Décentrement & regards croisés : ce que la traduction franco‑japonaise fait à la littérature mondiale
1Par la force des choses, la découverte d’un texte écrit dans une langue étrangère se fait souvent dans la langue maternelle du lecteur, ou dans une langue tierce que celui‑ci maîtrise à des degrés divers. La littérature mondiale, qu’on l’envisage comme corpus dechefs‑d’œuvre ou comme mode de lecture mettant en réseau des textes de régions et d’époques différentes, est donc inséparable de la traduction1. « La littérature mondiale gagne à être traduite2 » (World literature is writing that gains in translation), pose Damrosch dans son ouvrage fondateur What is World Literature? Encore convient‑il de préciser dans quelle langue. Car si dans l’absolu chacun est libre de constituer sa propre littérature mondiale en fonction des textes auxquels il a accès, dans les faits l’entrée d’un texte dans la littérature mondiale dépend étroitement de l’existence de traductions dans les langues dites dominantes, c’est‑à‑dire en usage dans des pays associés à un fort capital économique, géopolitique et culturel. Ce sont elles, à commencer par l’anglais, qui assurent en effet la circulation des textes hors des territoires où ils ont été produits ; ce sont elles aussi qui favorisent la reconnaissance de certains auteurs comme figures majeures sur la scène internationale.
2Quelle est dès lors la place des traductions depuis et vers d’autres langues, en particulier asiatiques ? Qu’en est‑il notamment du Japon dont la langue n’est guère parlée que dans l’archipel ? Le livre collectif dirigé par Cécile Sakai et Nao Sawada apporte des éléments de réponse à cette question, en proposant un panorama de la traduction franco‑japonaise qui ouvre aussi des perspectives intéressantes sur la littérature mondiale et ses infléchissements possibles.
3Issu d’un colloque organisé en 2018 à la Maison franco‑japonaise à Tokyo, le livre réunit dix‑neuf contributions de traducteurs et d’écrivains, structurées autour de quatre axes : l’actualité de la traduction entre la France et le Japon, la traduction de la littérature classique et de la poésie, la traduction des genres, et le rapport entre théorie et création. Son originalité tient d’abord à sa perspective. Si l’histoire et les enjeux de la traduction franco‑japonaise ont déjà été analysés en français dans plusieurs études3, ils sont le plus souvent abordés à partir des traductions depuis le japonais vers le français. Sans négliger cet aspect de la question, le livre dirigé par C. Sakai et N. Sawada est le premier en France à « s’intéresser de façon centrale à la réception exceptionnelle de la littérature française au Japon, depuis les années 1880 jusqu’à aujourd’hui » (p. 7). Les éditeurs ont aussi cherché à associer, à chaque étape de la réflexion et donc dans chaque chapitre du livre, des contributeurs des deux pays, ménageant la parité la plus rigoureuse possible entre point de vue japonais et point de vue français. En revenant sur quelques‑uns des textes recueillis, on voudrait s’attarder plus particulièrement sur la chronologie croisée des traductions franco‑japonaises, le travail du traducteur, et les contributions possibles de l’ouvrage à une réflexion sur la littérature mondiale.
Une chronologie croisée
4Dans son introduction au volume, C. Sakai rappelle l’asymétrie fondamentale qui caractérise les traductions franco‑japonaises : si les traductions des deux littératures commencent à peu près au même moment, dans les années 1870, leur histoire se poursuit à des rythmes différents.
5« Les traductions ont joué un rôle essentiel pour la modernisation du Japon avant et surtout après 1868, dans tous les domaines, mais en particulier culturel et littéraire » (p. 10), rappelle‑t‑elle, et dans ce contexte la France a longtemps occupé une place privilégiée dans les traductions de littératures occidentales. Au cours de l’ère Meiji (1868‑1912), elle arrive en 2e position avec 859 titres traduits, après la littérature britannique (1 115 titres) et devant la littérature russe (756 titres) (p. 12). Le Tour du monde en quatre‑vingt jours de Jules Verne est le premier livre traduit en japonais (première partie en 1878, deuxième partie en 1880), et suscite un véritable engouement pour cet auteur. Par la suite, les romanciers réalistes se tailleront la part du lion, notamment Maupassant, écrivain le plus traduit sur toute la période (150 titres à lui seul), mais d’autres textes en prose (romans de Hugo, romans policiers) et en vers (la poésie symboliste notamment) deviennent eux aussi accessibles. Le Contrat social est traduit en japonais dès 1882. Encore faut‑il préciser qu’à cette époque les traductions laissent une large place à l’adaptation. Après la Deuxième Guerre mondiale, les écrivains existentialistes et les Nouveaux Romanciers sont eux aussi traduits en grand nombre, répondant et alimentant à la fois la curiosité des intellectuels japonais pour l’actualité littéraire française. À partir des années 1970, les auteurs des sciences humaines et sociales structuralistes et post structuralistes sont systématiquement traduits. Mais depuis les vingt dernières années, si les classiques continuent d’intéresser un lectorat fidèle et font l’objet de nouvelles traductions (Proust, Rimbaud), peu d’auteurs contemporains parviennent à s’imposer, à l’exception de quelques noms (Jean‑Philippe Toussaint, Michel Houellebecq, Pierre Lemaître, Jean‑Marie Gustave Le Clézio, Patrick Modiano), et du segment de la littérature créole.
6L’histoire des traductions en français des œuvres japonaises se divise elle aussi en quatre étapes, mais quelque peu différentes. L’introduction de la littérature japonaise commence avec Anthologie japonaise, poésies anciennes et modernes des insulaires du Nippon de Léon de Rosny (1871). Mais cette traduction ne provoquera pas le même engouement en France que Le Tour de France en quatre‑vingt jours au Japon. Les traductions du japonais resteront longtemps limitées, et surtout liées à des événements particuliers comme le passage de troupes de théâtre en tournée à Paris (p. 14). Il faut attendre les années 1960 pour que les traductions du japonais se fassent plus systématiques : René Sieffert traduit de nombreux titres de la littérature classique, tandis que des auteurs contemporains considérés comme majeurs (Tanizaki, Mishima, Abe, Ôe, Kawabata, Endô, Inoue, etc.) deviennent accessibles en français. Les fondamentaux sont dès lors peu à peu posés. Les années 1980, qui voient l’essor économique du Japon et sa reconnaissance comme grande puissance mondiale, sont pour leur part marquées par l’apparition de nouveaux éditeurs et traducteurs, et par le développement des mangas. Certains auteurs s’installent durablement dans le paysage : Murakami Haruki commence à être traduit à partir de 1990, Tanizaki fait son entrée dans la bibliothèque de la Pléiade en 1997‑1998, accédant au statut d’écrivain majeur. Depuis, on observe une nette diversification des textes traduits, et notamment le succès d’ouvrages appartenant à trois genres : la littérature féminine — on notera d’ailleurs qu’une autrice comme Ogawa Yôko traduite en français dès ses débuts, est devenue célèbre en France avant même de connaître le succès au Japon (p. 47) —, la littérature monde, la littérature populaire. Corinne Quentin rappelle que les mangas, « nouveau grand vecteur de la culture japonaise vers l’étranger » (p. 43) représentent aujourd’hui 10 à 15% du total des traductions vers le français (et 90% du domaine de la bande dessinée), et propulsent le japonais au rang de 2e langue traduite en France, après (mais loin derrière) l’anglais, poussant le Japon à « se montrer plus volontariste pour exporter sa culture et prendre des initiatives qu’il avait laissées jusque‑là aux importateurs étrangers » (p. 43). De manière intéressante, c’est au moment même où apparaît une « moindre attirance des Japonais pour les publications françaises » que se manifeste « l’intérêt grandissant en France pour les écrits japonais » (p. 49), et notamment pour les mangas, alors que la bande dessinée francophone ne suscite guère l’intérêt des lecteurs dans l’archipel.
Traduire, encore & toujours
7À l’intérieur de ce cadre général, qui traduit quoi, et comment ? Nombre de contributions réunies dans ce volume abordent ces questions à partir de l’expérience du traducteur. En France comme au Japon, la traduction de textes littéraires est souvent le fait d’universitaires, et même plus précisément de littéraires, y compris pour la traduction de textes philosophiques (p. 188). Même pour le polar, les éditeurs attendent des traductions de qualité. Treize des dix‑neuf contributeurs du volume sont ou ont été en poste à l’université. Il faut souligner ici le statut particulier du traducteur au Japon. Dans l’archipel, les grands traducteurs ont longtemps bénéficié d’une reconnaissance difficilement imaginable en France. Le prestige de Kobayashi Hideo, considéré comme le fondateur de la critique moderne au Japon, tient autant à sa traduction d’Une saison en enfer qu’à son génie critique. C. Sakai note qu’aujourd’hui encore dans l’archipel « les grandes traductions sont considérées comme des travaux scientifiques à l’université » (p. 10), alors même, et le paradoxe mérite lui aussi d’être souligné, que « la recherche japonaise sur les questions de traduction reste très modeste » et qu’« il n’existe que très peu d’enseignements traductologiques (ni même de formation en interprétariat) dans les universités japonaises, qui délèguent ces formations à des écoles privées » (p. 10). En France, au contraire, le travail de traduction reste peu valorisé, et sa reconnaissance limitée malgré l’existence de distinctions comme le Prix Konishi de la traduction littéraire, créé en 1993 pour récompenser en France une traduction du japonais vers le français, et au Japon une traduction du français vers le japonais. Le traducteur ne devrait‑il pas être considéré lui aussi comme auteur, ainsi que le suggère le titre d’une table ronde organisée par la Société des gens de lettres4 ? Évoquant le sous‑titrage des films japonais en français, Mathieu Capel se prend à rêver d’une plus grande visibilité des sous‑titres qui installerait, dans l’image même du film, la présence du traducteur (p. 180).
8Le choix des textes traduits et retraduits est toujours stratégique, car les traductions, comme le rappelle Anne Bayard‑Sakai à propos du Japon (mais la remarque est vraie aussi dans l’autre sens), « forgent donc l’image à l’étranger de ce qu’est la littérature japonaise. La réimportation au Japon de cette image va ensuite alimenter l’écriture et la traduction de textes qui la confortent, produisant ainsi un cercle vicieux (ou vertueux, selon les points de vue) » (p. 148). Ces choix sont pourtant souvent le fait des traducteurs eux‑mêmes, et s’appuie sur leurs goûts personnels. Emmanuel Lozerand n’hésite pas à revendiquer la subjectivité de ses choix : ne se considérant pas comme traducteur et traduisant peu, il ne traduit que « ceux qui auront manifesté sans ambiguïté leur désir d’être traduits par [lui] » (p. 93). Dominique Palmé pour sa part consacre son article à des œuvres de ses « deux poètes de prédilection » : Ôoka Makoto et Tanikawa Shuntarô (p. 127). L’exposé des problèmes de traduction par ces passionnés à l’expertise scientifique incontestable n’en est que plus intéressant : il fait pénétrer directement le lecteur dans la fabrique de la traduction.
9Certaines difficultés sont dues à l’éloignement culturel entre les deux pays. Yoshikawa Kazuyoshi, traducteur de Proust, explique ainsi comment il a cherché, dans sa nouvelle traduction complète de la Recherche en quatorze volumes, à élucider les allusions historiques, sociales, artistiques qui pouvaient sembler obscures au lecteur : l’identification de « certaines caricatures de Léonard » (p. 107) permet de se faire une idée plus concrète du profil d’Albertine, la définition du mot « Règlement » utilisé par Proust au sujet de l’affaire Dreyfus (p. 110) éclaire les enjeux de la conversation dans laquelle il apparaît. Partout, le traducteur met au service du lecteur « la joie d’atteindre une compréhension plus fine de l’œuvre » (p. 115), qu’il a lui‑même acquise au cours de son travail de chercheur. Sawada Nao résume sa méthode de traduction dans le domaine du roman en deux mots : « fermer » et « ouvrir ». La fermeture consiste à ne pas traduire les indications du texte source qui paraissent superflues pour le lecteur cible ; l’ouverture à ajouter une précision destinée à faciliter la compréhension du texte. « Edo, l’actuelle Tokyo », précision apportée par Philippe Forest à l’intention de son lecteur français, devient ainsi simplement « Edo » en japonais (p. 186) ; au contraire, Rabat, nom peu évocateur pour la plupart des Japonais, deviendra « shuto Rabato » (« la capitale Rabat », p. 187). Ailleurs, les difficultés viennent du style particulier de l’écrivain traduit : l’hétérogénéité de la langue de Saikaku, qui multiplie les voix et crée une polyphonie vivante et fluide constitue un « défi pour le traducteur » (p. 83). L’extrême sensibilité de Masaoka Shiki, différente chaque jour et dont « l’écriture se fait sismographe » (p. 98), exige du traducteur une extrême dextérité.
10Le français et le japonais sont de toute façon structurellement si éloignés, que traduire une langue dans l’autre représente toujours un défi. Pour respecter le déroulement du texte on peut parfois, comme l’explique Hiraoka Atsushi à propos du Fantôme de l’Opéra, « décider de diviser une phrase, ou d’intervertir l’ordre des propositions » (p. 165). De telles ruses sont courantes. Les traducteurs de poésie affrontent souvent des difficultés bien plus sérieuses encore. Nakaji Yoshikazu montre par exemple les efforts de Horiguchi Daigaku, Kobayashi Hideo et Nakahara Chûya pour recréer en japonais la musique des vers du « Bateau ivre » et se libérer, sans toujours y parvenir complètement, de la cadence traditionnelle 7/5 (p. 121‑124), à une époque où les poètes tentent de « rapprocher la langue poétique de la langue courante sans tomber dans la platitude » (p. 118). La pauvreté phonétique du japonais constitue encore un problème de taille : les homophonies et jeux de mots fréquents mobilisent sans cesse les ressources du traducteur (p. 129). Mais au milieu de tous ces écueils, de belles surprises attendent aussi ce dernier. Par un heureux hasard, le vers français et le vers japonais reposent tous deux sur le nombre de syllabes, et non pas sur la répartition des accents comme le latin ou l’anglais. « C’est pourquoi, affirme Georges Bonneau, la poésie japonaise demeure, jusqu’en ses nuances et par une méthode rigoureuse, traduisible, transposable en français » (p. 128). Voilà qui ne peut qu’encourager le traducteur, et même le rendre « optimiste », pour reprendre le terme de Hiraoka (p. 165).
11L’optimisme, une vertu dont le traducteur ne doit pas se départir, car la traduction est un travail sans fin. Les traductions même les meilleures savent qu’elles sont mortelles : « le destin de la plus grande traduction est de s’intégrer au développement de la sienne et de périr quand cette langue s’est renouvelée5 », écrit Walter Benjamin (p. 87). À l’exception notable de Tanizaki, dont plusieurs textes ont fait l’objet de révisions et de retraductions au moment de leur publication dans la bibliothèque de la Pléiade, les retraductions du japonais sont encore rares en France. Peut‑être les premières traductions n’ont‑elles pas encore assez vieilli au point de heurter les lecteurs d’aujourd’hui. Au Japon en revanche, où depuis l’ère Meiji un grand nombre d’œuvres ont été traduites, les retraductions sont courantes : vingt‑quatre traductions depuis 1953 pour Le Petit Prince, trois pour À la recherche du temps perdu, sans compter « la dizaine de parties diverses traduites également au cours d’un siècle d’histoire » (p. 13).
12Retraduire demande toujours un certain courage, surtout si les traductions précédentes ont été saluées par les contemporains. Comment retraduire Rabelais après Watanabe Kazuo dont la traduction était considérée par Katô Shûichi comme « la meilleure traduction existant dans le monde entier, quelle que soit la langue, y compris le français moderne » (p. 86) ? Comment s’attaquer à Une saison en enfer après Kobayashi Hideo dont la traduction, bien que parsemée d’erreurs, a été réimprimée plus de quatre‑vingt fois depuis 1930 et reste une référence pour beaucoup de lecteurs ? Il faut rendre le texte avec plus d’exactitude, comme le fait Nakaji pour Rimbaud, comme le fit aussi Murakami pour Chandler après Shimizu Shunji (p. 85). Il faut aussi le donner à lire dans une langue plus contemporaine, faciliter la compréhension du lecteur par l’élucidation de références qui lui échappent. Retraduire, c’est se mesurer à la fois au texte et aux traductions qui en ont été faites, sans pour autant être jamais sûr que le lecteur saura apprécier le défi, attaché qu’il est peut‑être à une traduction plus ancienne, fautive mais qui lui est devenue intime.
La traduction, le traducteur & la littérature mondiale
13La traduction n’est pas un exercice mécanique, les insuffisances actuelles des logiciels de traduction automatique le montrent assez. Non seulement parce qu’elle mobilise une finesse linguistique et une connaissance culturelle dont les machines sont incapables, mais aussi parce qu’elle engage une sensibilité et l’informe en retour. Déception de devoir se contenter d’« une approximation » devant une difficulté insurmontable (p. 79), délectation devant une trouvaille qui transpose à merveille l’effet recherché par l’écrivain (p. 136), la vie psychique du traducteur est ainsi à la fois riche et changeante. Mais la traduction apporte bien plus qu’un arc‑en‑ciel d’affects : elle ouvre des perspectives en matière de création et de réflexion théorique.
14Les romanciers invités à participer au volume reconnaissent pleinement le rôle joué par la traduction dans leur pratique créatrice. Comme le souligne Nozaki Kan, « la littérature moderne japonaise manifeste de manière éclatante que la création intègre la traduction » (p. 65). Horie Toshiyuki, lauréat du prestigieux Prix Akutagawa et traducteur entre autres de Yourcenar, explique ainsi que dans ses meilleurs moments la traduction crée les conditions d’une expérience limite, au cours de laquelle la question de savoir si les mots écrits en japonais sont une traduction de l’auteur français ou une œuvre originale de l’auteur japonais perd son sens : l’écriture atteint un anonymat qui permet au traducteur de faire le va‑et‑vient entre son statut de lecteur et son statut d’écrivain (p. 214). Tawada Yôko, qui écrit aussi bien en japonais et en allemand et traduit même parfois ses propres romans, comme le firent avant elle Samuel Beckett ou Nancy Huston, signale pour sa part une conséquence inattendue sur son propre travail de la méthode utilisée par le traducteur en néerlandais de son roman Etüde im Schnee (traduit en français par Bernard Banoun sous le titre Histoire de Knut). Ayant appris que celui‑ci enregistrait d’abord ses traductions oralement avant de corriger les transcriptions réalisées par un secrétaire, elle eut en effet l’idée de traduire elle aussi ses textes par oral, pour tenter de renouer avec l’art des chamanes en s’éloignant de l’écriture. Idée restée jusqu’ici au stade de proposition, semble‑t‑il, et dont on sera heureux de savoir si elle a été mise en œuvre depuis et avec quels résultats.
15Les effets de la traduction dépassent toutefois largement le niveau de l’intime et de la création individuelle. En faisant connaître des textes, des auteurs, des manières d’écrire, en obligeant les traducteurs à inventer une langue capable de rendre compte d’idées ou de formes nouvelles, certaines traductions ont fait émerger ailleurs de nouvelles écritures, de nouveaux genres ou courants littéraires. Cette dimension, la plus travaillée sans doute par les comparatistes, est aussi abordée par plusieurs contributions du volume, qui insistent notamment sur le rôle joué par les traductions depuis le français au Japon. La première anthologie de poésie occidentale, le Shintaishishô (Recueil de poèmes dans le style nouveau, 1882) donna à ses compilateurs‑traducteurs l’occasion d’expérimenter des moyens de sortir des formes traditionnelles japonaises du waka et du haiku, tentative que d’autres poursuivirent après eux jusqu’à inventer de nouvelles formes véritablement libres (p. 118). L’anthologie d’Ueda Bin Kaichô‑on (Le Bruit de la marée, 1905), dans laquelle les poèmes français et belges sont majoritaires, favorisa la naissance d’un symbolisme dans la poésie japonaise (p. 119). Dans l’autre sens, on sait à quel point la traduction de haikus ou de mangas a influencé la poésie et la bande dessinée hors des frontières japonaises.
16Quelles réflexions sur les relations entre littérature mondiale et traductions les auteurs japonais tirent‑ils de leur expérience ? D’abord, qu’il ne suffit pas de sortir simplement de ses frontières nationales pour devenir mondial. Mizumura Minae, elle‑même autrice bilingue japonais‑anglais, suggère avec une part de malice mais très justement que c’est par la traduction en japonais que la littérature française est devenue littérature mondiale (p. 55) : sortant du petit club des langues européennes qui la maintenait dans la sphère occidentale, elle a acquis en changeant de continent et d’univers culturel une dimension incomparable. Réfléchissons‑y : pour un auteur français, être traduit en anglais n’est en fait qu’anecdotique : il ne sera mondial qu’à condition d’être traduit en laotien, en inuktitut ou en wolof.
17Ensuite, que la traduction elle‑même n’est pas l’alpha et l’oméga de la littérature mondiale. Nozaki Kan, lui‑même écrivain et traducteur reconnu, considère que « l’élément le plus dynamique de la littérature mondiale contemporaine » (p. 60) ne vient pas de la traduction, mais d’écrivains migrants aux racines diverses s’exprimant dans d’autres langues. On connaît Milan Kundera, Agota Kristof, Andreï Makine, ou encore Hector Bianciotti, écrivains majeurs de la langue française nés dans une autre langue maternelle ; on connaît aussi le cas de Akira Mizubayashi et Aki Shimazaki, qui écrivent tous les deux à la fois en japonais et en français. Nozaki nous fait découvrir trois romancières d’aujourd’hui dont les œuvres ont été publiées entre 2007 et 2017 et qui, de nationalité chinoise, coréenne ou taïwanaise, vivent au Japon et écrivent en japonais : Yang Yi, premier écrivain de langue maternelle non japonaise à recevoir le Prix Akutagawa, Choi Sil dont l’héroïne est écartelée entre les cultures japonaise et coréenne, et Li Kotomi (Li Qinfeng) qui met en scène une héroïne lesbienne. Faisant sortir le japonais de l’équivalence trompeuse un pays‑une langue‑une culture, elles brouillent les pistes et inventent une œuvre dont les frontières sont à redéfinir. Renversement de perspective (littérature locale / littérature mondiale), déplacement de point de vue (bilinguisme / traduction), ces propositions illustrent avec brio la vertu heuristique des pas de côté pour comprendre la complexité de la création littéraire dans notre monde globalisé.
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18Publié chez Philippe Picquier, éditeur spécialisé dans les littératures d’Asie et particulièrement impliqué dans le domaine japonais, Pour une autre littérature mondiale. La traduction franco‑japonaise en perspective dépasse en réalité les problématiques purement franco‑japonaises. De manière plus ambitieuse, les auteurs réunis dans ce volume tentent de montrer comment l’adoption d’un point de vue centré sur l’Extrême‑Orient peut contribuer à infléchir les paradigmes d’une littérature mondiale théoriquement ouverte sur le monde entier mais en pratique largement tributaire des langues européennes, celles‑là même dans lesquelles s’expriment ses théoriciens les plus connus, et à conduire à l’avènement d’une « autre littérature mondiale » prenant pleinement en compte les textes écrits ou traduits dans les langues du monde entier. De même que le volume a fait l’objet d’une édition au Japon à l’intention du lectorat japonais6, on rêve maintenant de pouvoir lire un jour en français les réflexions d’auteurs japonais sur la place de la littérature japonaise dans un monde globalisé et connecté, à commencer par l’essai de Mizumura Minae intitulé Nihongo ga horobiru toki – eigo no seiki no naka de (Quand le japonais disparaîtra – au siècle de l’anglais, 2008), déjà accessible en anglais. C’est en effet là aussi, dans l’accès aux textes réflexifs, que se joue la découverte de questionnements autres et la possibilité pour la littérature mondiale de regarder un peu plus à l’est.