le compositeur et l’auteur ont la main dessus ; le hasard n’y joue pas de rôle. Les musiciens ont une certaine liberté quant à leur gestion du matériau, mais la structure est maitrisée par le compositeur et l’auteur. (p. 107)
40Ce (faux) paradoxe peine à se résoudre, comme le documente bien l’autrice, si ce n’est dans une vision un peu limitée d’un concept pourtant très actuel. D’avantage qu’une auto-organisation, Votre Faust serait le lieu d’un apprentissage du faire communauté, notamment par l’encapacitation :
[...] chacun développe les compétences nécessaires à sa participation à l’opéra. [...] Henri Pousseur voit aussi l’opéra comme un moyen de créer une communauté, c’est-à-dire d’amener les gens à faire quelque chose ensemble, à prendre plaisir à être ensemble (193).
41On l’aura compris, ces quatre axes ne sont qu’une illustration de la multiplicité des réflexions (et des intérêts transdisciplinaires) suscitées à la lecture de cette enquête de grande qualité, dont le caractère monographique ne lasse aucunement, tant le spectacle étudié est riche. Les pistes explorées ici reflètent naturellement mes intérêts propres, et nombre d’autres axes auraient été possibles (je répète avoir délaissé à regret et faute de compétence l’ampleur du travail de Marion Coste sur les composantes musicales). C’est la plus grande qualité du livre à mes yeux : se présenter comme un ensemble cohérent de documents qui pourront alimenter les perspectives les plus diverses13.